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Pierre Bonnet, géologue et géographe en Transcaucasie, 1909-1914

Dessin du géographe n° 58 (novembre 2015)
par Françoise Ardillier-Carras, Professeur émérite

Fig. 1 : Rare perspective du lac Goktcha, actuel lac Sevan (Arménie)

Fig. 1 : Rare perspective du lac Goktcha, actuel lac Sevan (Arménie)..
Dessin à la plume, aquarellé, de Pierre Bonnet (1910) ©Académie des Sciences de la République d’Arménie

Tel un bloc diagramme, Pierre Bonnet a réalisé ce dessin en conjuguant ses observations sur le terrain et les données des cartes topographiques russes qui lui servaient durant ses expéditions. La vue est orientée sud-nord (le Mont Ararat se trouve au sud-ouest de l’espace dessiné).

Pierre Bonnet (1879-1965) a effectué cinq missions en Trancaucasie entre 1909 et 1914.

Il était universitaire et fit des études en Sorbonne en Sciences naturelles: géologie, géographie physique, botanique, zoologie, physiologie générale, études durant lesquelles il rencontra sa future femme, Nadejda, arménienne de Tiflis et étudiante en géologie comme lui. Il fut missionné par l’Université et la Faculté de géologie, via des Bourses Commercy (avec le soutien de son maître, dont il devint le collaborateur, le Professeur Emile Haug) pour y mener des recherches sur la stratigraphie, la lithologie, la tectonique et la volcanologie dans les massifs montagneux du Sud du Caucase (Arménie russe). Il dessinait à la plume, sur le terrain, face au paysage. A son retour en France, il réalisait à l’aquarelle des tableaux à partir de ses innombrables photographies, ainsi que des cartes élaborées le long de ses parcours.

Au cours de ses missions, à cheval, il prend des notes, rédige un carnet scientifique sur ses observations de terrain, notamment relevés géomorphologiques, description des formes de relief, découvertes de dépôts fossilifères, dans une région circonscrite entre l’Anti Caucase, au nord du lac Goktcha (Sevan), le Charour Daralaguiaz et le Zanguezour au sud, ainsi qu’au Karabagh, à l’est. Il illustre ses observations par des dessins à l’encre de Chine, aquarellés, des croquis à la plume ou au crayon à mine de plomb, pris sur le vif, des coupes de la structure géologique et morphologique des massifs étudiés, des esquisses paysagères… Hormis ses carnets scientifiques, il tient à jour des carnets de voyage où sont recensées toutes les péripéties de son parcours, des observations sur les mœurs et coutumes des habitants, Arméniens, Tatars, Kurdes, Russes… Curieux, géographe et artiste à la fois, il évoque les modes de vie de chacune des ethnies qui cohabitent dans cette partie du Caucase, s’intéresse aux formes d’habitat, d’activités agricoles, aux costumes, aux relations compliquées avec les habitants, de même qu’aux heurts permanents entre les types de populations, notamment les relations agressives des Tatars avec les Arméniens. Pour illustrer ces observations, il parsème de dessins ses carnets journaliers, au fil de sa plume : profils paysagers autour d’un village, maisons de terre collées aux versants… Il reproduit aussi des scènes d’intérieurs, fait le portrait de ses « guides » et de son équipage à cheval. Mais l’universitaire est aussi photographe. Equipé de deux lourds appareils photographiques, l’un avec chambre, en bois, et l’autre pour prises de vues stéréo, Pierre Bonnet prend des clichés de tout ce qui illustre ses travaux scientifiques, ainsi que des hommes et des lieux. Il est aussi aidé par Nadejda, qui tient la plume pour les carnets de voyage et n’hésite pas à donner son avis sur les observations géologiques.

Les dessins tirés des carnets et des diverses fiches de notes de Pierre Bonnet constituent un remarquable support, tant scientifique qu’ethnographique, dernier témoin d’un temps qui fut avant l’arrivée des soviets. Reconnu comme le « père de la géologie caucasienne » par ses pairs, y compris par les savants russes puis soviétiques, il a établi des liens avec les géologues de l’Académie des Sciences de Russie, en 1923, les professeurs Karpinsky, Weber, Guerassimov. Dans la foulée des travaux de Hermann von Abich, de Fritz Frech et de Gustav von Arthaber, il se distingue, entre autres, par ses travaux sur le géosynclinal caucasien, dont ses relevés et les collectes de fossiles (huîtres, nummulites) viennent conforter la localisation jusqu’à 1 500 m d’altitude. Par son « Descriptif géologique de la Transcaucasie méridionale (Chaines de l’Araxe moyen) », paru à la Société Géologique de France, il démontre le lien stratigraphique existant entre l’Asie et l’Europe dans le système alpin, ou, exprimé autrement « quand l’Asie rencontre l’Europe ».

Savant de son époque, Pierre Bonnet fut un grand scientifique et chef d’expédition rigoureux, doublé d’un artiste, dont les archives sont parvenues, au bout d’un long périple entre URSS et France, à la bibliothèque arménienne NUBAR à Paris. C’est là que deux géographes, spécialistes de l’Arménie, Françoise Ardillier-Carras et Olivier Balabanian ont été appelés pour inventorier le fonds Bonnet : des centaines de photographies sur plaques de verre, des carnets de voyage, des dessins… Ils ont dû aussi aller fouiller les archives soviétiques à Erevan afin de retrouver les traces des carnets scientifiques et d’autres pièces inconnues. Au bout de huit années de recherches, le contenu du fonds Bonnet d’une richesse remarquable fut enfin mis à jour. L’Académie des Sciences de Erevan livra alors des pépites insoupçonnées : les coupes géomorphologiques, topographiques de toute beauté, immenses planches aquarellées où la valeur artistique le dispute à celle, raison d’être de ces travaux, de la géologie et de l’ethnographie.

Un ouvrage a été publié pour relater cette « aventure » scientifique : « Arménie russe. Aventures scientifiques à l’époque des tsars, 1919-1914. Pierre Bonnet, géologue français en Transcaucasie. » (Editions Les ardents éditeurs, Limoges, 2012). Pour plus de précisions et voir quelques photographies, il est possible de feuilleter l’ouvrage sur le site de l’éditeur: http://www.lesardentsediteurs.com/Armenie-Russe

Fig.2 : La corniche basaltique de Iankala-Akhis, dans les monts Urts, en deux expressions graphiques. Elle est formée de grès calcaires rouges sur marnes grises. Croquis d'un guide de l'expédition et esquisse de cheval. Dessins à la plume rehaussé d'encre au pinceau. Pierre Bonnet 1911. ©Bibliothèque Nubar-Paris

Fig.2 : La corniche basaltique de Iankala-Akhis, dans les monts Urts, en deux expressions graphiques. Elle est formée de grès calcaires rouges sur marnes grises. Croquis d’un guide de l’expédition et esquisse de cheval.
Dessins à la plume rehaussé d’encre au pinceau. Pierre Bonnet 1911. ©Bibliothèque Nubar-Paris

Cette corniche basaltique surplombe la vallée de la Vedi, au cœur des monts Urts à environ 50 km au sud d’Erevan. Au sommet, sur la plate-forme, se trouvent les ruines de l’ancien village de Akhis, abandonné lors de l’industrialisation de l’Arménie soviétique, alors que les habitants de ces villages isolés ont dû aller travailler dans les kombinats édifiés le long de la vallée de l’Araxe, à une trentaine de km de là.

Quant au guide de l’expédition, dénommé Alexis, il porte cartouchières, long couteau et fusil. Les chemins n’étaient pas sûrs et les attaques de brigands (rosboïniks) pouvaient survenir à tout instant sur les sentiers isolés. Il est coiffé d’un papakh en peau de mouton, chaussé de hautes bottes, à la russe, et vêtu d’une redingote de drap inspirée de l’uniforme des soldats du tsar.

Dessin à l'encre de Chine, Pierre Bonnet, 1911. ©Bibliothèque Nubar, Paris.

Dessin à l’encre de Chine, Pierre Bonnet, 1911. ©Bibliothèque Nubar, Paris.

Fig.3: Maison de terre d’une famille arménienne à Karakhatch (aujourd’hui Lusashogh), village chrétien, dont il subsiste aujourd’hui une église témoignant qu’il s’agissait d’un habitat arménien. Cette architecture est caractéristique de l’habitat de montagne, dit « enterré », dans le sud du Caucase (ici à environ 1 700 m d’altitude), avec son auvent, lieu de vie l’été, le toit enherbé, les murs de terre et de pierre. Adossées au versant, où elles se fondent à la couleur des pentes, ces maisons étaient parfois invisibles pour qui venait du haut du versant. A noter la cheminée au centre du toit, servant à aérer la pièce principale et à évacuer la fumée du four à pain (tonir), four vertical creusé dans le sol sous le trou d’aération.