Compte rendu du café géographique de Saint-Brieuc – 10 mars 2017

Yann Calbérac est maître de conférences à l’Université de Reims Champagne-Ardenne. Il a soutenu sa thèse « Terrains de géographes, géographes de terrain. Communauté et imaginaire disciplinaires au miroir des pratiques de terrain des géographes français du XXème siècle » en 2010. Ses travaux de recherche actuels interrogent la production, la circulation et la réception des savoirs géographiques, et notamment l’émergence d’un tournant spatial dans les sciences humaines et sociales contemporaines.

« Marotte personnelle », c’est ainsi que Yann Calbérac présente Les Aventures d’Alice au pays des merveilles, son livre de chevet lorsqu’il était enfant. Ce qui l’intéresse aujourd’hui, en tant que chercheur, c’est de retrouver tous les questionnements qui sont les siens à travers les deux romans de Lewis Carroll : Qu’est-ce que la géographie comme science ? Qu’est-ce que l’espace ? Et surtout de trouver des réponses à ses questionnements. À la fin de son intervention, il précise que ces deux romans ont été une aide précieuse, durant ses études, pour comprendre la géographie anglo-saxonne et post-moderne (cf. travaux de Jean-François Staszak). Il s’agit plus d’hypothèses et d’intuitions que de thèses lourdement appuyées.

En guise d’introduction

Yann Calbérac rappelle le fil narratif des deux romans de Lewis Carroll :

  • Les Aventures d’Alice au pays des merveilles, publié en 1865, est l’histoire d’une petite fille qui s’ennuie, voit passer un lapin blanc qui s’enfonce dans un terrier, elle décide de le suivre. Elle tombe dans le terrier, repère une petite porte qui semble s’ouvrir sur un très beau jardin. Toute la question du roman est comment Alice va pouvoir franchir cette porte c’est-à-dire trouver la taille idéale pour accéder au jardin. Avant d’y parvenir, elle va avoir des aventures, changer sans cesse de taille (jusqu’à trouver la taille adéquate pour entrer dans le jardin) et rencontrer des personnages mystérieux.
  • De l’autre côté du miroir publié en 1871 : le principe est le même, Alice évolue dans un monde merveilleux. Elle passe de l’autre côté d’un miroir où tout est à l’envers et se retrouve dans une partie d’échecs. Son but est d’atteindre la dernière ligne de l’échiquier pour devenir reine. On va suivre sa progression case après case jusqu’à la huitième ligne de l’échiquier.

Il précise que les interprétations qu’en ont fait Walt Disney puis Tim Burton ne sont pas toujours fidèles à la réalité du texte (pour exemple, l’épisode du labyrinthe est inventé par Walt Disney).

Ce qui est intéressant dans ces deux romans, ce n’est pas tant le fil narratif mais c’est l’imaginaire que l’auteur, Lewis Carroll, a réussi à construire. Lewis Carroll (pseudonyme de Charles Lutwidge Dodgson), est un éminent professeur de mathématiques à l’université d’Oxford, un des plus grands esprits scientifiques du Royaume-Uni au XIXème siècle ; sérieux et austère, il est très éloigné de l’imaginaire qu’il donne à voir dans ses romans dont l’inspiratrice est Alice Liddell, alors âgée de dix ans, une des trois filles d’un de ses collègues à l’université. Il avait l’habitude de lui raconter de belles histoires tout en canotant et c’est à partir de ces récits qu’il publiera son chef d’oeuvre – sous un pseudonyme pour ne pas entacher le sérieux de l’universitaire.

Ces deux romans ne sont pas seulement considérés comme de la littérature pour enfants, ils ont souvent été commentés à partir de différentes grilles de lecture :

  • surréaliste : André Breton, dans son Manifeste du surréalisme, 1924, insiste sur le langage et le non-sens
  • psychanalytique : nombreuses références chez Jacques Lacan pour traiter de la sortie de l’enfance
  • philosophique : Gilles Deleuze, Logique du sens, 1969, s’est appuyé sur Alice, le principal ouvrage qu’il a commenté

Yan Calbérac en propose une lecture géographique autour de deux questions :

– Peut-on proposer une lecture géographique d’Alice ? En d’autres termes, peut-on apporter un regain d’intelligibilité aux deux romans en appliquant une grille de lecture géographique ?

–  Comment les romans d’Alice permettent-ils de questionner la géographie et d’enrichir la réflexion des géographes sur leur science ?

C’est à partir de la lecture d’extraits et de quelques unes des illustrations tirées de l’édition originale que Yann Calbérac se propose de répondre à ces deux questions. Il précise que les illustrations ont été réalisées à la demande de Lewis Carroll par Sir John Tenniell, peintre et illustrateur britannique. Les illustrations sont probablement conformes à l’idée que l’auteur se faisait de ses personnages et des espaces qu’il avait décrits.

1 – Peut-on proposer une lecture géographique d’Alice ?

1.1. – Un problème générique : dans quel genre littéraire classer les romans d’Alice ?

La classification n’est pas si simple : littérature pour enfant ? littérature de voyage ? domaine de l’utopie ?

– littérature pour enfant ? La question est vite tranchée…Comme pour  Tintin, on peut lire Alice de 7 à 77 ans ! Cette première classification a aplati la profondeur du message qu’il pouvait apporter.

– littérature de voyage ?  C’est un genre très en vogue aux XVIIIème et XIXème siècles, lors de la reprise de la colonisation britannique, de la découverte de pays lointains et mystérieux peuplés de personnages insolites. Lewis Carroll s’inscrit dans cette veine du ressort merveilleux de l’exploration.

Des personnages insolites

 

– domaine de l’utopie, pas au sens d’eu-topos (beau lieu ou lieu idéal car on n’y présente pas un modèle politique) mais plutôt d’u-topos (non lieu, lieu de nulle part) : Alice est une figure de l’étonnement qui porte un intérêt pour ce qui est différent d’elle. On peut citer deux phrases révélatrices : « De plus en plus curieux, s’écria Alice » (formule récurrente dans le texte) et,  alors qu’elle parle à un personnage insolite, Lewis Carroll écrit « Car voyez-vous il venait de se passer tant de choses bizarres qu’elle en arrivait à penser que fort peu de choses étaient vraiment impossibles ». Alice évolue dans un monde où la frontière entre le possible et l’impossible, le normal et l’étrange est complètement brouillée. Alice, figure de l’étonnement, s’intéresse surtout à ce qui est différent.

1.2. – Le monde décrit est assez proche de l’Angleterre du XIXe siècle

Un système social dominé par l’aristocratie

Plusieurs des personnages que rencontre Alice rappellent cette réalité : la duchesse avec tous ses attributs (costume et coiffe) et plus largement des références à la Cour avec le lapin chambellan qui délivre des invitations pour un événement royal, la partie de croquet ; le roi qui porte perruque et couronne (dans la scène du procès dans Alice au pays des merveilles) et la reine massive et imposante qui n’est pas sans rappeler la figure de la reine Victoria.

Certes, c’est un régime autoritaire, la reine appelle souvent à couper la tête mais ses décisions ne sont jamais appliquées et le roi est beaucoup plus pondéré : « si on tue tout le monde, il n’y aura plus personne »

C’est un lieu malgré tout assez paisible avec des personnages qui coexistent en bonne entente. L’organisation sociale y est codée et hiérarchisée comme l’illustrent les nombreuses pages qui décrivent l’entraînement d’Alice pour exécuter une révérence en se souvenant de ses leçons de bonne conduite.

Une étude assez fine des territoires

Le cadre des deux romans est celui de la campagne, les villes ne sont jamais mentionnées. Si la Révolution Industrielle a commencé à bouleverser la société et les paysages, la vie rurale est encore importante dans les années 1860.

Echiquier ou bocage anglais ?

Yann Calbérac lit l’extrait illustré par le dessin dans le roman De l’autre côté du miroir : « Pendant quelques minutes, Alice resta sans mot dire à regarder le pays qui était devant elle. Et c’était un drôle de pays. Plusieurs petits ruisseaux le parcouraient d’un bout à l’autre et l’espace compris entre les ruisseaux était divisé en carrés par plusieurs haies perpendiculaires aux ruisseaux. ‘ « Ma parole, on dirait exactement les cases d’un échiquier » ‘ cria enfin Alice.  ‘ »Il devrait y avoir des pions qui se déplacent quelque part, et il y en a » nota-t-elle d’un ton ravi tandis que son coeur se mettait à battre plus vite. « C’est une grande partie d’échecs en train de se jouer dans le monde entier, du moins si ce que je vois est bien le monde’. »

L’illustration suggère un carroyage qui renvoie à un échiquier mais ce que l’on voit avant tout, c’est un paysage qui correspond à celui de l’Angleterre à cette époque, un paysage de bocage (haies qui délimitent les parcelles caractéristiques de ce type de paysage rural).

Chez Alice, il y a une confusion entre le paysage qu’elle voit et le monde entier. Dans le monde d’Alice, il n’y a pas de ville, c’est un monde de bocage avec des haies et des ruisseaux. Lewis Carroll renvoie au paysage qui est celui de la société britannique traditionnelle tel qu’on le retrouve dans les peintures de Gainsborough.

Par ailleurs, certains éléments rappellent les transformations techniques, socio-économiques et sociopolitiques de l’Angleterre au XIXème siècle :

Les transformations techniques : la référence directe au chemin de fer dans De l’autre côté du miroir illustre le fait que l’usage du train s’est développé dans la société

Alice prend le train pour passer d’une case à l’autre de l’échiquier

Les transformations socio-économiques avec l’essor du tourisme : lorsqu’Alice tombe dans le terrier, elle pleure beaucoup et la flaque née de ses larmes devient une mer profonde quand elle rétrécit après avoir mangé un gâteau. Elle se retrouve à nager dans ses propres larmes mais elle n’est pas pour autant surprise, pour elle c’est de l’eau salée et son raisonnement géographique lui permet de décrire le tourisme balnéaire tel qu’on le pratiquait dans la deuxième moitié du XIXème siècle.

Yann Calbérac lit l’extrait concerné : « Au moment où elle prononçait ces mots, son pied glissa et un instant plus tard, plouf !, elle se trouva dans l’eau salée jusqu’au menton. Sa première idée fut qu’elle était tombée dans la mer. Elle ne savait comment, et dans ce cas, songea-t-elle, je vais pouvoir rentrer par le train. Alice était allée au bord de la mer une seule fois dans sa vie et elle en avait tiré une conclusion générale que partout où on allait sur les côtes anglaises, on trouvait des cabines de bains roulantes dans l’eau, des enfants en train de faire des trous dans le sable avec des pelles en bois puis une rangée de pensions de famille et enfin une gare de chemin de fer. » En quelques lignes, Alice décrit parfaitement le paysage nouveau qui se met en place sur les côtes anglaises et l’activité économique naissante pour la bourgeoisie. Alice rend compte, même si on est dans un pays des merveilles hors du temps, des transformations de l’Angleterre à cette époque.

Les transformations historique, politique et culturelle à travers la cérémonie du thé considérée comme une évocation de l’empire et de la culture impériale (démocratisation du tea time) que l’on trouve dans Les Aventures d’Alice au pays des merveilles.

Tea time

Alice arrive dans une clairière et rencontre des personnages, le chapelier fou, le lièvre de mars et un loir endormi qui prennent le thé. Il y a une très grande table où les trois personnages passent leur temps à boire le thé ; quand leur tasse est vide, ils se décalent et se placent à côté d’une autre tasse pour continuer à boire du thé. Yann Calbérac nous livre une hypothèse sur cette scène surprenante : il y voit une référence  à l’empire colonial britannique.  La pratique culturelle du thé, le tea time, se développe et se démocratise avec la colonisation qui permet la culture du thé, en particulier dans les Indes britanniques. Par ailleurs, l’immensité de l’empire britannique sur lequel le soleil ne se couchait jamais suggère qu’il est toujours l’heure de boire le thé quelque part…ce que font les personnages autour de la table qui représente peut-être un planisphère avec les fuseaux horaires.

Au-delà de la simple évocation d’un pays merveilleux, le texte est profondément ancré dans une réalité sociale, historique et géographique qui est celle de l’Angleterre dans la seconde moitié du XIXème siècle. Le personnage d’Alice n’est pas tant un personnage qui est confronté à une altérité radicale, elle est juste confrontée aux transformations de la société dont elle est issue et qui affectent profondément les territoires.

2 – Comment les romans d’Alice permettent-ils de mieux comprendre ce qu’est la géographie ?

La première définition que l’on peut donner de la géographie, c’est la science qui traite de l’espace. Or, pour Alice, l’espace pose problème. Toutes les règles habituelles concernant l’espace ne semblent pas fonctionner dans les deux pays qu’Alice traverse.

2.1. – Pour Alice, l’espace pose problème : et si l’espace fonctionnait en fait de façon différente ?

Plusieurs passages suggèrent un rapport difficile à l’espace

Yann Calbérac donne quelques exemples dans le roman De l’autre côté du miroir :

– Alice veut atteindre une colline mais sur le sentier qui se transforme, une maison surgit sans cesse sur son chemin : « Elle tourna résolument le dos à la maison puis prit le sentier une fois de plus, bien décidée à aller jusqu’à la colline. Pendant quelques minutes, tout marcha bien mais au moment précis où elle disait « cette fois-ci, je suis sûre d’y arriver », le sentier fit un coude et se secoua, et un instant plus tard, elle se trouva bel et bien en train de pénétrer dans la maison. « Oh ! C’est trop fort ! » s’écria-t-elle « Jamais,  je n’ai vu une maison se mettre ainsi sur le chemin des gens ! Non, jamais ! » »

– A un moment, alors qu’Alice marche, la reine noire du jeu d’échecs l’entraîne pour courir dans une course folle, pour finalement se retrouver au même endroit.

La course folle

« Mais voyons » demande Alice « Je croyais vraiment que nous n’avons pas bougé de sous cet arbre, tout est exactement comme c’était. » « Bien sûr » répondit la reine, « Comment voudrais-tu que ce fut ? » « Ma foi, dans mon pays à moi » répondit Alice, encore un peu essoufflée, « on arriverait généralement à un autre endroit si on courait très vite pendant longtemps comme nous venons de le faire. » « Ici, vois-tu, on est obligé de courir pour rester au même endroit. Si on veut aller ailleurs, il faut courir au moins deux fois plus vite ».

– Dans un autre passage, une rose explique à Alice qu’elle doit marcher dans l’autre sens pour rejoindre la reine rouge : « Alice trouva ce conseil stupide ».

Ces exemples montrent bien que l’espace dans lequel évolue Alice obéit à des règles qui semblent totalement échapper à son bons sens. La situation d’Alice est un véritable non-sens géographique, la petite fille n’a pas les clés pour parcourir cet espace et d’ailleurs, elle s’exclame, troublée « Une colline ne peut pas être une vallée, ce serait une absurdité ! »

Le passage concernant la partie de croquet dans Les Aventures d’Alice au pays des merveilles est lui aussi révélateur de cet espace qui pose problème pour Alice. Ce qui l’étonne, ce n’est pas tant les maillets qui sont des flamands roses ou les boules qui sont des hérissons mais plutôt le terrain de croquet : « Alice n’avait jamais vu un terrain de croquet aussi bizarre, il était tout en creux et en bosses », un terrain de croquet qui n’est absolument pas adapté et qui est très éloigné de l’image de la pelouse anglaise de ce jeu.

Une allusion aux travaux mathématiques de Lewis Carroll ?

Nous pouvons y voir une référence à ses travaux de chercheur sur la géométrie non euclidienne, donc sur un espace à n dimensions et non seulement à deux dimensions : dans cette perspective, une vallée peut bien devenir une bosse ou inversement.

Pour créer l’espace géographique de ses deux romans, Lewis Carroll s’appuie sur ses recherches ; une façon pour l’éminent mathématicien de vulgariser auprès du grand public des propositions mathématiques complexes et de poser la question « Comment pourrait-on faire dans un monde où l’espace serait régi par des règles différentes ? »

Au-delà du merveilleux, de l’étrangeté et de l’insolite des personnages que rencontre Alice, les deux ouvrages posent une vraie réflexion sur l’espace.

Or l’espace semble tellement évident qu’on ne le questionne même pas. Le détour par la fiction, tel que le propose Lewis Carroll, est une manière pour nous, géographes, d’interroger notre imaginaire géographique et de poser des questions pertinentes : en quoi l’espace nous contraint-il ? Comment peut-on le définir ?

La démarche d’Alice peut nous y aider, d’autant plus qu’Alice se comporte en géographe dans les pays qu’elle traverse.

2.2. – Alice se comporte en géographe

Elle explore

Pourtant, Alice est présentée d’emblée comme une jeune fille nulle en géographie.

Lewis Carroll le laisse entendre dans Les Aventures d’Alice au pays des merveilles lors de sa lente chute dans le terrier pendant laquelle elle fait un long monologue : « Plus bas, encore plus bas, toujours plus bas, est-ce que cette chute ne finirait jamais ? Je me demande combien de kilomètres j’ai pu parcourir. Je ne dois pas être loin du centre de la Terre, voyons, ça ferait une chute de 6 à 7 km, du moins, je le crois » car voyez-vous, Alice avait appris en classe pas mal de choses de ce genre et quoique le moment fût mal choisi pour faire part de ses connaissances puisqu’il n’y avait personne pour l’écouter, c’était pourtant un bon exercice que de répéter tout cela. « Oui, ça doit être la distance exacte mais, par exemple, je me demande à quelle latitude et à quelle longitude je me trouve ? » Alice n’avait pas la moindre idée de ce qu’étaient la latitude et la longitude mais elle trouvait que c’étaient de très jolis mots, des mots superbes. »

Alors pourquoi prétendre qu’elle est une géographe alors qu’elle ne connaît même pas le vocabulaire de base de la cartographie pour pouvoir affecter une position dans l’espace ? Lewis Carroll nous oblige à changer notre perspective sur la géographie. Si l’approche cartographique n’est plus pertinente dans l’imaginaire que construit Lewis Carroll, il nous laisse entendre que l’on peut utiliser une autre démarche, celle de la connaissance par le terrain. La géographie connaît une grande mutation à l’époque de Lewis Carroll ; le géographe était auparavant un savant qui restait en bibliothèque, réalisant des cartes à partir de données récupérées auprès des explorateurs ; dans la seconde moitié du XIXème siècle, le géographe quitte son cabinet pour enquêter, collecter ses données sur le terrain. C’est ce que fait Alice au pays des merveilles, elle va au contact des populations, les interroge (la démarche du géographe se rapproche d’ailleurs de celle de l’ethnographe). Cette démarche de terrain apparaît très bien dans la séance inaugurale que fait Alice, quand elle arrive dans le pays du miroir, elle fait ce que font tous les géographes depuis la fin du XIXème siècle, elle décrit le paysage (scène du champ en échiquier).

Lewis Carroll a eu l’intuition que l’expérience du terrain, la description paysagère permettaient de comprendre l’espace quand la cartographie était défaillante.

Si on propose une autre lecture de ces deux romans, on peut y lire des problèmes d’identité : Alice ne sait pas qui elle est.  Mais, et notre intervenant nous le démontre, cette question d’identité, est celle du rapport d’Alice à l’espace.

La question de l’échelle

Dans Les Aventures d’Alice au pays des merveilles, elle change de taille tout le temps, quand elle mange un  gâteau ou boit une potion. Lorsqu’elle rencontre un personnage et lui demande « Qui êtes-vous ? », l’autre rétorque « Qui es-tu ? », Alice est alors incapable de répondre. Elle ne sait pas qui elle est.

La chenille au narguilé

Yann Calbérac lit un extrait de ce rapport à l’identité « La chenille et Alice se regardèrent un bon moment en silence. Finalement, la chenille retira son narguilé de sa bouche puis demanda d’une voix languissante et endormie « Qui es-tu ? ». Ce n’était pas un début de conversation très encourageant. Alice répondit d’un ton timide « Je ne sais pas très bien, madame, du moins pour l’instant. Je sais qui j’étais quand je me suis levée ce matin mais je crois qu’on a dû me changer plusieurs fois depuis ce moment-là. »

Alice est en fait, sans cesse, prisonnière de son espace, elle n’est jamais à la bonne taille.

Alice, prisonnière de son espace

En quoi cette question d’identité intéresse-t-elle les géographes ? Elle pose la question de l’échelle, définie comme le point de vue d’analyse d’un espace : « Quelle est l’échelle appropriée pour étudier un phénomène particulier ? » C’est la question que se pose sans cesse Alice, pour avoir la bonne taille, pour franchir la porte… Et chaque fois qu’Alice change de taille, elle change de point de vue sur le monde.

Lewis Carroll, par ce ressort humoristique, arrive à transmettre la notion de changement d’échelle indispensable à toute réflexion géographique. Les questions que se pose Alice sont celles que se pose tout géographe.

La question de la position

Dans De l’autre côté du miroir, Alice ne change pas de taille mais elle change de position.

Alice devient reine

Alice est un pion dans un jeu échecs (lorsqu’un pion arrive à la dernière ligne, le pion se transforme en reine). Or, Alice atteint la dernière ligne, elle devient reine, reçoit sa couronne et est l’égale de la reine blanche et de la reine noire. La question de son identité se pose, pourtant Alice n’a pas changé entre le début et la fin du roman ; ce qui a changé, c’est sa position sur l’échiquier. L’identité de chaque personnage est définie par sa position dans l’espace.

2.3. – La carte n’est pourtant pas absente du roman

Si Lewis Carroll récuse l’approche cartographique (ses travaux sur une géométrie non euclidienne), il en présente pourtant une au début de son roman De l’autre côté du miroir.

 

Plateau d’échecs

Yann Calbérac se propose de nous démontrer que cette représentation d’un plateau d’échecs est une carte géographique.

Le début du roman s’ouvre sur une double page dont l’une correspond à la dramatis personae (liste des personnages dans une pièce de théâtre) ; à chaque personnage que rencontre Alice est assignée une pièce d’échiquier. L’autre page est celle de l’échiquier avec la position des pions ; au-dessous, les coups qui sont joués (chaque coup correspond à un chapitre) et qui permettent à Alice d’avancer sur l’échiquier. Au-delà de ce dispositif astucieux qui permet à celui qui connait le langage des échecs de se dispenser de lire le roman (hormis le plaisir de la lecture) pour en connaître le dénouement, Yann Calbérac pose la question : pourquoi l’échiquier est-il une carte ?

Si l’échiquier peut être considéré comme une carte (le paysage dans lequel évolue Alice sur l’échiquier est un bocage), il est bien plus riche qu’une carte « traditionnelle » car il montre les coups faits et/ou ceux qu’Alice aurait pu faire : on y voit les déplacements effectifs mais aussi potentiels d’Alice. On est donc face à une carte qui produit du récit. Le récit que nous lisons ne provient pas uniquement de l’échiquier mais aussi du choix que le joueur fait pour déplacer les pions. Il s’agit là d’une vision extrêmement contemporaine de la carte : l’espace n’est pas simplement le support de l’action mais l’espace est ce qui permet l’action. La carte n’est pas seulement un espace de localisation, c’est un espace dans lequel le rôle de l’acteur est essentiel.  On retrouve ici le tournant actoriel de la géographie, le fait qu’on n’agit pas dans l’espace mais avec l’espace (cf. Michel Lussault, L’homme spatial, Le Seuil, 2007).

Pour conclure

Certes la lecture géographique des romans de Lewis Carroll participe à l’élucidation des textes au même titre que les lectures philosophique ou linguistique mais ce qui est encore plus intéressant souligne Yann Calbérac, c’est que ces deux romans foisonnants fournissent certaines des réponses aux questions que les géographes se posent aujourd’hui.

Questions

1 – A quoi ressemblait la géographie à l’époque de Lewis Carroll ? S’en est-il inspiré ?

Lewis Carroll enseignait les mathématiques à Oxford à une époque où la distinction entre les sciences exactes et les sciences sociales n’étaient peut-être pas aussi marquées qu’aujourd’hui. Il était très certainement en contact avec ses collègues et au fait de l’évolution de la géographie. Au Royaume-Uni, comme d’ailleurs en France, la fin du XIXème siècle est un moment charnière pour la géographie. Jusque dans les années 1880, le géographe est « un géographe de cabinet » qui met en cartes et écrit des synthèses à partir des données brutes collectées par les explorateurs. A la fin du XIXème siècle, la géographie prend un tournant décisif, quand le géographe se rend lui-même sur le terrain pour étudier la population, le milieu naturel, les paysages ruraux… Lewis Carroll, à travers ses romans, rend peut-être compte des évolutions les plus récentes de la géographie.

2 – Alice n’appréhende-t-elle pas ce pays imaginaire plus comme une colonisatrice que comme une géographe ?

Dans les romans de Lewis Carroll, il n’y a pas de référence directe à la colonisation à l’exception peut-être de la cérémonie du thé si l’on accepte l’interprétation que je vous ai proposée.

En revanche, la démarche d’Alice qui explore les pays qu’elle traverse peut amener à se demander si elle n’est pas plutôt dans celle qui prépare la colonisation quand le géographe précédait la canonnière.

3 – Quelle image Alice nous renvoie-t-elle de l’organisation de la société et du modèle politique ?

Le personnage d’Alice est à l’image de son auteur, Lewis Carroll qui appartient à la bonne société de l’époque et qui est conservateur. Elle est très soucieuse des règles et des lois dans les pays qu’elle traverse et très respectueuse de l’autorité du roi et de la reine. Elle ne remet pas en cause le régime monarchique, son fonctionnement aristocratique et la très forte hiérarchie sociale. L’épisode de la course au caucus n’est-elle pas une critique du système démocratique ? De même, la hiérarchie sociale est visible à travers la représentation des personnages : le roi, la reine et l’aristocratie sont des êtres humains, le peuple est représenté par des animaux, les serviteurs par des cartes à jouer.

4 – Parmi les animaux qu’Alice rencontre, il y a un dodo, quel est le message de Lewis Carroll avec cet animal qui a disparu ?

D’après les rapports des voyageurs, le dodo, espèce d’oiseaux endémique de l’île Maurice, aurait disparu entre 1688 et 1715, moins d’un siècle après l’arrivée des Européens. Peu de personnes se sont alors intéressées à son extinction. Au début du XIXème siècle, beaucoup pensait que l’espèce n’était qu’un mythe. Avec la découverte des premiers os de dodo en 1865 dans la Mare-aux-Songes à l’île Maurice et les rapports écrits par George Clarke, l’intérêt pour le dodo a été ravivé. Or dans la même année que celle où George Clarke commence à publier ses rapports, l’oiseau devient un personnage dans le roman de Lewis Carroll les Aventures d’Alice au pays des merveilles. Par la popularité de son oeuvre, Lewis Carroll a certainement participé à la célébrité du dodo qui est aujourd’hui l’icône de l’extinction des animaux.

5 – Le fait qu’il y ait des opportunités d’action dans le roman « De l’autre côté du miroir » ne peut-il pas nous faire penser à l’uchronie et aux tentatives d’histoire contrefactuelle ?

L’histoire que l’on aurait pu lire mais qu’on ne lit pas est contenue dans la carte. Toutes les potentialités du roman sont dans la carte, le choix de déplacer une pièce, c’est le choix de ne pas la déplacer autrement. L’uchronie (récit basé sur la réécriture de l’histoire permettant d’imaginer le monde si un événement passé avait eu une autre issue), si uchronie il y a, est dans le choix des personnages.

6 – Le British Museum possède une collection considérable de cartes ; aujourd’hui, les sites cartographiques britanniques sont très riches en cartes. Comment l’expliquez-vous ?

La cartographie a été l’allié de la colonisation tout au long du XIXème siècle des puissances coloniales européennes. Le Royaume-Uni qui est alors la première puissance maritime et coloniale a largement utilisé l’outil cartographique pour dominer le monde. Les cartes sont alors réalisées par l’armée (cartes d’état-major). Mais c’est la géographie britannique dans les années 1960/1970 qui, la première, remet en cause son héritage impérialiste. La carte aujourd’hui a d’autres usages que celui militaire, elle n’est plus le monopole des états-majors.

Toutes les questions qui m’ont été posées montrent à quel point les deux romans de Lewis Carroll sont riches et profonds. Ils offrent de multiples lectures et ne s’épuisent jamais. Je vous invite à les lire et les relire !

Compte rendu de Christiane Barcellini et Alain Fargier
relu par Yann Calbérac, mars 2017