Guillaume Lejean, voyageur, géographe et dessinateur

Le dessin du géographe n°75

Guillaume Lejean (1824-1871) nous est présenté ici par Marie-Thérèse Lorain, qui a beaucoup contribué à sortir Lejean de l’oubli grâce à trois livres : « Guillaume Lejean, voyageur et géographe (1824-1871)» Les Perséides 2006, « Guillaume Lejean. Voyages dans les Balkans (1857-1870) » présenté par Marie-Thérèse Lorain et Bernard Lory. Ed. Non Lieu 2011 et « Guillaume Lejean. Voyage dans la Babylonie, le Pendjab et le Cachemire» présenté par M. Th Lorain. Perséides 2014.

Image 1 Le Daverout (Abyssinie)

La vision de Lejean par Marie-Thérèse Lorain.

Ma rencontre avec Guillaume Lejean date des années 1990, grâce à la publication de sa correspondance avec Michelet puis avec Charles Alexandre, éditée par Jean-Yves Guiomar. Bien qu’il soit largement méconnu, je me suis convaincue du rôle qu’il joue  pour l’histoire de la géographie du XIX° siècle. J’ai donc été amenée à écrire sa biographie, à travers ses publications, une centaine d’articles, et ses archives familiales heureusement conservées.

Le parcours d’un petit paysan des environs de Morlaix, certes muni du baccalauréat mais rien de plus, est remarquable. Son regard sur son temps, sur les régions et pays qu’il a vus est plein d’intérêt. Ce regard n’est pas tout-à-fait celui des académiciens et savants de son temps, tant français qu’allemands, mais ceux-ci, fort heureusement, l’ont encouragé, l’ont lu , écouté, et ont reconnu sa valeur. Replacés dans son époque, les travaux de Lejean sont pleins d’intérêt et ont une réelle valeur significative. Ils ont leur place dans l’histoire de la géographie.

Ses voyages à travers trois continents sont le résultat de 8 missions confiées par les ministères de l’Instruction publique et des Affaires étrangères, sous le Second Empire (Ministères de Hyppolite Fortoul, Gustave Rouland, Victor Duruy). Ces missions se déroulent, en continu, de 1857 à 1870, de l’âge de 33 ans à sa mort, à 47 ans :

  1. Provinces danubiennes. Avril-décembre 1857.
  2. Haute Bulgarie, Monténégro, Herzégovine. A son retour il dresse une carte démographique de la Turquie d’Europe, publiées en 1861. Démographie signifie pour nous ethnographie.
  3. Cinq années en Afrique (Source du Nil, un échec, vice-consulat à Massaouah sur la Mer Rouge, voyages en Abyssinie) 1860-1865.
  4. Mésopotamie, Boukharie, Cachemire. Juillet 1865-Nov 1866.
  5. Quatre Voyages (1867, 1868, 1869, 1870), pour établir une carte de la Turquie d’Europe, en insistant sur le Balkan.

On peut remarquer que 70% des chargés de mission ont reçu une seule mission et 3,3% en ont reçu 5. Avec 8 missions il est donc très bien considéré. Il publie beaucoup à l’issue de ses voyages, soit dans des revues scientifiques, soit dans des revues grand public.

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Quelques dessins de Jean-Pierre Allix, peintre et géographe (1927-2013)

Dessin du géographe n°73

Jean-Pierre Allix enseignait la géographie dans des classes préparatoires parisiennes. A ce titre il a publié deux ouvrages qui sont des essais: « L’espace humain. Une invitation à la géographie» (Le Seuil 1996) et « l’Europe, cette belle inconnue » (Ed. Michalon 1999).

Jean-Pierre Allix était aussi (et peut-être surtout) un peintre. On recommande sur ce thème son livre-testament, publié à titre posthume et préfacé par son fils Stéphane: « L’homme qui croyait peindre des paysages » (Albin Michel 2017).

Cet intérêt pour la peinture était probablement sa vocation première. Elle lui venait de son oncle américain, le peintre Alfred Rigny. Quant à la géographie, l’influence d’André Allix, géographe et frère de son père, qui fut professeur à l’Université de Lyon et recteur, n’y fut pas étrangère. Louis, son père architecte, l’encouragea dans des études qui lui permettraient ensuite d’être à l’abri du besoin, considérant sa vocation artistique comme plus aléatoire.

Jean-Pierre Allix passa beaucoup de temps dans son atelier adjacent à sa maison de Larchant près de Nemours, surtout à partir de sa retraite, mais ne fit guère connaître ni ses dessins ni ses peintures, y compris dans ses propres livres. C’est dans son atelier de Larchant que nous avons pu les voir grâce à l’obligeance de Claude, sa femme.

Jean-Pierre Allix voyagea beaucoup, vers l’Asie Centrale, son domaine de prédilection, avec une mention particulière pour l’Afghanistan, un Afghanistan d’avant l’invasion soviétique (nous étions en 1956), où l’on pouvait circuler à peu près partout, celui que traverse Nicolas Bouvier quelques années auparavant et qu’il décrit dix ans plus tard dans « L’usage du monde », un maître-livre. Toutefois, il semble que Jean-Pierre Allix  arrêta ensuite de dessiner sur le motif. Le titre de son ouvrage « L’homme qui croyait peindre  des paysages» nous introduit à sa manière de voir.

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Quand Vladimir Poutine se fait géographe 

Café Géopolitique du mardi 13 février 2018, Café de la Mairie (51, rue de Bretagne, 75003 Paris).
Par Jean Radvanyi, professeur de Géographie de la Russie à l’INALCO, co-directeur du CREE (Centre de recherches Europes-Eurasie).

Pourquoi faire un parallèle entre Vladimir Poutine et la géographie ? En 2009, le pouvoir organise une OPA sur la Société de Géographie russe, siégeant à Saint-Pétersbourg. Vladimir Poutine, alors Premier Ministre, organise la reprise en main de cette vieille institution : il fait nommer un proche Sergueï Choïgou, alors ministre des situations d’urgence, au poste de Président de la Société russe de géographie. De son côté, le dirigeant russe prend la tête d’un Comité de parrainage composé des principaux oligarques russes. L’État russe redonne vie à cette vieille institution en conférant à la géographie une place enviable dans la mobilisation patriotique de l’opinion et en  impulsant de nouveaux projets de recherches et d’expéditions, façon de remettre le territoire au centre de la politique.

Les instruments de la puissance

Pour « sortir des idées préconçues et ignorances respectives », Jean Radvanyi revient sur les débuts du dirigeant russe, car cette volonté de grandeur n’est pas nouvelle. Dès 1999, Vladimir Poutine énonce ses idées dans un programme clair. Constatant qu’il a hérité d’une Russie affaiblie sur tous les plans, au bord de l’éclatement, le Président souhaite redonner tous les instruments de puissance à son pays, par une remobilisation des populations, et une réorganisation structurelle (économique principalement). Cette même année, Boris Eltsine quitte le pouvoir et laisse entre les mains de Vladimir Poutine un pays au bord de l’éclatement. L’actuel Président a transformé la gestion, l’organisation du territoire et les rapports entre la Russie et ses voisins en quelques années seulement. Pour ce faire, Vladimir Poutine n’a hésité devant aucun « levier », afin de remobiliser la société russe autour d’un nouveau consensus patriotique.

Le domaine sportif par exemple, fait partie des instruments mobilisés par Vladimir Poutine pour rassembler les populations russes autour de grands événements mondiaux. À l’échelle internationale, le Kremlin a mis en place des politiques visant à placer la Russie dans le sillage des grandes nations accueillant les évènements sportifs internationaux (Jeux Olympiques de Sotchi en 2014, coupe du monde de foot en 2018). L’Église orthodoxe russe a également un rôle prépondérant dans la politique interne et externe de Vladimir Poutine. Elle défend les volontés d’expansion territoriale du pouvoir central, en invoquant le rayonnement historique de la « Sainte-Russie ». Le dirigeant russe utilise aussi l’argument religieux dans son alliance avec la Syrie, où vit la plus importante communauté orthodoxe en Orient.

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Une visite chez Kupka

Kupka, pionnier de l’abstraction
Exposition au Grand Palais du 21 mars au 30 juillet 2018

Je suis venu à Kupka par des chemins détournés. J’ignorais alors sa contribution majeure à l’œuvre picturale du XXe siècle. Je l’ai découvert par le biais de sa collaboration avec Elisée Reclus. Arrivé depuis peu à Paris depuis Prague, en 1898, il lui fallait survivre en mettant à profit pour L’Assiette au Beurre ou Cocorico, journaux satiriques, à la fois son habileté graphique et ses convictions anarchistes. C’est ainsi qu’il a rencontré Reclus qui préparait L’homme et la terre et qui partageait ses idées sur l’argent, les armées et les religions. Nous avons pu mettre en ligne dans notre rubrique des cafés géo quelques-unes des vignettes de Kupka placées en début de chapitre de l’ouvrage de Reclus. Je me dis qu’il est bien dommage qu’il ne se soit trouvé personne parmi les géographes pour aller interroger Kupka sur ses relations avec Reclus, dans les dernières années de sa vie (il est mort en 1957). Mais dans les années cinquante, Reclus n’était pas à la mode, chez les géographes, quelle que soit leur orientation politique.

Kupka a lui-même déclaré sa dette à l’égard de Reclus : « Pendant quatre années j’ai eu à suivre l’évolution de L’homme sur la terre et c’était pour moi un bienfait. J’ai vu passer les humanités mieux que dans les écoles ». Beaucoup de peintres ont gagné leur vie en dessinant pour la presse. Mais ici il ne s’agit pas seulement d’un travail alimentaire. Il correspond totalement aux convictions de Kupka. On remarquera la signature de Kupka au bas de la vignette qui illustre le chapitre « Peuplement de la Terre » du tome V de l’œuvre de Reclus déjà citée et que nous reproduisons ici.

Cette période de collaboration avec Reclus se combine avec une activité de peintre qui va bientôt absorber toute son énergie. C’est pendant ces travaux destinés à la presse que, progressivement, Kupka abandonne le figuratif.

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L’épopée du Canal de Suez, des pharaons au XXIe siècle

L’épopée du Canal de Suez, des pharaons au XXIe siècle
à l’Institut du Monde Arabe
du 28 mars au 5 août 2018

Atlas classique Vidal-Lablache. Armand Colin 1907 p.85.

 Voilà bien une exposition idéale pour réconcilier histoire et géographie, si c’est nécessaire.

Elle a plusieurs mérites. Elle présente d’abord la cérémonie de l’inauguration elle-même avec son faste étonnant, ses invités au premier rang desquels l’impératrice Eugénie, dont le Yacht impérial l’Aigle est placé en tête de la flottille officielle, puis François-Joseph de Habsbourg qui a déjà commencé son long règne. Des portraits et photos nous permettent d’admirer les épaules d’Eugénie, puis les moustaches et favoris de l’empereur d’Autriche-Hongrie. Les visiteurs furent sensibles nous dit-on au contraste entre ce faste et la misère populaire alentour. Un bal fut organisé pour 5 000 personnes, où figurait peut-être Paul Vidal de La Blache. Ce dernier en effet était alors membre de l’Ecole Française d’Athènes où il se préparait à une carrière d’archéologue et épigraphiste ; il vint assister à l’inauguration. Peut-être cet épisode de sa vie ne fut-il pas étranger à son choix de devenir géographe

L’exposition place le canal dans l’histoire séculaire de l’Egypte, y compris l’Egypte antique. L’idée de faciliter le passage des navires entre Méditerranée et Mer Rouge est une très vieille affaire, même si le tracé du canal n’a pas toujours été le même. En effet le premier tracé antique rejoint à partir de la Mer Rouge la branche la plus orientale du delta du Nil, pour profiter de sa navigabilité. Et puis le canal s’ensable et on essaie divers autres tracés, toujours vers le Nil, jusqu’à l’abandon définitif, à l’époque hellénistique. Le souvenir ne s’en est cependant jamais perdu. D’autres projets voient le jour mais jamais une autorité politique assez forte et éclairée ne peut mettre ces plans en œuvre, ni dans l’Empire Romain, ni du temps de Byzance ni durant la domination ottomane. Des documents de très grand intérêt, tels des manuscrits vénitiens viennent illustrer ces efforts inaboutis.

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Un géographe de plein vent. Albert Demangeon (1872-1940)

La bibliothèque Mazarine vient à la fois de présenter une exposition sur le géographe Albert Demangeon et de publier aux Editions des Cendres les bonnes pages d’un colloque qui vient de se tenir autour d’Albert Demangeon (1872-1940) dit ici « géographe de plein vent ».

On y trouvera matière à utile réflexion sous la plume de Denis Wolff qui a consacré sa thèse à ce géographe, de l’historien Nicolas Ginsburger et de Marie-Claire Robic qui a pris depuis longtemps la relève de Philippe Pinchemel dans l’étude de l’histoire de notre discipline. La présence de deux bibliothécaires, Yann Sordet, directeur de la Mazarine, et Patrick Latour n’est pas étrangère à la très belle qualité graphique de l’ouvrage et à l’excellence de ses illustrations.

On comprend mieux cette qualité des illustrations lorsqu’on parcourt l’exposition dédiée à Demangeon à la Bibliothèque Mazarine. Grâce à la générosité de sa famille et à l’attention de son gendre Perpillou, une masse considérable de documents a permis de constituer un stock d’archives remarquable, dont il est peu d’exemples dans la corporation géographique.

Denis Wolff situe Demangeon à partir de ses origines familiales. Pur produit de l’élitisme républicain, issu d’une modeste famille et formé dans l’école publique d’une petite ville de l’Eure, il réussit à entrer à l’Ecole Normale supérieure, devient agrégé, puis professeur à Lille et à la Sorbonne. L’ENS lui fournit le réseau sur lequel il s’appuiera.

Nicolas Ginsburger élargit le champ en cherchant son orientation idéologique. Le titre de son chapitre est révélateur : « de l’Affaire Dreyfus au danger nazi : un intellectuel vigilant, mais un engagement modéré ». Là encore, sans dissimuler ses opinions, Demangeon reste en retrait. Il devient progressivement dreyfusard, mais pas au point de s’engager.

Marie-Claire Robic cherche la place de Demangeon dans les débats entre géographie, sociologie et histoire. Sans revenir aux détails des diverses polémiques où finalement Demangeon est réticent à s’engager, notre géographe est convaincu de la vanité d’affrontements dont les dés sont biaisés. Il s’agit, pense-t-il, pour les sociologues et historiens de restreindre le territoire de la géographie et de s’emparer de ses dépouilles. Sa défense est de s’adresser à la clientèle en lui disant : « Voyez ce que nous faisons plutôt que ce qu’ils déclarent ».

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Géographie du christianisme

Café géographique de Paris, Mardi 27 mars 2018
Café de Flore, Paris

Intervenante : Brigitte Dumortier, maître de conférences à l’Université de Paris-Sorbonne
Animateurs : Michel Sivignon, Olivier Milhaud

En préambule de ce café géo, Michel Sivignon rappelle l’Atlas des religions de Brigitte Dumortier paru en 2002 aux éditions Autrement. L’ouvrage, certes un peu ancien, pose des questions éminemment géographiques toujours d’actualité : la difficulté de quantifier et donc de cartographier le fait religieux qui explique peut-être le retard avec lequel les géographes ont étudié cet aspect socioculturel ; le problème du choix du niveau d’appartenance religieuse (la croyance, la pratique, le rattachement revendiqué, l’appartenance culturelle ?) pour cartographier ; l’importance des questions d’échelle (continentale, nationale, régionale ou encore beaucoup plus fine) pour aborder la territorialisation religieuse. Voilà trois exemples de question qu’une réflexion géographique portant sur le fait religieux se doit d’aborder.

Olivier Milhaud (OM) : Un sujet effectivement peu facile d’autant que les idées préconçues sont nombreuses selon qu’on est franco-centré ou catholico-centré dans l’analyse, alors qu’il existe une diversité considérable des ancrages des christianismes dans le monde. Une étude géographique du fait religieux est-elle vraiment possible vu le nombre des chausse-trappes statistiques, méthodologiques, d’affiliation… pour appréhender le christianisme ?

Brigitte Dumortier : Une première difficulté est liée à la définition du chrétien. Le critère le plus significatif est sans doute la déclaration d’appartenance, c’est-à-dire le fait de se sentir de telle ou telle religion. Mais en France la réflexion sur ce qu’est « être chrétien » a été limitée. Ceci pose donc le problème de la catégorisation. D’autre part on est réduit à des estimations car chaque religion, chaque Eglise va avoir tendance à gonfler le nombre de fidèles, notamment au Moyen-Orient pour des raisons politiques (pas de recensement au Liban depuis 1932 car on saurait officiellement que les chrétiens maronites ne sont plus majoritaires), sans compter les Eglises ou les confessions plus faciles à quantifier que d’autres (les archives du Vatican sont considérées comme fiables, tout comme les registres des Mormons bien sûr).

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Le trait et la lettre dans les carnets d’Afrique de Christian Seignobos

Le dessin du géographe n°71

La modestie du  titre du livre de Christian Seignobos : «  Des mondes oubliés. Carnets d’Afrique » (IRD Editions Parenthèses 2017 310 p.) ne rend pas compte de son extrême richesse : c’est le produit de multiples missions, d’années d’enseignement dans des établissements scolaires et universitaires du Cameroun et du Tchad,  d’errances aussi,  de nomadisme au gré de sollicitations diverses, bref de plus de quarante ans de vie.

C’est un carnet de dessins. Christian Seignobos dessine depuis toujours. Il dit lui-même ne pas se rappeler de temps de sa petite enfance où il n’ait pas dessiné, ne serait-ce que pour échapper à l’ennui.

Par l’importance qu’il accorde au dessin, cet ouvrage de géographie détonne dans la production contemporaine, où on avait pu croire que cette forme d’illustration était en voie de disparition.

« Mondes oubliés, carnets d’Afrique», le titre renvoie au passé et très souvent à un passé disparu. Il s’agit moins d’une mémoire que  d’une vie de géographe, ou comme le dit l’auteur, d’un itinéraire : une quarantaine d’années passées autour du Lac Tchad, car « le temps cumulé sur les mêmes lieux donne de l’épaisseur au palimpseste des souvenirs ». Rien de mélancolique, ni de geignard ; il s’agit de prendre en compte le vécu de l’auteur pour rendre le présent.

Sur le Lac Tchad

Les souvenirs sont ordonnés thématiquement et surtout illustrés de centaines de dessins au trait. Les dessins sont les témoins des mondes oubliés, ils sont le rempart contre l’oubli. Le qualificatif « illustré » est faible et ne rend pas compte de la structure du livre, où, le texte accompagne l’élément distinctif qui est le dessin. Grâce à ce dernier, Christian Seignobos peut dire : voici ce que j’ai vu de mes yeux. Le texte est là pour expliquer mais on pourrait dire qu’il est composé uniquement de légendes des dessins. En ce sens, ce livre est unique. Mais en même temps les textes prennent souvent le dessus sur l’image, en quelque sorte malgré les efforts de l’auteur, sans doute parce qu’ils peuvent mieux exprimer les nuances et qu’ils disent le temps.

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Contribution au souvenir du centenaire de la Première Guerre Mondiale 1917-2017 : la bataille de Monastir (Macédoine)

Le dessin du géographe n° 68

Ce dessin est issu des archives du Service Historique de l’Armée de Terre, au Château de Vincennes. Il a été réalisé après novembre 1915 date à laquelle les troupes de l’armée d’Orient du général Sarrail pénètrent dans la ville de Monastir, aujourd’hui Bitola en République de Macédoine.

Le dessin représente une partie de la ville de Monastir, actuellement Bitola n Macédoine, et son environnement montagneux du côté nord. Le tout est dessiné à partir d’un point d’observation au sud de la ville, dit « observatoire de l’Orénoque ».La ville est située dans un bassin correspondant à un fossé d’effondrement, autrefois partiellement occupé par un lac.

Jusqu’en 1912, c’est-à-dire jusqu’au déclenchement de la Première Guerre Balkanique, Monastir est une importante ville de 50.000 habitants capitale d’un vilayet étendu au sein de l’Empire Ottoman. Sa composition est composite : Turcs, Grecs, Albanais, Macédoniens que l’on appelle alors Bulgares, sans qu’aucune nationalité ne domine. On verra à ce sujet l’excellent article de Bernard Lory dans les Cahiers Balkaniques de 2011 (Revue en ligne) «  Un poste consulaire en Macédoine, Bitola-Monastir 1851-1912 ».

Monastir a été conquise par les troupes serbes au cours de la Première Guerre Balkanique, puis intégrée en 1913 dans le Royaume de Serbie.

Mais les Serbes sont peu nombreux à Monastir beaucoup moins que les Bulgares ou Macédoniens et lorsque la Bulgarie rentre dans la Première Guerre Mondiale, en octobre 1915, aux côtés des Empires Centraux, elle envahit cette partie de la Serbie qu’elle revendiquait et les troupes serbes sont submergées.

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Atlas politique de la France

Jacques Lévy, Atlas politique de la France. Les révolutions silencieuses de la société française, Editions Autrement, 2017, 95 p.

L’atlas politique de Jacques Lévy vient à son heure. Il fait montre d’une curiosité très large et suggère que tout peut faire géographie. Son mérite principal est de rassembler des données que les géographes ne sollicitent ordinairement pas, de les synthétiser et de rechercher dans les scrutins qui viennent de se dérouler des signes de l’émergence de phénomènes nouveaux qui affectent la société française.

Après plusieurs mois de fièvre électorale, marquée par la publication de nombreuses cartes dans les quotidiens et périodiques, rendant compte de la distribution géographique des scrutins et aussi par les nombreuses analyses accompagnant ces cartes, Jacques Lévy propose  de faire le point.

Cet atlas s’inscrit dans une collection très fournie d’atlas publiés chez le même éditeur, collection qui témoigne d’un intérêt soutenu  pour l’expression cartographique appliquée à des thèmes extrêmement variés. Les géographes ne peuvent que se réjouir de cet intérêt et de ces efforts pour le combler.

Le souci cartographique, l’ambition de communiquer par la carte est un besoin ancien, mais qui s’est répandu depuis la dernière décennie dans la presse et l’ensemble des médias. Comment ne pas être surpris  de l’extrême abondance  des cartes offertes au lecteur après chaque épisode de la session électorale que nous venons de vivre.

Les médias demandent à des spécialistes de science politique d’en faire le commentaire, mais de nombreux géographes sont également sollicités, ce qui contribue heureusement à mettre la géographie sur le devant de la scène

Le propos de Jacques Lévy n’est pas de participer à cette diffusion de l’image cartographique, mais de montrer que les résultats des scrutins qui viennent de se dérouler reflètent ce qu’il appelle « les révolutions silencieuses » de la société française. Il s’agit de tirer de la carte électorale un diagnostic.

Ce travail appelle d’abord quelques remarques techniques. La quasi-totalité des cartes est produite  par anamorphose ou si l’on préfère ces cartes sont des cartogrammes. La plus grande partie de ces cartes prend comme base spatiale le département et applique la règle qui consiste à substituer à la surface de l’entité spatiale choisie une valeur qui peut être la population ou les résultats d’un scrutin, soit en valeur absolue soit en valeur relative. Cette méthode suppose que les surfaces attribuées à chaque entité soient déformées considérablement par rapport à la surface réelle et donc que les entités soient difficilement reconnaissables. Survient donc un problème de lecture des cartes : les grandes villes sont reconnaissables, mais les entités de petite taille le sont beaucoup moins.

Le plan de l’ouvrage est parfaitement démonstratif de la voie choisie.

La première partie s’intitule « Portrait de la France mutante ». Je ne suis pas sûr que mutant signifie autre chose que changeant : la mutation a remplacé le changement depuis quelques lustres dans la littérature des sciences sociales. Modification du vocabulaire plutôt que nouveau concept.

Le  premier chapitre décrit  « Le périurbain et l’ascension du Front National. » C’est le fondement de l’interrogation majeure : à quelles particularités sociales correspond la répartition spatiale du vote en faveur du FN. Dans ses développements,  l’auteur emploie un grand nombre de dénominations où le lecteur a du mal à se retrouver entre  le périurbain, les zones hypo-urbaines et l’infra-urbain. Pour une part il s’agit de catégories de l’INSEE et pour une autre part, (le périurbain) de catégories propres à l’auteur.

L’auteur est tout-à-fait fondé à lier le vote FN aux scrutins reliés à la question de l’Europe : en particulier au référendum de 2005 sur la Constitution européenne.

Les cartes donnant les résultats des élections en Grande-Bretagne, Autriche, Finlande sont très éclairantes et Jacques Lévy a eu la bonne idée d’y joindre les votations suisses. Résultat : nous pouvons ainsi déprovincialiser notre réflexion et trouver des correspondances  au-delà de nos frontières. La carte du vote américain aux présidentielles (Trump contre Clinton) vient à l’appui mais demanderait bien sûr de plus amples développements.

A cette réserve près les cartes européennes sont parmi les plus intéressantes du volume.

Le dernier ensemble de ce premier chapitre, au titre énigmatique « L’espace change de place » est à mon sens moins convaincant.

Vient ensuite un chapitre intitulé « Manières d’habiter » où le lecteur  quitte les résultats électoraux pour se mettre en quête d’explications dans le domaine sociologique et dans le domaine économique.

L’auteur abandonne à juste titre la technique des anamorphoses pour cartographier le prix du sol habitable en 2017. C’est une des cartes les plus importantes, car elle témoigne d’inégalités fondamentales de notre société, inégalité des patrimoines plus encore que des revenus. Inégalité qui détermine en partie les choix de résidence. Une bonne réflexion nourrit cette question des choix de résidence. Choisit-on vraiment ?

Il convient de la rapprocher d’une carte de la capacité financière d’accès au  sol (p.44)

Il y a à mon sens moins d’explications claires dans la taille moyenne des ménages  et moins encore dans les naissances hors mariage. Même remarque avec la possession d’une ou plusieurs voitures.

Le mode de garde des enfants est éclairant, mais nécessiterait d’être affiné. Il me semble ici que les cartes à l’échelle nationale n’apportent pas de réponse convaincante.

A ce stade de la lecture, voici quelques exemples parmi les plus caractéristiques.

La carte de la répartition des ouvriers est difficile à analyser sans prendre  en compte les évolutions des autres secteurs de la population active : oui, les ouvriers l’emportent dans beaucoup de campagnes, parce que l’emploi agricole est devenu marginal et parce que dans ces campagnes, les services du secteur tertiaire sont limités. Des cartes bien venues viennent nous en persuader.

Plus inattendue est la carte de l’économie créative (p.54), notion que Lévy lui-même qualifie de critiquée, mais stimulante.

A partir du chapitre « Développement et justice », l’atlas part dans des directions inattendues et il n’est pas toujours sûr que la carte fournie soit une source d’information suffisante. Que tirer par exemple des cartes des « flux paradoxaux » ou l’on voit la localisation des hypermarchés, des restaurants, des pharmacies, des salons de coiffure ? Même remarque pour ce qui est intitulé « L’enjeu écologique ». Certaines cartes posent un problème de fiabilité. Telle la carte de la page 63 intitulée « les liens entre espaces locaux dans le Centre-Est ». Sans doute s’agit-il d’une carte fondée sur des données de la DATAR. Mais comment expliquer  l’absence de liens entre Mâcon et Lyon? Est-ce simplement parce qu’on ne considère que les liens intérieurs à chaque région et que Lyon et Mâcon appartiennent à deux régions différentes?

La réponse est peut-être donnée par Jacques Lévy lui-même qui souligne que  « produire des typologies est toujours destructeur de singularités » (p.54). On ne saurait mieux dire.

Au-delà du livre de Jacques Lévy, dont les mérites sont grands, apparaissent ici les fondements d’un débat qui se poursuit depuis quelques années, à la suite de divers  travaux dont ceux de Christophe Guilluy : Fractures françaises en 2010, puis Le crépuscule de la France d’en haut en 2016)

Ce débat est réapparu à la faveur des élections de 2017. Dans le même organe de presse, « Le Monde », sont publiés le 27 avril sous le titre « Deux France face à face» des papiers de Hervé Le Bras, Jacques Lévy, Christophe Guilluy, Béatrice Giblin, puis le lendemain, le 28-04-2017  un autre article, signé de Frédéric Gilli,  qui en prend le contrepied : « Non, il n’y a pas deux France qui s’opposent».

Ce débat confronte la légitimité de la généralisation en sciences sociales, position qui est celle aussi bien de Jacques Lévy que de Christophe Guilluy au souci de coller au plus près au terrain qui est celui des universitaires ou chercheurs qui reprocheraient volontiers aux premiers  une certaine désinvolture par rapport à la complexité des situations locales. Dans ce débat, l’Atlas politique de la France apporte sa très utile contribution, mais il est loin de le clore. Gageons que les « révolutions silencieuses » vont encore faire couler beaucoup d’encre.

Michel Sivignon 13 juillet 2017

 

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