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Transports maritimes et mondialisation

Compte-rendu du café géographique de Chambéry-Annecy – 25 février 2015 au Café du Beaujolais, avec Antoine Frémont, agrégé de géographie et directeur de recherche à l’IFSTTAR.

Café géo Antoine Frémont

Les Cafés géographiques de Chambéry Annecy accueillent Antoine Frémont, en lien avec la question « Mers et Océans », inscrite aux concours externes de recrutement des professeurs du secondaire (CAPES et Agrégation). Antoine Frémont et Anne Frémont-Vanacore sont tous les deux auteurs de la Documentation photographique « Géographie des espaces maritimes », à paraître en mars 2015.

Comment aborder le thème des transports maritimes et de la mondialisation ? Antoine Frémont souhaite partir d’une anecdote vécue quelques années auparavant à la frontière entre la zone économique spéciale de Shenzhen et Hong-Kong. Le chercheur attendait avec des collègues nord-américains à la frontière pour obtenir un passeport à la journée pour accéder aux terminaux à conteneurs, en pleine émergence au sein de cette zone économique spéciale (ZES), et discutait avec un concepteur de jouets originaire de Chicago qui les faisait fabriquer dans la ZES de Shenzhen. Ce nord-américain venait observer comment ses jouets, conçus à des milliers de kilomètres de la ZES de Shenzhen, étaient expédiés vers les Etats-Unis, ou encore vers l’Europe, par le Transpacifique vers les côtes Ouest des Etats-Unis ou par les routes du Sud-Est asiatique, via le détroit de Malacca par exemple.

Cette anecdote révèle l’inscription de cet entrepreneur nord-américain dans l’économie mondialisée, au sein d’une chaîne de valeur qui se conçoit à l’échelle internationale et à l’échelle mondiale. Ici, le transport maritime intervient dans la partie la plus matérielle, après la fabrication, pour que les jouets, les productions manufacturées, arrivent en temps et en heure dans les magasins dans lesquels ils vont être vendus, consommés. Le transport, plus largement la logistique (qui consiste à amener un produit de l’atelier de fabrication jusqu’au consommateur), est intégrée au sein du processus industriel lui-même. Le transport et la logistique, dans la création de la chaîne de valeur, deviennent un maillon absolument fondamental d’un processus industriel.

Cet exemple pose plusieurs questions :

  1. Comment le transport maritime permet une mise en relation de ces différents lieux d’un processus industriel, parfois distants de plusieurs milliers de kilomètres ?

Les navires sont des témoins pour comprendre cette mise en relation des différents lieux d’un processus industriel à l’échelle mondiale. Depuis le début du XXe siècle, on a observé l’émergence successive de grands navires-étendards, mais également celle d’une tendance lourde qui est la spécialisation des navires en fonction des marchandises à transporter. Cette spécialisation a amené des gains de productivité absolument importants.

Le premier de ces navires est le paquebot, pour le transport transatlantique des voyageurs. Les grands vraquiers sont apparus ensuite, au lendemain de la Seconde Guerre mondiale. Les pétroliers (pour le vrac liquide et notamment le pétrole) et les minéraliers (pour les vracs solides, principalement les céréales ou les minerais) sont les deux figures du vraquier qui transporte les marchandises en vrac. Celles-ci sont transportées à même la cale du navire, ce qui ne nécessite pas de conditionnement. La manutention entre le quai et le navire se fait à l’aide de tuyaux de pompage pour les pétroliers, ou de portiques et de bennes pour les minéraliers. Les vraquiers sont le symbole d’une première spécialisation.

Dans les années 1970, dans un contexte de postfordiste, post Trente glorieuses, post-industrie lourde, une révolution du transport maritime est apparue avec l’invention du porte-conteneurs. Ce navire est hyperstandardisé et en même temps, dans les conteneurs, surnommés « boîtes », on peut mettre absolument tout ce que l’on veut. Un porte-conteneurs est un navire simple, avec une cale, dans lequel on empile des boîtes, qui sont de deux tailles différentes (vingt pieds ou quarante pieds). Les conteneurs peuvent être spécialisés en fonction de leurs marchandises : certains sont réfrigérés (produits congelés) ; d’autres sont des conteneurs-citernes pour des vracs liquides ; mais le conteneur sec où l’on stocke des produits manufacturés (produits des grandes surfaces de distribution par exemple) est le plus fréquent.

Le porte-conteneurs est une révolution puisque cette spécialisation du navire permet des gains de productivité dans la manutention du navire. Les gains de productivité obtenus précédemment avec les vraquiers ont été étendus aux produits les plus divers, via ces conteneurs standardisés. Le conteneur est également manutentionné avec un portique, qui permet de le transférer du navire au quai et inversement. En règle générale une dizaine de tonnes de marchandises est stockée dans un conteneur standardisé (de vingt ou quarante pieds), donc en quelques heures plusieurs milliers de tonnes de marchandises sont transférées du navire au quai par un seul portiqueur manœuvrant sa grue.

La manutention est extrêmement efficace par rapport aux cargos plus traditionnels qui existaient jusqu’au lendemain de la Seconde Guerre mondiale. La révolution apparaît précisément dans les années 1950 avec l’américain Malcom McLean à New York, qui le développe dans l’actuel port de New York et dans le New Jersey. Il expérimente sa technique du conteneur à l’échelle régionale, puis il va l’étendre en 1966 aux transports transatlantiques, la route maritime mondiale la plus importante à l’époque. C’est le début de la conteneurisation à l’échelle internationale, une révolution vis-à-vis du transport par cargo polyvalent des années 1950 qui nécessitait un temps de manutention relativement long, étant chargé par les dockers, avec des sacs et des caisses. Ces cargos restaient plusieurs jours à quai, et ils passaient souvent autant de temps dans les ports qu’en mer. D’un point de vue de l’économie du transport, c’est une hérésie complète qui représente des coûts considérables puisque l’armateur (celui qui exploite le navire), fait des bénéfices lorsque le navire transporte des marchandises. Ainsi l’invention du conteneur permet de réduire fortement l’escale d’un navire : on passe d’une semaine d’escale pour les cargos traditionnels à quelques heures pour un porte-conteneurs. En fonction des conditions de l’accessibilité maritime du port, des milliers de tonnes sont manutentionnées dans un temps d’escale qui est de l’ordre de 15 à 20 heures.

La révolution initiale du conteneur réside dans ces gains de productivité dans la manutention. La conséquence induite par cette transformation brutale est la baisse de fréquentation des navires dans les ports, du fait de leur temps d’escale très bref. D’autre part, les marins ne descendent plus en ville, et l’atmosphère des villes portuaires a été profondément modifiée. La seconde conséquence de cette spécialisation des navires est l’augmentation de leur taille. En augmentant la taille du navire, des économies d’échelles sont réalisées. Plus la taille du véhicule est imposante, plus le coût de l’unité transportée est réduit, et donc le coût du transport diminue. Cette augmentation de la taille des navires a été rendue possible par la croissance des capacités, par le nombre de portiques ou la capacité de stockage. Le temps de manutention étant resté le même pour charger et décharger davantage de marchandises, ce sont bien d’importantes économies d’échelle qui ont été réalisées.

Ce gigantisme, cette augmentation de la taille des navires se remarquent pour l’ensemble d’une flotte toujours plus spécialisée. Les vraquiers ont augmenté leur taille. Les plus gros pétroliers ont atteint leur taille maximale à la veille du premier choc pétrolier. Des supertankers avaient une capacité de 500 000 tonnes, pour une longueur de 500 mètres, avec un tirant d’eau de 20 mètres, mais ces navires n’ont pas résisté à la crise de 1973 et à l’heure actuelle les plus grands pétroliers ont une capacité de 350 000 tonnes.

Les porte-conteneurs ont aussi connu cette augmentation de taille. Un important porte-conteneurs des années 1970 transporte 2 000 équivalents vingt pieds (EVP), c’est-à-dire que 2 000 boîtes d’une longueur de vingt pieds peuvent être disposées sur le porte-conteneurs. Aujourd’hui, les plus gros porte-conteneurs sont de l’ordre de plus de 18 000 EVP. Un armateur chinois, China Shipping, vient de baptiser le plus gros porte-conteneurs du monde, d’une capacité de 19 000 EVP. Ce sont des navires très impressionnants, d’une longueur de 400 mètres pour une largeur de 55 mètres. Dans les ports, la taille des portiques a dû s’adapter, en ayant des bras permettant d’aller chercher le dernier conteneur au bout du navire. Alors que les navires ont longtemps respectés la taille Panamax, c’est-à-dire une taille inférieure aux dimensions du canal de Panama, les armateurs décident dès la fin des années 1980 de créer une architecture navale Over-Panamax (appelée aussi Post-Panamax) pour répondre à l’accroissement constant du trafic maritime.

Ces navires de 4 800 EVP maximum ne passent donc pas les écluses actuelles du canal de Panama, qui sont limitées à 33 mètres de large. Les porte-conteneurs de taille Panamax sont limités à 4 800 EVP. Ils s’affranchissent également  de cette norme Panamax (environ 4 800 EVP maximum pour franchir des écluses limitées à 33 mètres de large) en raison de l’évolution des routes maritimes qui aujourd’hui sont principalement entre l’Asie orientale et l’Europe ou la côte Ouest américaine, et ne passent donc plus nécessairement par le canal de Panama.

L’augmentation de la taille des navires permet d’abaisser le coût du transport, et cela a des conséquences sur les produits disponibles dans les grandes surfaces de distribution. Par exemple, dans le prix final payé par le consommateur d’une chemise fabriquée au Bangladesh ou d’un iPod assemblé en Chine, le transport maritime ne représente plus que quelques centimes. Si on calcule le coût pour ce même produit construit en Asie du transport routier, de toute la logistique afférente, c’est-à-dire celle qui distribue les produits en pré-acheminement ou en post-acheminement, alors ce coût est plus important que celui du segment maritime pourtant beaucoup plus long.

Au-delà du gigantisme, la spécialisation des navires a des conséquences sur les ports. Le port maritime des années 1950 ne ressemble plus à celui que l’on connaît de nos jours. Aujourd’hui, le port maritime est une juxtaposition de terminaux spécialisés ; un grand port maritime dispose d’un terminal vraquier, d’un terminal roulier pour les voitures, de terminaux à conteneurs. Des opérateurs sont spécialisés dans l’exploitation de chacun de ces terminaux. L’adaptation des ports à la spécialisation du transport maritime et aux impératifs dictés par les navires a profondément modifié les paysages portuaires.

Les routes maritimes ont également connu un progrès organisationnel. Les navires étant de plus en plus gigantesques, il faut pouvoir les remplir et les acteurs du transport maritime sont donc entrés dans une logique de massification. Les armateurs ont ainsi concentré les flux sur des routes maritimes spécifiques, selon la technique des hubs and spokes (moyeux et rayons). Des routes majeures relient les ports principaux mondiaux sur lesquels vont être engagés les plus grands navires, des routes secondaires vont desservir les autres ports à partir de ces quelques nœuds. La technique hub and spokes n’est pas née du transport maritime, mais du transport aérien avec la compagnie Fedex. Au début des années 1970, non pas dans une logique de massification mais dans le but de répondre le plus efficacement possible – et donc le plus rapidement possible – aux attentes de la clientèle américaine, Fedex décide d’organiser sa logistique autour de plateformes de correspondance. Ce point de correspondance est un point de convergence pour les colis venus de l’extérieur, mais également d’éclatement puisque le colis reçu repart aussitôt vers d’autres destinations.

Le transport maritime conteneurisé a intégré cette technique à partir des années 1980. L’armateur qui a été le plus innovant dans ce domaine est le danois Maersk, le premier armateur mondial pour le transport de conteneurs. Maersk a développé ce modèle réticulaire dans le transport maritime et a créé son premier hub à Algésiras (Espagne), dans le détroit de Gibraltar. La position est stratégique : les navires en provenance d’Asie orientale à destination des ports d’Europe du Nord, notamment Rotterdam, franchissent le canal de Suez puis ils sont obligés de passer par Gibraltar. Maersk, avec son hub, offre un arrêt. Des conteneurs venant d’Asie orientale, destinés pour la côte ouest-africaine, pour le Maghreb, pour la péninsule Ibérique, pour la côte Ouest du Brésil, sont déchargés dans le terminal à conteneurs à Algésiras et sont rechargés dans d’autres navires se dirigeant vers ces destinations.

Cette opération constitue le processus de transbordement et se traduit par une logique de maillage du réseau de transport maritime. Algésiras a été le hub historique de Maersk, mais petit à petit les concurrents ont développé cette logique de maillage de réseau, avec des hubs and spokes. Ainsi, cette logique a permis de massifier les flux, mais en même temps de mailler l’espace maritime. En massifiant, nous sommes encore dans cette économie d’échelle, mais également dans la desserte de l’ensemble des destinations.

L’informatique est devenue fondamentale également dans la gestion de la massification des flux. Les plans de chargement des navires sont gérés par des logiciels spécialisés dans la gestion des flux. Au XIXe siècle, le capitaine était responsable de ces plans de chargement et il négociait sa cargaison. De nos jours, le commandement de bord reçoit ses ordres avec un plan de chargement fait à terre, et ce dernier est réalisé de manière informatisée. Les douanes, les taxations douanières, nécessitent des échanges informatiques très poussés avec les commissionnaires de transport, qui organisent le transport pour le compte des chargeurs (industriels, firmes de la distribution). Cette informatisation de la massification participe à une extrême fiabilité du système.

L’informatique transforme également le transport des marchandises. Les vraquiers, comme les pétroliers par exemple, sont des navires « vagabonds » dont les tarifs sont fonction de l’offre et de la demande. Le prix du transport est calculé suivant l’état du marché pétrolier, le prix du pétrole et les navires disponibles.

Les porte-conteneurs s’organisent selon un autre système, comparable au système autobus, avec une desserte par des lignes régulières. Les navires suivent les mêmes navires, et font une boucle. Par exemple, un navire part de Shanghai et fait une escale à Hong-Kong ; il franchit ensuite le détroit de Malacca, s’arrête peut-être dans un port malais, ou à Colombo (Sri Lanka) pour desservir la péninsule indienne ; il se rapproche ensuite du Yémen, du golfe Persique pour se diriger vers les ports d’Europe du Nord, Rotterdam ou Anvers. Il repart pour faire la boucle en sens inverse, sans forcément desservir les mêmes ports. La boucle va lui demander par exemple 56 jours et l’armateur qui propose ce trajet va garantir à ces clients des départs hebdomadaires. Pour ce faire, il mettra donc en service huit navires. Si les navires ont chacun une capacité de 18 000 EVP, les volumes de marchandises transportés sont colossaux. Dans un processus économique, cette desserte hebdomadaire est fondamentale, car il faut que le client connaisse les futurs départs possibles. Comme ces compagnies maritimes ont une dimension mondiale, avec un réseau mondial, dans les grands ports, ce n’est pas un départ par semaine, mais plusieurs départs par semaine qu’il peut y avoir entre l’Asie orientale et l’Europe, ou l’Asie orientale et la côte Ouest des Etats-Unis. Cette régularité et cette fiabilité du service sont essentielles.

Grâce à cette fiabilité, les industriels ou les firmes de la distribution peuvent concevoir une division internationale du travail d’un processus industriel. Ainsi, cette organisation du transport maritime rend possible la conception d’un jouet à Chicago, qui sera construit et assemblé en Asie, puis redistribué aux Etats-Unis pour la fête de Thanksgiving.

Aujourd’hui, plus de 9 milliards de tonnes de marchandises sont transportées annuellement par voie maritime. Au lendemain de la Seconde Guerre mondiale, 550 millions de tonnes étaient transportées de cette manière. Alors que nous sommes dans une société postfordiste, souvent considérée comme dématérialisée, cette intensification des échanges par voie maritime montre que nous n’avons jamais été aussi intégrés dans une économie matérielle. Les flux matériels à l’échelle internationale n’ont jamais été aussi importants. Si l’on ajoute à ce panorama les flux terrestres ou aériens, le constat est encore plus flagrant. L’aéroport de Roissy représente 2 ou 3 millions de tonnes, mais en valeur, c’est plus de 20 % du commerce extérieur français. Cette création de la chaîne de la valeur éclatée à l’échelle du globe est en grande partie rendue possible par le transport maritime et la conteneurisation, qui est adaptée à notre système économique. Le transport maritime, et notamment la conteneurisation, est l’épine dorsale de la mondialisation.

  1. Comment le transport maritime participe aussi du processus de métropolisation ?

Au regard des grandes routes du transport maritime conteneurisé, l’Asie orientale est au cœur du système. Plus de la moitié des conteneurs manutentionnés dans le monde le sont dans les ports d’Asie orientale, du Japon jusqu’à Singapour. À partir de ce cœur, deux grandes routes apparaissent :

Ces routes sont toutefois très déséquilibrées. Les porte-conteneurs partent chargés à ras bord d’Asie orientale, mais reviennent d’Europe ou d’Amérique du Nord à moitié vide. On a une correspondance très forte entre les flux du transport maritime et les flux du commerce international. Le transport maritime est un service du commerce international, même s’il a son organisation propre avec son réseau et son maillage.

Il ne faut pas non plus négliger le marché intra-asiatique, entre le Japon et la côte orientale de l’Asie, qui est le plus grand marché de conteneurs. Les flux intra-asiatiques, en volume, sont devenus extrêmement importants. Cela ne fait que refléter la division internationale du travail, qui a lieu à l’échelle de cet espace régional. Au fur et à mesure que les pays d’Asie orientale sont montés en valeur, en gamme dans la création de la chaîne de valeur, les produits de valeur ajoutée sont construits de plus en plus au Vietnam par exemple, avec un effet de cascade. Des compagnies maritimes sont entièrement spécialisées dans la desserte de cette zone intra-asiatique. La route transatlantique est devenue secondaire.

D’autre part, la route transpacifique de l’Asie orientale vers l’Amérique du Nord représente 15 à 16 millions de conteneurs, la route en sens inverse en représente plus de deux fois moins. Au-delà des problèmes que posent ce déséquilibre aux armateurs, et il se traduit par un différentiel de prix évident : il est moins onéreux de transporter un produit de l’Asie vers l’Amérique ou l’Europe que de l’Europe vers l’Asie.

Par ailleurs, une partie des conteneurs sont à destination de l’intérieur des Etats-Unis voire de la côte Est. Le système ferroviaire américain étant puissant, le transport ferroviaire par conteneurs, capable de transporter jusqu’à 400 EVP jusqu’au nœud de Chicago grâce aux ponts terrestres (landbridges), devient un concurrent direct pour le canal de Panama. Le canal de Panama, limité par la taille de ses écluses, rallonge parfois le temps pour atteindre la côte Est des Etats-Unis. La concurrence existe aussi entre Panama et Suez, ce dernier offrant parfois des temps et des coûts de traversée plus avantageux entre Hong-Kong et la côte Est des Etats-Unis. On observe ainsi une concurrence des routes maritimes à l’échelle mondiale.

Ces grandes routes arrivent sur des points privilégiés, les ports maritimes. Ces ports se trouvent dans les grandes métropoles. Si l’on prend les cinquante plus grandes métropoles mondiales (statistiques démographiques de l’ONU), que l’on ajoute à celles-ci les villes ayant les plus grands aéroports et ports mondiaux qui n’appartiennent pas à cette catégorie des métropoles mondiales, cela représente un total de 92 villes. Ces 92 villes représentent 18 % de la population urbaine mondiale, 43 % des passagers aériens ; 71 % du fret aérien ; 71 % du fret maritime conteneurisé. Ces 92 points dans le monde permettent de mailler l’espace mondial, qui est organisé par cette logistique métropolitaine.

À propos de l’articulation entre le transport maritime, la métropolisation et la mondialisation, Antoine Frémont distingue :

— Au sein des métropoles d’Asie orientale, le transport maritime est un outil au service de leur internationalisation. Ce transport maritime et le développement portuaire sont des facteurs de métropolisation. À partir des années 1970, le transport maritime est un moyen qui a accompagné les politiques des pays industriels (Corée du Sud, Taïwan, Singapour) au service du commerce extérieur et d’affirmation de grandes places portuaires. Il a participé à l’affirmation de ces métropoles sur le plan international. À la même époque, ces pays d’Asie orientale à l’économie marquée à la fois par un dirigisme fort et un capitalisme effréné promeuvent des compagnies maritimes qui jouent un rôle fondamental dans ces villes en projetant le commerce extérieur de ces pays à l’international. Cette projection a été pensée également en termes de construction navale : de nos jours, celle-ci se réalise à 90 % au Japon, en Corée du Sud, ou en Chine. La Chine n’a fait que copier le modèle sud-coréen en créant les zones économiques spéciales (ZES) et en développant des compagnies maritimes au service du commerce extérieur. Ces firmes sont privées mais l’impulsion étatique demeure primordiale. À titre d’exemple, Singapour a fortement augmenté dans son positionnement à l’international grâce à son port, même si ce dernier n’est plus aujourd’hui qu’un élément parmi d’autres de la métropolisation singapourienne. Dubaï suit le même modèle de développement avec une grande compagnie, manutentionnaire de conteneurs, appelée Dubaï Ports, qui permet à cet émirat de devenir pour la région un hub portuaire de premier rang. Dubaï Ports détient des terminaux à conteneurs dans le monde entier, comme à Anvers. La compagnie Emirates joue le même rôle au niveau aérien : le transport est donc bien un outil de la projection et de l’ouverture sur le monde de l’économie métropolitaine.

— Les métropoles d’Amérique du Nord sont-elles plus simplement des portes d’entrée, comme le rappelle l’histoire. Elles participent à la thalassocratie américaine, mais avec des trafics moins importants. Sur la côte Ouest, les dockers ont lancé une grève et bloqué tous les ports. Cela se traduit par un embouteillage pour l’économie américaine. Ce ralentissement de l’économie nord-américaine en lien avec cette grève montre à quel point le transport maritime a une dimension fondamentale pour les sociétés postfordistes. Ces interruptions successives dans les chaînes de production bloquent la distribution américaine. À titre d’exemple, Mc Donald nourrit ses consommateurs états-uniens de pommes de terre importées depuis le Japon par la voie aérienne.

— En Europe, la situation est plus intermédiaire. Les métropoles sont plus intérieures, et il y a une concurrence entre les deux façades maritimes. Le cœur du système s’inscrit dans les ports de la façade maritime du Nord, la Northern Range, qui permet d’alimenter la mégalopole européenne.

Pour conclure, ce système de transport maritime est-il soutenable ou non ? Incontestablement, le système peut se poursuivre, grâce aux adaptations que le transport maritime a connues. Dans les années 1980, la principale crainte était la possibilité de construire des navires de plus de 6 000 EVP. De nos jours, les navires ont une capacité de 18 000 EVP. Les ports se sont adaptés à cette spécialisation en aménageant des terminaux spécifiques. La Northern Range, avec des ports comme Anvers ou Rotterdam, est témoin de cette adaptation portuaire à ce système maritime.

Pour finir, provocateur, Antoine Frémont pose la question suivante : « Qu’est-ce qui est plus écologique ? Un circuit court ou un circuit long ? ». Le circuit long par voie maritime est peut-être plus écologique qu’un circuit court, au regard de l’émission de CO2.

QUESTIONS

Le film Ulysse montre la vie d’un vraquier chargé de marchandise. L’affréteur donne l’ordre au commandement de bord de faire attendre son navire en mer pour spéculer sur le prix de la matière première. Est-ce que cela est possible ?

Antoine Frémont : « C’est un fait possible, notamment avec le vraquier. Ce n’est pas possible pour de la conteneurisation qui assure une desserte régulière et prédéfinie, en lien avec les clients parfois groupés. Ce à quoi vous faites référence, c’est le trading qui est propre à un navire de stockage. C’est parfois possible, dans un souci de gains entre le prix du transport et la valeur de la marchandise transportée, d’observer ce genre de phénomène. Avant 2008, tous les carnets de commandes étaient pleins, là où maintenant nous sommes en surcapacité ».

— Est-ce que l’on mesure les effets sur les routes maritimes des travaux sur le canal de Panama ou encore de l’ouvrage qui serait réalisé au Nicaragua ?

  1. F. : « Il est difficile de prédire pour le Nicaragua, et d’ailleurs de comprendre la nature de ce projet. Pour Panama, très clairement, le canal est une ressource de devises de premier ordre pour le pays. Il s’agit de la création de nouvelles écluses, de l’ordre de 12,000 à 13,000 EVP. L’économie d’échelle redonnerait avec ces travaux, l’avantage à Panama, en comparaison avec Suez. Il y a un enjeu économique de premier ordre. Le canal de Suez, avant le printemps arabe, était pour l’Egypte la deuxième source de devises après le tourisme. Toutefois, il est fort à parier qu’aujourd’hui, ce soit la première source de devises du pays. »

— En lien avec le réchauffement climatique, serait-il possible d’établir des routes maritimes au niveau de l’Arctique ?

A.F. : « Dans l’Arctique, l’enjeu réside autour de l’exploitation minière et pétrolière. Il faut cependant oublier le passage maritime avec des porte-conteneurs pour relier l’Asie orientale à l’Europe. Cela ne peut pas fonctionner, du fait de l’instabilité de la banquise en fonction des saisons. D’autre part, les conditions de navigation resteraient extrêmement dangereuses. Des flux réguliers, à cette échelle, par l’Arctique, sont impensables dans une économie mondialisée. Des navires chinois l’ont fait, mais plus dans un souci géopolitique d’affirmation de la puissance du pays. »

— Est-ce que vous pensez qu’une liaison ferroviaire entre la Chine et l’Europe va concurrencer la liaison maritime entre l’Europe et l’Asie orientale ?

A.F. : « Des opérateurs le proposent, mais nous sommes plus dans un souci de complémentarité que de concurrence. La capacité de l’offre semble d’ailleurs insuffisante par la voie ferroviaire à l’heure actuelle ».

— Est-ce que la massification entraîne des changements en termes d’assurance ? Les assurances peuvent-elles être un frein au transport maritime ?

A.F. : « Avec la massification, plus de 100 000 tonnes de marchandises sont transportées sur un porte-conteneur. Mais la marchandise est assurée par chaque chargeur, via par son commissionnaire de transport. Ce n’est pas l’armateur qui assure : il y a une répartition des risques entre les différents acteurs du transport. Pour les assurances, c’est un enjeu majeur.

Toutefois, ce n’est pas un frein. Bien que les accidents soient fréquents, le système s’adapte les flux continuent. Malgré l’extrême fiabilité du transport maritime, une adaptation permanente est requise pour que la réussite de l’escale ou du franchissement du canal. »

Compte-rendu de Julien Besson à partir des propos d’Antoine Frémont