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Qu’est-ce qu’un Chinois ?

Saint-Dié, Bar de l’Hôtel de France, 4 octobre 2007

Introduction de Pierre Gentelle

Si j’ai proposé un tel sujet pour la réunion de ce soir, ce n’est pas pour parler des Chinois en tant que chinois. C’est pour que nous nous en servions d’exemple, de manière à tester ensemble notre position personnelle sur la grande question de l’identité. Qui suis-je, vais-je ? Qui associé à , cela sent furieusement la géographie. Montesquieu avait déjà posé la bonne question : « mais comment peut-on être persan ? ». Ce qui ne l’empêchait pas, dans ses Lettres persanes, de prendre comme protagoniste principal son cher Ouzbek qui, comme son nom l’indique, est un Turc. Aujourd’hui, la question de l’identité fait débat en France. Je voudrais donc apporter dans le débat, au passage, un regard porté par un non-chinois sur un pays lointain, la Chine, à partir d’une attitude la plus neutre, la plus « scientifique » possible, au sens des sciences humaines, ce qui signifie que nul ne peut s’y affranchir de sa subjectivité.

Dans le territoire de la Chine, cet empire aux dimensions maximales et à la population maximale, il y a trois sortes principales d’habitants : ceux de la capitale et de tout ce qui fait capitale, ceux des « pays » peuplés par ceux qui acceptent d’être appelés aujourd’hui les Han, ceux enfin de la périphérie qui constituent le reste, l’équivalent – mutatis mutandis – des colonies françaises pour la France.

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Nous en apprendrions aussi beaucoup sur « ce que c’est qu’un Chinois » si nous considérions la partie de la population d’origine chinoise qui a émigré, à diverses époques et pour différentes raisons, d’abord en Asie du Sud-Est, puis dans le reste du monde. Il s’agirait de mesurer « ce qui est resté de chinois » chez elles, au fil des générations. J’abandonne lâchement ce travail à Michel Bruneau ou Pierre Trolliet pour les géographes, et à des historiens et anthropologues si nombreux que je ne saurais les citer.

Les habitants de Pékin ne se distinguent des autres ni parce qu’ils sont plus riches ou plus malins, ni parce que Pékin est une capitale. Non, ils s’en distinguent parce que Pékin est le lieu où ont vécu l’Empereur jadis, Mao Zedong ensuite, et où vit la direction actuelle du PCC aujourd’hui. Pékin, ville de l’empereur, doit lui servir de vitrine, tout au moins les bâtiments qu’il occupe avec sa suite et son aristocratie dépendante. Le reste peut bien être fait de taudis, l’empereur n’y va jamais. Il est d’ailleurs caché derrière des murailles qui l’enveloppent, lui, et d’autres qui enveloppent sa ville. Aujourd’hui, seuls certains murs demeurent. Mais la transformation de Pékin en vitrine du régime part du même principe. Le monde entier est invité à regarder Pékin, à y entrer. Désormais, la ville s’étend, s’étale, conquiert les environs proches au moyen de la construction d’habitats de luxe, transposition par les nouveaux riches de ce qui se fait de mieux ailleurs dans le monde : en quelque sorte, vitrine éclatée de la vitrine qu’est en train de devenir le centre du pouvoir. Le Pékinois est-il fier d’être un habitant de la capitale ? Se considère-t-il comme plus Chinois que les autres ? On ne peut pas dire cela, parce que la division en classes sociales reste très forte, même si on les dénomme catégories. Pékin n’est pas, n’a jamais été une ville égalitaire, même aux plus beaux moments du maoïsme. Elle était faite de privilèges codifiés, hérissée de barrières et d’interdits. Elle l’était déjà avant 1949, d’une autre manière. Ces « séparations » étaient si fortes que le pouvoir communiste, aux origines, a cru bon de les « fossiliser » en attribuant des « étiquettes » aux espaces habités et surveillés par les comités populaires de quartier. Il en a attribué en même temps à chacun des groupes sociaux identifiables par grandes catégories dans le pays, allant même jusqu’à distribuer aux paysans une carte d’identité, le hukou, qui les empêchait d’accéder à Pékin (comme à toute ville construite sur son modèle de pouvoir) et permettait à la police de les renvoyer dans leur lieu d’origine lorsque, par aventure, ils se trouvaient sur les routes. Parmi les urbains, ainsi isolés des campagnes, de loin les plus nombreuses, les catégories « mauvaises » ont été étiquetées de 1950 à 1978. Intellectuels, artistes, petits bourgeois, commerçants, entrepreneurs, rentiers, propriétaires ont été catalogués comme tels, avec transmission héréditaire touchant toute la famille. Il en a été de même pour les « bonnes » catégories, ouvriers d’État, travailleurs manuels de toutes sortes, employés d’État, de coopératives, transporteurs, même les vidangeurs, etc. Et, par-dessus tout cela, une nouvelle aristocratie fondée sur le concept « d’avant-garde » s’est développée : les membres du Parti communiste. Il y a donc plusieurs manières d’être pékinois.

Dans le reste du pays Han, les catégories sociales se retrouvaient, à une échelle plus grande, dans la moindre des villes, six cents environ, qui parsemaient le territoire et assuraient le contrôle de la population. Ces villes étaient des îlots de civilisation séparés des campagnes qui les entouraient, la plupart par des murailles. Cette culture de la muraille par les élites chinoises mériterait une étude fouillée. Tous les autres territoires appartenaient, cependant, à ceux qui assuraient, par l’exploitation de la terre, la rente nécessaire aux élites intellectuelles et autres, ce qui leur permettait de vivre délicatement à l’abri des murs de leurs jardins sophistiqués (tous les écrivains, poètes et autres mandarins de la Chine classique ont vécu ainsi, sauf deux ou trois). Catégorie complexe, reproduisant sans cesse des hiérarchies issues de l’histoire et fondées sur une combinaison de notoriété et de richesse. Même après la prise du pouvoir par les communistes, la classe paysanne avait gardé, fragmentée en sous-catégories (sans terre, pauvre, moyen-pauvre, moyen riche, riche, propriétaire…), le rôle de fourrier du développement industriel. La réforme agraire de 1952 avait cassé, en apparence, les liens traditionnels à la campagne. Sur les espaces immenses de territoires sans limites ni frontières autres que celles des communes populaires (de 1958 à 1982), elle avait ramené à « l’égalité » les paysans sans terre et les hobereaux, les colporteurs et les marchands riches, les artisans (forgerons, minotiers, …) et les premiers entrepreneurs. À ceci près que les uns savaient lire et la majorité des autres pas, différence héritée des temps où les uns avaient des domestiques tandis que beaucoup d’autres, criblés de dettes sociales (mariage, enterrement,…), travaillaient à crédit pour des propriétaires de champs, qui reconduisaient d’année en année des dettes impossibles à rembourser. Tous, malgré l’égalité proclamée, portaient en eux, ainsi que toute leur famille, soit la marque glorieuse de la « bonne origine sociale », soit l’étiquette avilissante de « mauvais élément bourgeois ». Et puis il y avait les ouvriers, ceux des coopératives et des collectivités locales. Et, enfin, l’aristocratie du régime, les ouvriers d’État. Tout cet édifice a été mis à mal à partir de 1980 et ce que l’on devrait appeler la « révolution » de l’ouverture (et non pas « réforme et ouverture »), lors du bouleversement presque total des identités, désormais liées d’abord à un comportement individualiste et à la conquête de l’argent.

Dans tous les territoires autres que les pays Han, la périphérie donc, largement coloniale, le maintien des particularismes culturels jusqu’à nos jours continue de rencontrer le sentiment historique des élites han, assurées d’« être la civilisation » parmi les peuples barbares. L’imposition de la langue « mandarine », le putonghua, comme langue véhiculaire à tous les peuples reconnus comme minoritaires ne suffit évidemment pas à en faire des Han. Et, pour les Han, seuls les Han sont de vrais Chinois.

Une question piège peut être posée : est-on plus chinois quand on est un Han paysan illettré ou un Barbare cultivé ? Il n’est pas difficile d’y répondre. D’une part, parce qu’il est certain qu’existe encore (de plus en plus ?) un nationalisme culturel qui oppose ces deux catégories « inférieures » à l’ensemble des Han cultivés. D’autre part, parce qu’un Barbare cultivé reste malgré tout un barbare. Il n’y a généralement pas d’animosité contre lui, juste des comportements subtils qui permettent aux uns et aux autres de ne jamais oublier où se trouve la distinction.

Enfin, il faut aller chercher un complément de réponse chez les Han cultivés. Pour eux, la Chine, c’est la civilisation, y compris l’empire. C’est le pays « centre ». Rien ne le montre mieux que la manière dont les Hans cultivés tiennent serrées, de nos jours encore, les rênes de l’immigration. On naît chinois, on ne le devient pas. Quelle est la part des élites d’origine étrangère, toutes époques confondues ? Quasi nulle. Ce n’est certainement pas dans la Chine d’aujourd’hui que l’on trouverait au pinacle de la culture Picasso, Chagall, Ionesco, Beckett et mille autres, y compris Cheng, qui a pris comme prénom le nom de sa nouvelle patrie, François. Il y a d’autres conséquences à tirer de cette observation. En premier, celle que la civilisation des Han ne se soucie guère de « siniser » l’étranger : c’est l’étranger qui fait la démarche culturelle d’adopter la Chine. Quand, dans le passé, les populations « barbares » ont été agglomérées au territoire dit chinois, c’est par l’occupation et une administration « mandarine » qu’elles sont devenues « chinoises » : processus de colonisation exemplaire, que rappelle l’image du passage du « cru » au « cuit ». Quand, dans le passé, les Jésuites sont venus pour « exporter » la foi catholique, et plus tard les missionnaires protestants, ce sont eux qui ont dû faire la démarche d’appropriation de la culture chinoise.

Contre-épreuve : après avoir longtemps considéré que toute sortie du territoire chinois d’un ressortissant chinois méritait la mort et/ou la saisie des biens, l’empire agonisant, puis les élites des régimes de l’époque moderne ont fini par laisser sortir relativement libéralement leurs filles et leurs fils (sauf pendant l’époque maoïste). Ils pensent qu’ils reviendront, ou bien que s’ils s’installent ailleurs, ils seront plus utiles ayant réussi au-dehors que végété dedans. Comme si la sinité, ou la sinitude, ne pouvait décidément pas se dissoudre.

La sinisation (en cela peut-être semblable à « l’intégration » française) reste la pierre de touche de toutes les politiques de l’identité. Il en était déjà de même dans un passé encore plus lointain : quand les « barbares » Tabghatch ou Toba, d’origine turque, se sont emparés du pouvoir en Chine et sont devenus une dynastie « chinoise », les Wei (386 – 534), ils ont fini par se siniser, donc par adopter la culture des Han, sans perdre avant longtemps le souvenir de leur origine « barbare ». Il en a été de même pour les Mongols au XIIIe siècle, qui ont fondé la dynastie dite chinoise des Yuan, et pour les Mandchous au XVIIe siècle qui ont à leur tour fondé une nouvelle dynastie, les Qing. Cela ne veut évidemment pas dire que, dans la culture matérielle ou dans le domaine des idées, les Chinois n’ont pas adopté les nouveautés qui ne cessaient de leur arriver, sauf pendant quelques courtes périodes de doute ou de récupération « nationaliste », par exemple sous les Ming. Mais ils les ont mâchées et continuent de les malaxer jusqu’à en faire une sorte de pâte ou de carton qu’ils vont ensuite recouvrir de dizaines de couches de laque pour en faire des objets chinois.

Ce qui demeure troublant aujourd’hui, et depuis un bon siècle, c’est le double, voire triple mouvement qui se produit à propos de l’identité dans la partie lettrée de la population chinoise, le reste suivant cahin-caha.

D’un côté, les Chinois, d’abord contraints et forcés, puis de leur propre mouvement, ont absorbé à doses croissantes les différentes variantes de la culture occidentale. Soyons-en certains, ils sont déjà en train de la siniser et y passeront le temps qu’il faudra. C’est un sujet à soi seul. D’un autre côté, ils ne cessent de reconstituer, améliorer, mâchouiller leur culture (pour garder la métaphore précédente), parce qu’ils n’ont pas la moindre envie de faire autrement. C’est aussi un sujet à traiter plus en détail.

D’un autre côté encore, et c’est celui sur lequel nous allons nous attarder un instant, les Chinois sont mal à l’aise dans le processus de sinisation qu’ils ont entrepris, à l’opposé de leur tradition, vis-à-vis des populations qu’ils appellent maintenant en anglais « minorités nationales », mais en chinois shaoshu minzu, c’est-à-dire « peuples peu nombreux ». On pourrait dire que ce passage sémantique du « peuple » au « national », en changeant de langue, témoigne du choc subi lors de la fin de l’Empire, en 1911.

En effet, depuis cette date, les élites chinoises sont bien obligées, en raison du mouvement général des idées et de l’établissement des rapports de force internationaux, de se construire une identité sur le modèle de l’État-nation, modèle qui est certainement la partie la plus fondamentale de la mondialisation actuelle.

Je n’ai pas le temps, ce soir, de détailler les raisons pour lesquelles le modèle de l’État-nation est certainement la partie la plus fondamentale de la mondialisation actuelle. Elles sont assez évidentes cependant, même si on n’y fait pas souvent allusion dans les travaux qui lui sont consacrés.

Quoi qu’il en soit, la sinisation en cours de 100 millions de personnes environ, réparties parfois majoritairement sur 60 % du territoire de la Chine dans ses limites actuelles, peut nous apprendre beaucoup de choses sur l’identité des Chinois. En effet, l’empire chinois, en dehors de révoltes toujours réprimées dans le sang, a toujours laissé une grande autonomie culturelle aux peuples dont ils prenaient des territoires. L’empire diffusait simplement sa culture, et avant tout son écriture, mais il laissait aux peuples la libre disposition de leur langue, de leur religion. C’est d’ailleurs pour cette raison, en passant, que dès l’Antiquité, Vietnamiens, Coréens, Japonais même se sont approprié l’écriture chinoise sans estimer qu’elle mettait en péril leur identité, puisqu’ils pouvaient continuer à vivre comme avant, à pratiquer le chamanisme pour les Coréens, le culte des génies pour les Vietnamiens, le shintoïsme pour les Japonais. Tout cela pour l’Asie orientale. On pourrait aller jusqu’à dire, suivant en cela certains sinologues comme Léon Vandermeersch, que si les Tibétains ont résisté et résistent encore à la sinisation, c’est parce qu’ils disposent depuis longtemps d’un alphabet qui leur est propre, basé sur le sanskrit. Ils n’ont nul besoin des idéogrammes et l’on sait bien, dans le monde actuel, qu’une langue qui se diffuse sert toujours de véhicule à la culture qui va avec elle et s’installe insidieusement (on pense évidemment à cette langue composite qu’on persiste à appeler l’anglais).

Revenons au sort des minorités ethniques qui se trouvent aujourd’hui à l’intérieur du territoire chinois. On en compte 55, dont une à Taiwan. Chacune d’elles est enfermée dans un piège à plusieurs niveaux qui dépend globalement de son nombre et de sa culture plus que de son stade de développement. On peut grosso modo les répartir en trois groupes : les tout petits peuples, qui sont en train de perdre si rapidement leurs traditions que l’État han (chinois) les a mis en quelque sorte sous cloche dans des périmètres protégés ; les peuples culturellement faibles dont l’autonomie traditionnelle est mise en péril par les bouleversements de l’économie de leurs voisins han, par l’émigration vers les villes han et par la diffusion de la culture han liée au développement (électricité, télévision, téléphone…). Enfin, les grands peuples cohérents, tels les Tibétains et les Turcs ouighours, qui se considèrent assez grands pour s’autogérer et estiment qu’ils sont spoliés de leur richesse, des fruits du développement et de leur liberté par la colonisation chinoise.

En face de ces minorités largement différentes les unes des autres, l’élite han hésite entre deux positions : protéger les civilisations traditionnelles, même mourantes, ce qui revient à les discriminer en leur interdisant d’évoluer vers le monde moderne. Laisser faire au contraire, voire accélérer le processus de transformation de ces sociétés, en pariant sur leur capacité à conserver l’essentiel de leur culture, comme ont su le faire en des temps lointains Coréens et Vietnamiens. Tout ceci ne serait encore rien si ne venait se mêler à cette situation l’évolution des élites han elles-mêmes, qui sont entrées définitivement, semble-t-il, dans l’idéologie de l’État-nation, qui sont en concurrence active avec les autres États-nations du monde et qui, par conséquent, ne pourront supporter, à terme, de conserver des portions entières de leur territoire occupé par des populations hors de la mondialisation. En outre, ce n’est pas au moment où les élites han sont en train de moderniser leur culture en l’adaptant à la pénétration des idées étrangères qu’elles vont considérer avec faveur les traditions culturelles pré-modernes de petits peuples qu’elles estiment « en retard ». Il est évident, dans ces conditions, que toute revendication identitaire venant des peuples de la périphérie ne peut que renforcer les craintes de sécession, qui seraient aussitôt exploitées par les grandes puissances voisines (par exemple Taiwan, île emblématique). C’est pourquoi Tibétains et Ouighours, par exemple, rencontrent une incompréhension géopolitique intransigeante de la part du pouvoir central. Pour élargir le problème, dans une logique d’État-nation, les peuples minoritaires ne peuvent pas se considérer comme membres d’un pays seulement par leur passeport : ils doivent s’acculturer, sous peine d’entrer dans le cycle résistance-répression. À moins que la forme actuelle de l’État-nation ne se modifie, qui sait ?

Annexe

Il faut essayer de comprendre la formation de l’identité chinoise en évitant de faire référence – sauf quand c’est utile, donc pas systématiquement – aux formes de construction de l’identité qui sont les nôtres ou qui ont pu être les nôtres dans le passé.

Référence utile : alors que les Français, en particulier au XIXe siècle, ont fini par accepter le fait que « nos ancêtres les Gaulois » étaient véritablement « un peuple barbare, hirsute » (on en retrouve la trace dans l’image médiatique que s’est construite le rugbyman Sébastien Chabal), alors qu’ils ont accepté de reconnaître que la civilisation leur était venue par Rome (donc qu’ils étaient « inférieurs » en terme de culture) et qu’à part quelques « résistants »(Vercingétorix), ils s’en étaient bien trouvés (c’est bien cette idée que véhicule subtilement le mythe d’Astérix), les Chinois ont, dès les origines du IIe millénaire avant notre ère, considéré qu’ils étaient les meilleurs dans le champ géographique qu’ils avaient sous les yeux. Pour simplifier, la grande plaine du nord où coulait à l’époque le fleuve Jaune, en direction de Tianjin actuellement, ainsi que les montagnes et collines qui se trouvaient juste à l’ouest (la terminaison orientale de l’immense plateau de l?ss, situé plus à l’est). Ils se disaient déjà entourés de peuples « barbares et hirsutes ». Nous le savons par les écrits attribués à Confucius, qui disent que le niveau définitivement supérieur de ceux qui se reconnaissaient comme appartenant aux Hua Xia (les futurs Han) est dû à la politique d’un certain Guan Zhong, premier ministre d’une petite principauté, de 685 à 643. La citation vaut le détour : « Sans Guan Zhong, nous aurions encore la tête hirsute et les habits croisés de travers ». Il s’agit donc clairement d’une identité culturelle (les pans de l’habit croisés selon les règles) et non pas ethnique. Autre preuve : les Hua Xia et Confucius lui-même se sentaient menacés comme civilisation non pas par leurs voisins, mais par le sous-développement qui en faisait des « barbares ». C’est pourquoi, d’ailleurs, il ne faut plus aujourd’hui considérer comme racistes les termes qui les désignaient, du fait que les Hua Xia = Chinois usaient de « noms d’animaux » pour désigner les « autres ». En réalité, ces noms étaient des catégories issues du chamanisme et de la différenciation selon les totems : les Qiang de l’Ouest (en partie les futurs Tibétains) sont des moutons, les Di du Nord des chiens, les Man du Sud des insectes et les Mo de l’est des civettes (et non pas des putois). Les Hua Xia, eux, étaient des Hai à l’origine, c’est-à-dire « ceux du totem oiseau ». On ne répètera jamais assez l’importance qu’a revêtu et que revêt encore ce sentiment d’« être la civilisation », même s’il a pris au cours des temps des formes différentes. Aujourd’hui, on voit les communistes au pouvoir revenir vers Confucius, en partie en fonction de ce sentiment-là.

Or, que rapportent les Entretiens de Confucius ? Que le dépassement de la barbarie n’est pas une maîtrise matérielle, une conquête, mais une culture morale garantie par les rites (sortes de pré-lois). La civilisation, en chinois, se dit Wen. Or, wen, c’est l’écriture. Une écriture unique au monde, transmise à quelques autres peuples. Ce que le sinologue Vandermeersch appelle « l’idéogrammaticalisation ». Ceux qui ne la maîtrisent pas, en particulier par les styles de la calligraphie, ne sont pas civilisés. Et, par exemple, les étrangers qui apprennent à écrire le chinois n’y parvenant presque jamais entièrement, on qualifie leur style « d’herbes sauvages ». Ceux qui y parviennent, comme Fabienne Verdier, n’en sont que plus admirables.

Passons quelques siècles : les Hai sont devenus des Han, par un processus complexe dans lequel domine l’influence de la construction de l’empire pendant quatre siècles, de part et d’autre du début de notre ère. Il ne s’agit pas vieilles photos racornies : il s’agit d’une part au fondement de l’identité actuelle.

Débat

Gilles Fumey : Peut-on traiter de la Chine et du fait d’être chinois seulement par la question du nombre ?

Pierre Gentelle : La réponse est très simple : non. Il est difficile de dire « qui » sont les Chinois. Ils sont pour la plupart dépositaires d’une culture forte, celle des Hans. Comme je l’ai déjà dit, on ne devient chinois qu’à la marge. La définition par l’ethnie serait une erreur. Beaucoup de peuples divers composent ce qui est devenu les Hans sans que se perde la mythologie des origines. Les définir par l’idéologie ? Tout à fait erroné. Seuls 57 millions de Chinois appartiennent au Parti Communiste. Ils ont décidé de faire triompher la Chine et les Chinois. Leur leitmotiv aujourd’hui est : « nous ne voulons plus de la domination coloniale. Nous allons trouver les moyens nécessaires pour être puissants ». Il est évident qu’on ne peut pas aller à la conquête des marchés sans dominer. Les membres du Parti communiste sont prêts à tout pour cela, à commencer par la nécessité de garder et consolider leur pouvoir. Ils constituent ainsi une sorte d’armée intellectuelle et culturelle à laquelle on pourrait appliquer ce dicton : « Les lettrés communistes chinois sont des jésuites qui ont réussi ». Ce qui est sûr c’est qu’on n’est pas chinois seulement par son passeport.

Question de la salle : Vous dites : « On naît chinois ». Y-a-t-il une différence dans la sémantique du mot « naît » ?

Pierre Gentelle : On naît chinois. Quand on ne l’est pas on ne le devient pas. Pour avoir l’air d’un Chinois, il ne faut pas avoir un grand nez, la qualité essentielle de la joliesse étant un nez petit et surtout pas pointu. Les Chinois, comme nous, sont extrêmement sensibles à l’apparence somatique. Une différence : s’ils réagissent fortement à l’existence de faciès autres que les leurs, c’est pour signaler souvent que la différence est une infériorité culturelle somme toute surmontable. Ce n’est pas du racisme (encor faudrait-il revenir précisément sur ce mot). N’importe quel chinois sait, à vue, que l’Autre n’est pas chinois. S’il a un doute, il suffit de regarder l’écriture. On ne pose pas la question de l’intégration des populations exogènes en Chine comme on le fait en France. Il y aurait beaucoup du nuances à apporter à cette réponse si l’on voulait la rendre valable.

Question de la salle : Par rapport à l’identité et au territoire, on a pu constater que, dans le film « Still Life » les forçats qui travaillent au barrage des Trois-Gorges, il est très difficile de dire ce que c’est qu’être chinois. N’y-a-t-il pas une volonté du pouvoir central de casser l’identité régionale des populations ?

Pierre Gentelle : Question très importante ! On est d’abord chinois parce qu’on a des ancêtres enterrés dans le champ qu’on cultive, ou à côté. On a beau fuir loin la misère, on restera attaché au lieu. Les émigrants emportaient avec eux les tablettes portant le nom des ancêtres et leur réservaient une place dans la nouvelle maison, au bout du monde. Ce qui apparaît dans le film, c’est que les populations se considèrent comme chinoises même lorsque les identités régionales sont très vivaces. C’est pourquoi l’idée même d’une identité chinoise est très complexe.

Compte rendu : Jean-Philippe Raud Dugal