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Faut il chercher la “renaissance africaine” à la ville ou à la campagne ?

Grenoble, 10 décembre 2003
Frédéric Giraut, Myriam Houssay-Holzschuch et Roger Navarro

La vision de l’Afrique fait l’objet de messages contradictoires : d’une part, le profond pessimisme des années 1990, d’autre part le discours sur une « renaissance africaine » initié par Thabo Mbéki, président de l’Afrique du Sud. Trois spécialistes de l’Afrique ont été invités ce soir pour confronter ces discours aux réalités africaines, notamment les conséquences de l’urbanisation actuelle.
Frédéric Giraut (IGA) est un spécialiste des questions de géographie politique : il étudie particulièrement la construction des territoires, avec une entrée urbaine. Il a d’abord fait des recherches sur l’Afrique de l’Ouest puis sur l’Afrique du Nord et aujourd’hui surtout sur l’Afrique du Sud ; ces dernières années, il travaille sur la décentralisation.

Myriam Houssay-Holzschuch (Lyon -ENS LSH) est une spécialiste de l’Afrique du Sud ; ses recherches ont commencé par l’étude de la ville du Cap. Elle a étudié la ségrégation puis la déségrégation et ses limites ; elle travaille aujourd’hui sur les espaces publics (mixité et question de la violence).

Roger Navarro Sociologue-urbaniste, est chercheur au laboratoire «Territoires» (UJF/UPMF) ; il se revendique d’abord comme un africaniste. Il a vécu et étudié au Sénégal (Dakar) puis en Côte d’Ivoire. Il est l’auteur de : Côte d’Ivoire, le culte du blanc, les territoires culturels et leurs frontières paru chez l’Harmattan en mai 2003.

L’Afro-pessimiste : un portrait catastrophiste et trop général ?

Myriam Houssay-Holzschuch prend le rôle de “l’avocat du diable” et présente les arguments de l’Afro-pessimisme, ce portrait bien global pour une Afrique si diverse. Les qualificatifs ne manquent pas : « mal partie » (Dumont), « désenchantée » (Gosselin), « étranglée » ( Dumont encore), l’Afrique à l’image, pour la Géographie Universelle, d’un « continent maudit » (mais la G.U. n’est, elle, pas afro-pessimiste). Le tableau serait catastrophique à tous les niveaux :

– au niveau économique : les performances (croissance) sont faibles et le continent se marginalise : il ne représente que 3% du commerce mondial -et cette part recule . Les matières premières exportées sont de plus victimes de la baisse des cours.
– au niveau social, l’Afrique connaît « la pauvreté du plus grand nombre » (Rochefort)
– sur le plan démographique, la forte fécondité s’accompagne d’une dégradation sanitaire, avec une reprise des épidémies et les ravages du SIDA : L’Afrique est le continent le plus touché par cette maladie.
– Les problèmes environnementaux montrent une Afrique victime des accidents climatiques comme d’une trop forte pression sur le milieu, ou d’une gestion de l’environnement elle-même à l’origine de problèmes sanitaires (le retour du choléra et de la peste dû à une mauvaise gestion des déchets…)
– Au niveau politique, l’Afro-pessimisme déplore aussi bien les frontières “arbitraires” que la patrimonialisation de l’Etat, sans oublier les épisodes sanglants et horribles (Drames de l’Afrique des grands lacs…)

Ces observations se concluent en général sur le paradoxe d’une aide à la fois indispensable mais “qui ne sert à rien et créé des assistés”. Le constat afro-pessimiste est souvent teinté de racisme (“L’Afrique a des possibilités mal exploitées”)

La salle réagit alors à ce portrait de l’Afro-pessimisme : Ce qui est désigné sous le vocable « afro-pessimisme » c’est tout simplement ce qui s’est appelé « le tiers-mondisme » qui a servi et sert encore aujourd’hui très largement de méthode et d’idéologie pour le développement. Mais n’y-a-t-il pas un second afro-pessimisme depuis la fin de la guerre froide qui fait davantage porter aux africains la responsabilité des malheurs de l’Afrique ? Quand au qualificatif de « raciste », il est très largement contesté par la salle et par R. Navarro.

La Renaissance Africaine : fierté de l’Afrique ou outil de domination de l’Afrique du Sud ?

Frédéric Giraut débute ensuite la deuxième partie de l’exposé, consacré à la “Renaissance Africaine”.

Ce terme est apparu dans la bouche de Thabo Mbeki alors qu’il succédait à Nelson Mandela comme président de l’Afrique du sud. Lui aussi dénonce un certain nombre de fléaux: les conflits (en partant de celui du Lesotho), la corruption qui gangrène le continent et le problème de la pauvreté. Il faut donc purger les sociétés africaines des profiteurs. Pour T. Mbeki, le remède passerait par un retour à un passé pré-colonial qui fut glorieux et retrouver la fierté; cela renvoie également à l’idéologie “africano-centriste” qui affirme l’apport des sociétés noires aux civilisations avancées (T. Mbeki s’appuie sur le sénégalais Cheik Anta Diop qui a voulu montrer les apports égyptiens, donc africains, dans la civilisation grecque).

La Renaissance Africaine s’appuie sur un bras économique, le NEPAD (New Partnership for Africa’s Development), créé début 2001 par trois parrains outre Mbeki: les présidents Algériens, Nigérians et Egyptiens (quatre pays dont le poids est dominant dans le PIB africain). Le NEPAD afficherait la solidarité des africains riches vers les pauvres, mais servirait aussi de relais aux aides du Nord (demande d’appui au G8, aides bilatérales…). Le bras politique serait constitué par l’Union Africaine (ex-OUA)

Xavier long fait remarquer que ce discours est en fait dirigé vers les bailleurs de fond: on veut passer de l’aide à l’investissement.

Plusieurs interventions dans la salle montrent le rôle de puissance régionale joué par l’Afrique du Sud sur le continent: “colonisation interne” dit un intervenant, “paravent à des rêves de domination” (R.Navarro), la Renaissance Africaine accompagne l’expansion de la République sud-africaine dans le continent: F. Giraut évoque le réseau de mobile sud-Africain MTN, hégémonique à Yahoudé (Cameroun). lPour R. Navarro, cela préoccupe les voisins de l’Afrique du Sud :ces pays de l’Afrique australe et même au-delà, trouvent que ce pays se montre, dans les faits, soucieuse de ses « amis » surtout quand il s’agit de conquérir des marchés… D’autres intervenants s’inquiètent de sa dimension idéologique et des soutiens douteux comme celui de Khadafi.

La ville Africaine: explosion, déliquescence ou créativité ?

Roger Navarro: La ville africaine a un passé : on trouve des vestiges datant des VII e et VIII e siècle. A la question : l’Afrique a-telle connu une civilisation urbaine, la réponse est « oui ». Mais quand nous entendons aujourd’hui parler des problèmes liés à l’urbanisation en Afrique, c’est à un phénomène plus récent qu’il est fait référence : la création, dès les premiers moments de la conquête coloniale, des grandes villes qui sont aujourd’hui quasiment en totalité les capitales de ces pays : Abidjan, Dakar, Accra, Lagos, …. Ce sont des villes portuaires, créées en vue de relier ces pays à la « métropole ». Elles ont été, soit créées de toute pièce, soit en s’installant progressivement à l’endroit où se tenaient déjà d’anciens établissements humains (villages, bourgs…). Le premier effet de la conquête coloniale, c’est d’avoir plaqué une civilisation sur une autre: l’urbanisation coloniale a gommé la réalité africaine. Plus récemment, jusque dans les années quatre-vingt cinq-quatre vint-dix, les villes africaines ont été marquées par une croissance vertigineuse: 5% par an, parfois plus. En Vingt ans (1980-2000 la population de Dakar a triplé). L’urbanisation se caractériserait par une série de maux qui ont pour nom : macrocéphalie urbaine, habitats précaires ou irréguliers, violences, pauvreté….

Pour Myriam Houssay-Holzschuch, il faut nuancer la macrocéphalie et le rôle négatif ou parasitaire de celle-ci: la ville grandit aussi par croît naturel, elle joue un rôle d’entraînement; les liens entre ville et campagnes sont plus complexes et plus productifs qu’on pourrait le croire. La ville est le lieu de toute une série d’innovations par le bas et de créations culturelles ; c’est aussi là où le rôle des femmes évolue et où débute leur émancipation. Pour F. Giraut, la macrocéphalie de l’Afrique est bien inférieure à celle de l’Argentine ou de la France, il ne faut pas oublier que Lagos, que l’on donne souvent en exemple de macrocéphalie, est à la tête d’un état de 100 millions d’habitants

Roger Navarro: La première des inventions, c’est la ville africaine elle-même. Elle a une formidable énergie: par exemple, à coté de la ville coloniale s’est bâtie une ville (irrégulière le plus souvent) véritablement africaine; Mais autant je pensais dans les années 80, qu’il était possible que tout cela débouche sur une institutionnalisation intéressante, autant je ne peux m’empêcher de constater que cette chance formidable a été gâchée. Violences des gangs, Conflits, guerres meurtrières, vident aujourd’hui ces questions de leur sens.

François Galaup évoque pourtant des modèles disparus : des pays avec de véritables réseaux urbains et une bonne articulation ville-campagne, ainsi la Cote d’Ivoire où le cacao et le café produisaient la ville. Au Mali, la ville pôle d’attraction s’oppose à des campagnes en plein déliquescence et à Dakar, les réseaux de transports publics disparaissent.

Myriam Houssay-Holzschuch: une partie de cette créativité est effectivement forcée par le désengagement de l’Etat; pour R. Navarro, le rythme de croissance très élevé et l’effondrement des cadres de l’action publique expliquent la flambée de la violence urbaine (gangs…) qui se mêle quelquefois à la violence interethnique.

Frédéric Giraut se veut plus optimiste à l’échelle du continent, les guerres civiles sont moins nombreuses, la situation s’améliore malgré la gravité des situations particulières. Myriam Houssay-Holzschuch cite R. Pourtier qui revient du Congo « les choses fonctionnent relativement » : il n’y a pas de sécession et les populations font preuve d’un sens de l’unité nationale.

Cette vision optimiste est contestée par François Galaup qui s’appuie sur la difficulté croissante de circuler en sécurité en Afrique ; pour R. Navarro, si la démarche scientifique, doit dans la « distance » (le continent plutôt que tel pays)et la « hauteur » (le temps long plutôt que l’échelle d’une vie humaine) des points de vue, toutes choses assimilées mécaniquement à « l’objectivité », il faut parvenir à l’obliger à intégrer des considérations plus proches de la sensibilité moyenne du commun des mortels. Mais en l’occurrence, on se demande à partir de quel seuil, les événements commencent à être significatifs. Le Rwanda : entre 800 000 et 1 000 000 de morts (à la machette). A titre de comparaison la bombe atomique d’Hiroshima a fait 350000 morts. En Sierra Leone, libéria, Côte d’Ivoire, on ne connaît pas encore le chiffre, mais tablons sur quelques centaines de milliers de morts…

En dehors des villes, les campagnes en mouvement, les solidarités en crise ?

Frédéric Giraut montre la double évolution actuelle des campagnes africaines : Les grandes masses urbaines constituent un marché qui fait vivre le rural. La vieille opposition entre l’agriculture vivrière et agriculture commerciale est dépassée : un secteur vivrier marchand se développe et devient dominant grâce à la ville (cf. les travaux de Jean-Louis Chaléard). Sur le plan politique, la campagne se voit dotée de nouveaux pouvoirs décentralisés ; le régime de collectivité locale se diffuse de la ville à la campagne. Cette évolution est en rupture avec l’administration héritée des systèmes d’encadrement coloniaux ; celle-ci était fondée sur une opposition entre l’urbain et le rural, lui-même régi selon des coutumes reformatées aux ordres de la colonisation : cela favorisait une « politique du ventre » qui casse toute accumulation de type individualiste. Mais quels seront les moyens des nouveaux pouvoirs décentralisés dans les campagnes ? A l’occasion d’une question, F. Giraut rappelle l’existence des liens complémentaires entre les villes et les campagnes à l’intérieur des lignages et des familles élargies.

R. Navarro prend la parole à son tour et se montre pessimiste sur l’évolution des liens de solidarité : ces réseaux étaient très vivaces dans les années 1980 et constituaient un espoir ; mais on a laissé passer l’occasion. Actuellement, un individualisme extraordinaire et féroce fait son apparition. Ainsi, l’organisation des funérailles, en Côte d’Ivoire, est l’occasion de se livrer à un potlatch désastreux, pour étaler sa richesse : ceux qui ne sont pas capables de le faire n’ont plus le droit à la parole et seront eux-mêmes « enterrés comme des chiens »(selon l’expression consacrée, c’est à dire dans l’isolement et sans espoir d’une autre vie. Les plus déshérités s’en trouvent frappés en première ligne. De plus, pour toute une série de citadins, la relation ville-campagne est coupée. Traditionnellement, les revenus des habitants des villes étaient en partie renvoyés dans les campagnes et les gens du village comprennent de moins en moins que les gens de la ville ne puissent plus leur envoyer de l’argent : un mur se dresse, avec violence souvent, entre la ville et la campagne.

Et pour finir, un nouvel Afro-pessimisme ?

Les derniers échanges portent sur les responsabilités des crises actuelles (la salle semble plus africano-pessimiste qu’adepte de la Renaissance africaine !) :
– Le sida détruit la génération des jeunes adultes qui constitue le liens des société africaines
– On assiste la rupture des systèmes d’appartenance (mais Myriam Houssay-Holzschuch pense que plusieurs appartenances peuvent coexister)
– un intervenant originaire du Burundi rappelle qu’après la période coloniale et la guerre froide, l’Afrique n’est plus un enjeu (mais pourrait le redevenir grâce au pétrole ) et qu’il faut poser la question de base, c’est à dire celle des frontières.

Ressources en ligne :
– Le site du NEPAD (en français) : http://www.nepadforum.com/v2/index.php
– Sur le site des cafés géo : les archives consacrées à l’Afrique (une « géographie du malheur ? » ) : http://www.cafe-geo.net/cafe2/article.php3?id_article=77

 

Compte-rendu : Marc Lohez
(revu et amendé par M. Houssay-Holzschuch et R. Navarro)