(ADangerousMethod, D. Cronenberg, 2011, Canada ; Le Havre, A. Kaurismaki, France, 2011)
Voir Le Havre et A Dangerous Method coup sur coup met le spectateur face à une foule d’interrogations sur le traitement cinématographique des lieux diégétiques, d’autant plus lorsque l’importance que leur accorde le cinéaste est avérée par le titre même du film, ce qui est le cas du dernier Kaurismaki, ou par le souci manifeste de réalisme affiché par l’auteur, comme dans le traitement par Cronenberg de l’amitié puis de la brouille entre Freud et Jung.
Rien à voir, il est vrai, entre les deux films. L’un propose une fablesur la solidarité au sein des classes populaires, face à la mécanique implacable de l’État de droit, incarnépar des services de douanes à la recherche d’un enfant africain tentant de rallier la Grande-Bretagne, où est réfugiée sa famille. L’autre narre la rencontre, l’amitié et la brouille entre le jeune Jung et son mentor Freud, à travers le fil rouge du cas de Sabina Spielrein, patiente puis maîtresse du premier.Ils ont en commun, en dépit de ce grand écart, de se dérouler dans des lieux reconstitués pour l’occasion : dans un cas Le Havre, dans l’autre les rives du lac de Zurichet Vienne. À partir d’objectifs incomparables, les deux réalisateurs effectuent des choix traduisant deux approches opposées.
Cronenberg opte pour la posture classique d’une reconstitution minutieuse des lieux-clés de son intrigue : la villa de la famille Jung – encore debout mais habitée – a été en partie reconstituée, les rives du lac de Zurich, trop modernisées, ont été délaissées au profit de celles du lac de Constance, cependant que c’est sur le « vrai » fronton de la maison de Freud, aujourd’hui un musée, que s’arrête la caméra de Cronenberg lors de la première entrevue entre les deux protagonistes.
À l’opposé, Kaurismaki joue la carte de la distanciation, mêlant d’une part des éléments qui situent l’intrigueaujourd’hui et, d’autre part, des incongruités qui rappellent plutôt un décor d’après-guerre. Cette « atemporalité » du Havre tel que filmé par le réalisateur finlandais entre en résonnance avec le sur-jeu des acteurs, André Wilms campant un cireur de chaussuresdénommé Marcel Marx (!) et s’exprimant comme un livre, et correspondin fine à une volonté de nier en partie Le Havre comme lieu connu et reconnaissable pour en faire un géotype : la grande ville portuaire et industrielle. Peu importe, par conséquent, le « réalisme » de la représentation, ce géotype réunit les ingrédients, les configurations nécessaires au conte de fée mis en scène par Kaurismaki : un port, un quartier populaire, des forces de l’ordre omniprésentes et une diversité propice à l’entraide comme à l’indifférence ou la dénonciation.
Dès lors, le spectateur fait face à un amusant paradoxe : soucieux de réalisme, Cronenberg finit par retenir des lieux de tournage distincts de ceux qu’ils sont censés signifier avec fidélité – projet rendu de toute façon illusoire par la distance temporelle –, alors que Kaurismaki a choisi Le Havre pour y filmer n’importe quel grand port européen.En somme, le second se joue des clichés en forçant quelques traits – rues pavées et petits bistrots figurent la France, grues et conteneurs plantent le décor portuaire – tandis que l’autre risque la confusion entre réalisme et réductionnisme, en réduisant Vienne aux jardins du Belvédère et au café Sperl.
Cronenberg, en ce sens, passe à côté de l’intérêt qu’il aurait pu y avoir à tenter de faire le lien entre les lieux fréquentés par Jung et Freud – l’effervescence intellectuelle de deux métropoles par ailleurs incomparables – et ce qui s’est joué entre les deux penseurs. C’est d’autant plus dommage qu’il y parvient pourtant à d’autres échelles, par exemple dans le décor du bureau de Freud : le désordre ordonné et la saturation d’objets y traduisent la pensée du père de la psychanalyse, entre rigueur scientifique, effervescence et paranoïa à l’égard d’une intelligentsia aussi perplexe quant à la psychanalyse qu’antisémite.
L’inverse vaut pour Le Havre, par ailleurs assez déroutant, auquel on pourra trouver l’intérêt de ce traitement distancié de la réalité géographique : plutôt que le réductionnisme d’une représentation fidèle mais très partielle, Kaurismaki opte pour une modélisation, un réductionnisme assumé, en quelque sorte.
Manouk Borzakian (Laboratoire Chôros, EPFL)