Guy Chemla, Professeur de Géographie et d’Aménagement à l’Université de Paris IV.

Le vignoble d’Alsace est un vignoble méconnu et mésestimé car il traîne encore une réputation de vin faible et léger. Mais d moins en moins… Car ce vignoble a fait d’énormes progrès depuis 30 ans sous la conduite de l’interprofession : négociants, producteurs et coopératives. C’est une construction humaine tout à fait originale, racontée dans le maître livre de Roger Dion (Histoire de la vigne et du vin en France).

Physiquement, ce vignoble s’étend en longueur sur 120 km entre Strasbourg et Mulhouse et il est très peu large (entre 3 et 10 km). C’est le plus septentrional des vignobles français après le Champagne mais le plus méridional des vignobles rhénans avec celui du Bade-Wurtemberg. Trois éléments sont à retenir : le versant oriental des Vosges hercyniennes ; une zone très faillée, les collines sous-vosgiennes marno-calcaires ; la plaine du Rhin, des marnes et alluvions quaternaires. Avec un climat particulier, l’ensemble des vignes est à l’abri « derrière » les Vosges, avec peu d’influence océanique, un effet de foehn qui accroît les températures et accélère la maturité du raisin. Il tombe de 600 à 800 mm d’eau par an, voire un peu plus dans le sud (900 mm). La température moyenne annuelle est de 9°C, avec 1,1 °C en janvier et 19 °C en juillet. Avec ce climat continental froid et sec, le vignoble est couvert par la neige en hiver. Le compartimentage et l’importance d’un méso-climat font que des climats locaux vont donner une très grande variété de l’exposition et de la composante du terroir (par exemple, avec la différence entre la forêt et le milieu péri-urbain), d’où un vin très typé.

Une autre spécificité remonte au début du XXe siècle : à la différence des autres vignobles français, les vins sont nommés d’après leur cépage et non pas leur lieu de production (avant le début du XXe siècle, les vins d’Alsace étaient nommés selon le lieu de production). Au début du XXe siècle a eu lieu une recomposition du vignoble, avec une volonté de réaffirmer une spécificité du terroir alsacien. La sélection de cépages spécifiques a servi à la fois à donner une spécificité territoriale et une spécificité gustative. Guy Chemla propose alors un graphique qui montre les écarts de température entre deux sites de versants, avec une différenciation entre les deux courbes de température de deux parcelles à 320 m d’altitude éloignées de 150 m l’une de l’autre, l’une exposée au nord, l’autre au Sud. La parcelle exposée au Sud s’échauffe plus rapidement que celle exposée au Nord, avec une différence de 2,5 à 3 °C entre les deux parcelles. Ce qui montre que certaines parcelles mûriront plus vite que d’autres.

Guy Chemla projette ensuite trois diapositives prises au nord de Colmar, avec des terrains cristallins au nord, des terrains marno-calcaires au centre et des terrains marneux au sud. Le froid apporte l’acidité qui permet une meilleure conservation du vin et une meilleure durée de vie des différentes cuvées.

Il existe des cépages traditionnels que l’on ne retrouve qu’en Alsace. Quels sont les principaux cépages ?

Le Riesling

Le Riesling couvre 20 % de la superficie du vignoble alsacien. Ce cépage rhénan est à maturité longue (il arrive relativement tard à maturité). Ce cépage accepte de mûrir dans des conditions thermiques relativement basses dans lesquelles il peut être maintenu sur pied.

Le Pinot blanc

Le pinot blanc rentre dans la composition du seul vin d’assemblage alsacien, l’Edelzwicker. Il s’agit d’un vin frais, de soif. Couvrant 20 % du vignoble alsacien, il se développe depuis 20 ans (il est resté peu répandu jusque dans les années 1960) pour prendre la place du cépage phare qu’est le Sylvaner, car il a la capacité de mûrir très lentement dans des conditions climatiques difficiles. Là aussi, il est procédé à des vendanges tardives et de sélection de grains dans une recherche de qualité.

Le Gewürztraminer

Le Gewürztraminer appartient à la famille des traminers qu’on retrouve dans les pays germaniques. Ce cépage en Alsace tient un nom qui fait référence au caractère « épicé » (en allemand, gewürz) ce qui indique un caractère marqué. Ce cépage qui couvre 20 % de la superficie du vignoble alsacien est fragile et n’offre pas de rendements réguliers mais des potentialités (arômes) et des aptitudes à mûrir dans des conditions difficiles.

Le Sylvaner

Le Sylvaner était jusque dans les années 1950-1960 « le » cépage alsacien et couvrait 35 % de la superficie du vignoble alsacien. C’est un vin de soif, sec, acide, bon marché, qui était servi sur le zinc le matin. Il rentre en assemblage dans l’Edelzwicker. Il représente aujourd’hui 14 % du vignoble, et peut donner aussi des vins de très grande qualité.

Le Tokay

Le Tokay pinot gris, qui n’a rien à voir avec le tokaji de la Hongrie, est en réalité un cépage bourguignon. Son nom viendrait de la légende d’un noble alsacien qui aurait rapporté ce cépage. Il couvre de 7 à 8 % de la superficie du vignoble alsacien.

Le Muscat

Il existe en Alsace deux types de Muscat. Ils ne sont vinifiés que secs, à la différence des Muscats méridionaux. Mais ils présentent une rondeur « méridionale » qui vient compléter la gamme des vins d’Alsace.

Le Pinot noir

Le Pinot noir est un cépage bourguignon qui donne un vin léger, parfumé, facile à boire, que l’on corse en le faisant vieillir dans des fûtes de chêne. Ce cépage qui couvre 7 à 10 % de la superficie du vignoble alsacien est en développement car il bénéficie d’un succès mondain lié à une certaine mode parisienne. Ce vin, peu connu par rapport aux vins de Loire, peut accompagner tout un repas.

Les pratiques viticoles

L’Alsace a été la région la plus laxiste en ce qui concerne les rendements. En 1974, on autorisait 100 hl/ha. En 1982, cette limite est passée à 72 hl/ha. On devrait tourner à la moitié : 40 hl/ha : énormément de progrès restent à accomplir. Ce propos général doit toutefois être nuancé car beaucoup de viticulteurs font des efforts de qualité, mais il s’en suit une augmentation du prix (il n’existe plus de vins à 6 ou 8 euros).

Le vignoble alsacien effectue un effort continu de qualité et propose aujourd’hui trois appellations : grand cru, vendange tardive et sélection de grains nobles. L’Alsace souffrait de la comparaison avec les autres vignobles dans les années 1980 ; l’interprofession (les négociants, les petits producteurs et les coopératives) s’est associée dans une démarche de qualité et il existe aujourd’hui 50 grands crus, qui correspondent à 50 lieux dits qui réunissent de bonnes conditions géologiques et climatiques et un certain savoir faire. Lors des vendanges tardives, on essaye de maintenir le raisin sur pied le plus longtemps possible pour permettre dessiccation et maturation naturelle et extraire un concentré des saveurs et des arômes : la qualité du cépage, et uniquement elle, s’exprime alors. La sélection de grains nobles voit le cépage fertilisé par la pourriture noble due au botrytis cinerea : le maintien de la brume matinale dépose une rosée sur la baie, ce qui permet le développement de la pourriture noble et entraîne la concentration du sucre dans le raisin. On trouve là un mélange des effets des spécificités du raisin et du terroir.

La commercialisation

La commercialisation est relativement équilibrée. 30 % de la production est commercialisée par les viticulteurs récoltants (il existe des très grandes maisons). 30 % l’est par les 18 grandes coopératives, ce qui montre l’importance du mouvement coopératif, ferment de l’augmentation de la qualité en Alsace. Enfin, 30 % de la qualité l’est par les viticulteurs négociants. Hugel (à Riquewihr) et Trimbach (à Ribeauvillé) sont des dynasties qui ont porté le vignoble avant le développement de la qualité et ont décidé de revenir au cépage (ampélographique). L’étiquette traditionnelle du Gewurztraminer présente un village ou une Alsacienne avec sa coiffe : c’est la vision patrimoniale. L’étiquette actuelle laisse une idée d’austérité : ce qui compte, c’est le produit .

La dégustation

Première dégustation

Sylvaner, Scherer, 2002 (11,60 euros la bouteille).
A l’œil : très clair, très brillant, grande transparence, semble léger.
Au nez : pas très marqué, donne une impression de fraîcheur, laisse transparaître certains petits arômes d’agrumes, un peu pierreux.
En bouche : dégage une pointe d’acidité, mais pas d’astringence. Il s’agit d’un vin court, léger, agréable, un vin de soif. Il peu se boire en apéritif, en entrée, avec une terrine, une quiche lorraine, une tarte flambée, un hareng à l’huile, une palette aux lentilles, éventuellement avec une choucroute. Le Sylvaner est l’entrée de gamme des vins alsaciens ; il peut se comparer au Gros-plant, au Muscadet.

Deuxième dégustation

Riesling, Domaine Ostertag, Epfig, 2002, 12,5 °C (13,60 euros la bouteille).
A l’œil : de couleur jaune ou paillé, cercle brillant, transparent, lumineux, un peu plus de jambes que le précédent.
Au nez : vin plus ample, qui paraît racé au deuxième nez, laisse percevoir un peu de camphre, plus élégant, plus ouvert que le précédent ; il présente un nez un peu végétal, plus construit, plus complexe, plus de matières, mais qui paraît austère.
En bouche : l’acidité est plus marquée, avec une attaque franche qui fait saliver ; il présente une petite pointe de pierre à fusil, beaucoup de bouquet, de délicatesse.
Le Riesling a quelquefois un goût pétrolé, un parfum d’hydrocarbures qui n’est pas désagréable. Celui-ci tient la comparaison avec un bon vin de Loire. Il peut se boire avec des huîtres, des écrevisses, un turbot sauce hollandaise, des coquillages Saint-Jacques à la nage, un filet de sole Nantua ou un saumon à l’unilatérale, une choucroute à la graisse d’oie, une volaille blanche, un poulet rôti à la gousse d’ail.

Troisième dégustation

Gewurztraminer, Domaine Ostertag, 2001, (17,70 euros la bouteille).
A l’œil : couleur d’or, brillant, agréable à l’œil, avec une collerette qui reste autour du verre. Les jambes laissent présager la présence d’énormément de matières, un contenu en alcool qui prépare au plaisir.
Au nez : il présente une ampleur qui n’était pas présente dans les vins précédents. Ce vin est corsé, dégage de la puissance, montre charpente et diversité, il est un peu enivrant, très floral (une fleur blanche), il dégage un parfum très délicat, féminin, séducteur.
En bouche : il enveloppe la bouche, il caresse, donne une impression de plénitude avec une pointe d’amertume qui ne le rend pas lourd, il est doux mais pas sucré, un peu capiteux, donne l’impression de mordre dans le raisin. Il s’agit d’un vin riche et complexe, qui sera agréable à boire dans les 5/6 ans, mais qui n’est pas exubérant. On ne sent pas les parfums orientaux parfois présents dans le Gewurztraminer : litchi, rose. Beaucoup de Gewurztraminer sont lourds. Les vins du Bas-Rhin sont moins exubérants que les vins du Haut-Rhin. Ce vin est à boire en apéritif, avec un foie gras, une tarte aux abricots ; le Gewurztraminer se boit souvent avec la cuisine asiatique.

Quatrième dégustation

Gewurztraminer, vendange tardive, Fronholtz, 2001 (36 euros la bouteille). La vendange tardive présente une concentration des spécificités du cépage. Il se produit une dessiccation du raisin, sans pourriture noble. Vendanges tardives et pourriture noble représente 4 % de la production.
A l’œil : il est très brillant.
Au nez : il paraît épicé, typique, concentré. Existe-t-il un goût de confit ? Nous notons une concentration des arômes. La concentration est beaucoup plus forte que pour les dégustations précédentes. Ce vin n’est pas exubérant, mais plein de retenu, plein, complexe, ce qui est censé plaire à la nouvelle clientèle, parfumé, capiteux, et présente une pointe d’amertume qui va avec le munster (alors que l’époisses se consomme avec un marc de Bourgogne).
En bouche : c’est le petit Jésus en culotte courte ! Il laisse une impression de plénitude, de majesté, de rondeur, de velours, c’est un vin bien élevé, l’avenir des vins d’Alsace : riche mais pas lourd, très élégant, complexe. Il sent la fleur blanche. Il peut se boire avec un sabayon, en apéritif, ou un munster : amertume sur amertume. A la place du dessert, on peut proposer un grand vin comme le Sauternes.

Conservation

Les vins d’alsace ont la réputation de ne pas se conserver très longtemps : 2 à 3 ans pour le Sylvaner, 5 ans pour le Riesling (10 ans pour les grands crus), 5 à 6 ans pour le Gewurztraminer, 15 à 20 ans pour le Gewurztraminer en vendanges tardives.

Bibliographie

Roger Dion, Histoire de la Vigne et du Vin en France des origines au XIXe siècle, 1959, Flammarion.
Roger Dion, Le Paysage et la Vigne, Essais de géographie historique, Payot, 1990, 294 p.

Compte rendu : Michel Giraud

L’abus d’alcool est dangereux pour la santé, sachez apprécier et consommer avec modération.