Les Cafés géographiques rencontrent Christian Montès et Pascale Nédélec, auteurs de l’Atlas des États-Unis. Un colosse aux pieds d’argile (Autrement, 2016) réalisé avec le cartographe Cyrille Suss.
- Il existait des atlas antérieurs sur les États-Unis. Comment avez-vous procédé pour essayer de renouveler la question par un atlas sur un pays déjà très étudié ?
PASCALE NÉDÉLEC : Dans un premier temps, il s’agissait de proposer une vision des États-Unis renouvelée, prenant en compte les évolutions socio-spatiales qui ont eu lieu dans les années 2000-2010. Il nous semblait ainsi essentiel de s’intéresser aux conséquences de la crise économique de 2007-2008 qui a révélé, voire accentué des tendances déjà à l’œuvre depuis la fin du XXe siècle. Plus largement, notre ambition était d’insister sur la complexité de la géographie des États-Unis, tiraillés entre hyperpuissance et fragilités internes profondes. C’est dans cette perspective qu’il faut comprendre le sous-titre de l’atlas : « Un colosse aux pieds d’argile ».
CHRISTIAN MONTÈS : Précisons aussi que chez Autrement, le précédent Atlas datait de 1994 et était obsolète. Il existait par ailleurs un Atlas de la puissance américaine de 2006, thématique donc, qui ne prenait pas en charge la totalité des enjeux géographiques du pays. Au moins tout autant que par les thèmes, c’est la forme « Atlas » qui permet le renouvellement, par la mise en perspectives d’infographies très variées.
- Vous abordez des sujets peu traités. On pense aux petites villes… ou à la géographie du jeu.
PASCALE NÉDÉLEC : C’est un choix délibéré de notre part que d’articuler des sujets très classiques au sujet des États-Unis, comme leur présence militaire à travers le monde ou leurs stratégies géopolitiques, avec des thèmes qui peuvent apparaître plus originaux, comme les petites villes ou la géographie du jeu. Ces focus thématiques s’expliquent par le fait qu’ils font écho à nos propres travaux de recherche respectifs [voir références en fin de texte]. Ceci permet également de développer des facettes moins connues des États-Unis et ainsi de démontrer au lecteur qu’il y a encore beaucoup à apprendre de cet immense pays !
CHRISTIAN MONTÈS : La carte sur les petites villes et celle sur « le reste des Etats-Unis » ont été pensées pour montrer que d’une part la métropolisation et quelques sites naturels remarquables ne font pas tout le pays, loin de là, et qu’à côté de l’extraordinaire, il y avait les Etats-Unis ordinaires, dont les paysages couvrent la majorité du pays.
- A l’inverse, vous abordez également des questions pleines de représentations ici en France, sur les armes ou bien l’obésité. Elles sont à la fois connues et très peu traitées en géographe d’habitude.
PASCALE NÉDÉLEC : Comme nous l’écrivons en introduction, les États-Unis sont le pays des superlatifs… y compris en termes de stéréotypes et de clichés. Les Français, même s’ils ne sont pas les seuls, adorent détester les Américains et sont prompts à la critique, au fondement de l’antiaméricanisme. L’approche géographique que nous proposons dans cet atlas a pour objectif de présenter les forces et les faiblesses américaines, en insistant sur la complexité de certaines situations afin d’éviter les généralisations hâtives. En consacrant des doubles pages sur l’obésité, l’étalement urbain ou la possession d’armes à feu, nous cherchons à présenter les faits de la façon la plus neutre possible pour que le lecteur puisse se faire une opinion informée et nuancée.
CHRISTIAN MONTÈS : Il s’agit en effet de donner des éléments de contexte et des données le plus vérifiées possibles pour nourrir le débat à charge comme à décharge.
- D’un point de vue purement cartographique, y a-t-il eu des cartes difficiles à établir graphiquement ?
PASCALE NÉDÉLEC : Il faut ici souligner la très grande qualité des illustrations de cet ouvrage, que l’on doit au cartographe Cyrille Suss. Il a parfaitement su produire des cartes, graphiques et infographies qui représentaient les données factuelles que nous souhaitions présenter au lecteur. La question de l’accessibilité et de la disponibilité des données est essentielle lors de la réalisation d’atlas tel que celui-ci. Pour les chercheurs travaillant aux États-Unis, la tâche est relativement aisée puisque les données quantitatives sont très faciles d’accès. Une pluralité d’institutions de recherche (laboratoire d’idées Pew Research Center par exemple) et d’organismes gouvernementaux (Bureau du recensement américain en premier lieu) mettent en ligne, et gratuitement, leurs ressources. La difficulté réside alors plutôt dans la sélection et le croisement de différentes sources statistiques, qui présentent parfois des chiffres différents en raison de méthodologies distinctes.
Néanmoins, certaines cartes ont représenté un vrai défi technique pour Cyrille Suss, notamment la « carte en points » (p.58 de l’atlas), cartographiant la ségrégation ethnique, qui est particulièrement minutieuse. Grâce à lui, le lecteur peut se familiariser avec un mode de représentation graphique qui est de plus en plus en vogue aux États-Unis, mais encore peu utilisé en France.
CHRISTIAN MONTÈS : Je renchéris sur l’apport de Cyrille Suss à cet Atlas. Il a non seulement réussi à traduire en infographies ce que nous souhaitions montrer, mais a été force de proposition, soit dans les données à utiliser, soit dans le type de projection (qui permet de remettre l’Alaska « à sa place » si l’on peut dire !)soit dans le type d’infographie proposé (cf. Kansas City dans la double page espaces publics/espaces privés où l’ajout de la troisième dimension donne plus de « corps » à cet exemple). Nous avons aussi voulu réaliser des cartes de synthèse, soit classiques (l’agriculture, mais en faisant bien figurer l’agribusiness et l’exportation) soit plus originales comme l’Alaska qui essaie de « poser » tous les enjeux de ce territoire (et demande une lecture minutieuse !).
- Vous avez rarement choisi une cartographie utilisant la maille des États fédérés, mais systématiquement des mailles plus fines…
PASCALE NÉDÉLEC : Il est important de rappeler que les États-Unis sont un pays immense. Dès lors, il faut toujours se demander la pertinence de représenter une donnée lissée à l’échelle d’un territoire qui peut être grand comme un pays : le Texas (2e État du pays en termes de superficie, derrière l’Alaska) a pratiquement la même superficie que l’Égypte ; et le New Jersey, parmi les plus petits États fédérés, a la même superficie qu’Israël. Au vu de l’immensité des territoires considérés, nous avons cherché autant que possible de représenter les données, quand elles étaient disponibles, à une échelle plus fine et précise, à savoir celle des comtés (counties), voire des sous-divisions urbaines (census tracts).
CHRISTIAN MONTÈS : Aux Etats-Unis (comme dans bien d’autres cas) les données trop agrégées perdent une grande partie de leur sens ; les moyennes à l’échelle du pays servent surtout à remettre les éléments dans le contexte mondial mais cachent la variété souvent importante des situations locales. Il en va presque de même de l’échelle des Etats fédérés.
- Avez-vous été confrontés à un manque de données pour certaines cartes ?
CHRISTIAN MONTÈS : Nous avons plutôt été confrontés à une surabondance de données, de sources diverses et pas toujours concordantes. D’autre part, les statistiques américaines sont parfois tellement précises que les agréger est délicat scientifiquement car cela fausse le regard. Nous avons toutefois été parfois surpris de l’absence de données : la diaspora (c’est en lien avec le désintérêt voire la méfiance du gouvernement envers ces personnes), et les armes (pas de données officielles précises sur le nombre d’armes en circulation : là encore en ligne avec le faible contrôle de ces dernières, hélas).
- Pourquoi n’avez-vous pas opté pour faire toute une partie sur l’Amérique urbaine?
PASCALE NÉDÉLEC : Il est vrai qu’au regard de nos spécialisations de recherche respectives, nous avons tous les deux un tropisme marqué pour les villes et un intérêt fort pour la géographie urbaine. Mais l’un des défis de la réalisation d’un atlas comme celui-ci, c’est de réussir à proposer une vision d’ensemble, ici des États-Unis, en résistant à la tentation de ne traiter que les sujets qui nous intéressent personnellement. Néanmoins, il est incontestable que les villes ont une place de choix dans l’ouvrage, ce qui se justifie par le fait que 84 % de la population sont considérés comme urbains selon le recensement de 2010. Les villes états-uniennes catalysent de plus les imaginaires collectifs et les représentations que beaucoup se font du pays. Quand on parle des États-Unis, viennent à l’esprit les images d’interminables banlieues pavillonnaires que l’on voit dans les séries télévisées et des gratte-ciel de New York. C’est d’ailleurs pour cela que l’illustration de la couverture représente la skyline (ligne d’horizon) de Chicago.
CHRISTIAN MONTÈS : Et ajoutons que faire toute une partie sur la géographie urbaine aurait peut-être trop laissé à penser qu’il y aurait deux pays différents -les urbains et les ruraux- alors que la vision de la ville est fondée en partie sur le pastoralisme (d’où l’ambiguïté de la maison individuelle, issue du rêve de la fusion entre ville et campagne, entre autres origines) et que l’idéal agrarien des Pères fondateurs n’est pas mort. La géographie des votes lors de la dernière élection souligne par exemple que les divisions ne suivent pas des lignes claires ville/campagne mais divisent tout autant les différentes parties des aires urbaines. Il en va de même pour bien des indicateurs (pauvreté, espérance de vie…).
- L’atlas parle d’une « démocratie en panne » (p.72-73) et, dans une autre double page, d’une « opinion publique divisée » (p.70-71). Pensez-vous que cela participe à une certaine fragilité états-unienne ?
PASCALE NÉDÉLEC : Les dernières élections présidentielles sont la dernière manifestation en date des divisions très profondes qui traversent l’opinion publique américaine, à tel point que certains commentateurs déplorent deux Amériques qui seraient devenus incapables de se comprendre mutuellement. Même si cette lecture binaire est trop schématique, d’autant que ces deux « camps » qui s’affrontent sont rarement décrits en détail, il est vrai que les débats de société sont caractérisés par une polarisation idéologique et politique de plus en plus forte. Selon certains politistes, ce processus fragilise en effet la vie politique en systématisant les blocages partisans qui peuvent se résumer par une opposition à une proposition de loi essentiellement parce qu’elle est issue du camp adverse. Barack Obama, le premier, a déploré cette attitude peu constructive de la part des représentants républicains pendant ses deux mandats de président, limitant d’autant sa capacité à mettre en place sa politique. Il faut toutefois noter que c’est l’organisation même du gouvernement américain qui permet de tels blocages institutionnels.
CHRISTIAN MONTÈS : Le blocage provient effectivement de la bipolarisation de la vie politique alliée à la séparation des pouvoirs (système de contrôle mutuel appelé « check and balances ») qui permet rarement à l’un des deux partis de contrôler les trois pouvoirs, car le but de la Constitution de 1787 était d’éviter à tout prix l’instauration d’une dictature. Cela se traduit donc par la possibilité de bloquer les décisions soit par le président, soit par le Congrès, soit par la Cour Suprême. Celui qui dispose des trois pouvoirs (Trump par exemple au niveau fédéral) pourrait donc imposer ses vues à toute la population (mais les Etats fédérés peuvent résister comme le montre l’actuelle « affaire du décret »où l’on voit un décret présidentiel voulant interdire l’entrée aux Etats-Unis des ressortissants de 7 pays musulmans suspendu par la justice de plusieurs Etats fédérés opposés à une telle politique)… Mais la panne provient aussi de l’ampleur de la méfiance envers Washington et de l’importance de l’abstention : 100 millions d’électeurs se sont abstenus lors de la dernière présidentielle, qui est pourtant souvent l’élection qui attire le plus (il n’est pas rare que seul le quart des électeurs vote lors d’élections locales). La politique se fait donc beaucoup ailleurs, par une démocratie directe d’un côté (associations locales), et le dévoiement de la démocratie de l’autre, par intenses pressions de lobbys tels la NRA, qui financent les campagnes électorales et sont peu contrôlés.
- Dans l’introduction, pour présenter « un portrait fidèle du pays », vous évoquez « deux visions [qui] « s’entrechoquent » (p.6). Diriez-vous que l’élection de Donald Trump soit une des conséquences possibles de ce clivage entre deux populations, dont l’une se sentirait exclue du système politique ?
PASCALE NÉDÉLEC : Il faut faire attention à ne pas avoir une vision binaire trop simpliste de la population américaine, qui serait divisée en deux camps incompatibles (cf. question précédente). Entre les extrêmes évoqués dans l’atlas, il ne faut pas oublier les classes moyennes qui ont longtemps constitué le cœur du rêve américain. En revanche, il est vrai que ces classes intermédiaires sont affaiblies : les idéaux de propriété immobilière, de stabilité professionnelle et d’ascension sociale de leurs enfants par l’éducation sont de plus en plus difficiles à atteindre, remettant en cause les fondements même de l’American Dream, et par là du récit national américain.
CHRISTIAN MONTÈS : D’autres commentateurs indiquent que ces élections marqueraient aussi la mise en évidence du caractère peu ouvert d’une partie non négligeable de la population américaine (refus de l’action sociale, xénophobie, exclusion de celles et ceux qui ne partageraient les mêmes « valeurs morales » qu’eux…). Une des raisons serait la médiocrité de l’enseignement public et de la culture de bien des Américains qui leur font accepter les « réalités alternatives » de médias dominants ou de politicien.ne.s dévoyé.e.s.
Références :
Montès C., American State Capitals: A Historical Geography, 2014, Chicago, University Press of Chicago, 408 p.
Nédélec P.(à paraître) Las Vegas dans l’ombre des casinos. (Dé)construire l’urbanité et la citadinité végasiennes, Presses Universitaires de Rennes.
Propos recueillis par Olivier Milhaud et Naïla Thobie, février 2017