Institut de Géographie. Université Paris-Sorbonne

Dégustation des vins du Jura

Avec Gilles Fumey (géographe franc-comtois
Le 6 février 2004

Les vins du Jura sont issus d’un petit vignoble de 2 100 ha, soit vingt fois moins que le vignoble du Bordelais. Du Jura, on voit la Bourgogne, sur la rive droite de la Saône. Du reste, les Belges et les Néerlandais considèrent que les vins du Jura sont de la même famille que les bourgognes – l’air de famille vient du pinot, mais ça s’arrête là. Le Jura donne aujourd’hui des vins bien typés et sa renommée lui assure une production de qualité.

L’histoire du vignoble du Jura

Depuis 1987, des fouilles ont permis de retrouver la vigne du… néolithique : les sites archéologiques du lac de Châlain et de Clairvaux-les-Lacs abritent des villages néolithiques qui ont laissé des traces de vignes, dont nous ne savons pas s’ils étaient sauvages (vitis silvestris) ou domestiqués (vitis vinifera). Les Romains ont systématisé la culture de la plante à Bacchus, mais ne l’ont pas forcément implantée. Le vignoble a connu un fort accroissement lors des contacts avec les Romains et les Grecs : des amphores ont été retrouvéss dans des barques dans la vallée de la Saône. Les Séquanes, un peuple de guerriers venu du Nord et installé là, ont consommé, au IIe siècle avant J.-C., du vin qui venait du Sud (l’Italie fabriquait alors du vin). Gilles Fumey présente une carte qui montre qu’au traité de Verdun en 843, la Lotharingie va constituer le cadre dans lequel va évoluer le comté de Bourgogne « transjurane » fondé en 888 qui deviendra ensuite la Comté, puis la Franche-Comté (1366). La Lotharingie permet le maintien d’un couloir continu entre la Méditerranée et la mer du Nord. Comme l’avait montré Roger Dion, dans son Histoire de la vigne et du vin en France, le Jura n’a jamais manqué de grands consommateurs de vin et a généralement donné des vins de qualité. Gilles Fumey présente une carte des routes et des voies de communications de la région : les routes suivent la couche de sel triasique dont Arc-et-Senans, Salins, Lons-le-Saulnier sont les principaux centres d’extraction ou d’exploitation. Les routes du sel orientées Nord-Sud ou vers la Suisse vont être aussi les routes du vin. Le vin devient alors une monnaie d’échange, surtout à partir d’Arbois avec les Vénètes.

Le rôle de l’Église et de la monarchie

A partir du Ve siècle, la christianisation s’intensifie. Saint Romain fonde une abbaye à Saint-Claude. L’abbaye de Baume-les-Messieurs, au pied de Château-Chalon (une abbaye de femmes) est fondée au VIe siècle (notons que cette abbaye de Baume sera à l’origine de la fondation de… Cluny). A Poligny, la présence de chartreux a permis d’éclaircir la forêt ; les moines confisquaient des terres qui appartenaient à des nobles ; sur ces terres, ils installaient des franchises qui libéraient les paysans de toutes les servitudes. C’est ainsi que l’Église a joué ainsi un grand rôle dans le développement du vignoble du Jura.
La monarchie a constitué un autre grand relais. Philippe le Bel (roi de France de 1285 à 1314) a commandé du vin du Jura en 1298, accomplissant par là un geste diplomatique en direction du comté de Bourgogne. Frédéric Ier Barberousse, empereur du Saint-Empire de 1155 à 1190, fait l’éloge du vin du Jura, édifie un château à Arlay, au sud d’Arbois, et plante des vignes. Gilles Fumey présente alors une carte de l’empire de Charles-Quint. L’empereur met la main sur les pays issus de la Bourgogne : il a l’intention de fédérer tous les États allemands. Sully (1560-1641, ministre de Henri IV) demande du vin d’Arbois pour le roi, tente même de planter le cépage arboisien, le savagnin, autour du château de… Fontainebleau. Louis XIV envahit la Franche-Comté en 1678, mit fin aux contrefaçons et impose une politique d’arrachage des vignes et de contrôle drastique de la production. Au XIXe siècle, le vignoble couvrait 15 000 ha, contre 2 100 aujourd’hui. Nous n’étions pas très loin d’une monoculture. Le vignoble est la proie de plusieurs fléaux : le ver de la grappe, le mildiou, le phylloxéra. Il se produit alors un grand mouvement migratoire vers l’Italie et vers la Bourgogne, tandis qu’une autre partie de la population se replie dans les montagnes où se met en place une spécialisation ouvrière (jouets, horlogerie) alimentée en partie par cet exode rural.

Alexis Millardet (1838-1902), un médecin du Jura, met au point les principes du greffage des plantes sur des souches américaines. Il invente aussi la bouillie bordelaise, un bouillon de culture à base de sel de cuivre qui combattra le mildiou dans le Bordelais. Mais une greffe de 500 ha demande dix ans de travail ! A partir des années 1890-1910, le vignoble est reconstitué. Vite, la contrefaçon réapparaît… En utilisant le slogan « Vin d’Arbois, vin des rois », Alexis Arpin, un notable local, demande un certificat d’origine pour protéger le vignoble du Jura des tricheries et des contrefaçons. Il se pose alors la question de la délimitation. Faut-il délimiter les plants ? les propriétés ? En 1909 est promulguée la première loi d’appellation d’origine contrôlée (AOC). En 1935 est votée la loi en faveur de la création de ce qui deviendra l’INAO (Institut national des appellations d’origine). La première délimitation d’un vin en France d’appellation d’origine contrôlée est promulguée en 1936 : il s’agit du vin d’Arbois. Le deuxième vin AOC du Jura allait être le Château-Chalon. Ces AOC permettent d’organiser la qualité, tout comme les concours généraux élèvent les niveaux d’exigence de la production et font connaître le vin à des consommateurs exigeants. Comme par le passé, la police est même obligée d’intervenir pour arracher les vignes. Un laboratoire d’analyse viticole est créé en 1948, date à la quelle on délimite aussi 13 500 ha qui sont déclarés plantables et on autorise cinq cépages (il existait 42 cépages avant l’épidémie de phylloxéra !) : poulsard, trousseau, pinot, savagnin, chardonnay. Voici quelques décennies, un astucieux viticulteur qui a le sens du marketing, Henri Maire, fait connaître le vin d’Arbois avec une campagne publicitaire très réussie sur le Vin fou, vin mousseux local. Sur les bouteilles, on lisait encore en 1995 : « Le vin d’Arbois, plus on en boit, plus on va droit ! »
Aujourd’hui, la production du savagnin est d’environ 30 hl à l’hectare ; pour les autres cépages, elle est d’environ 45 hl à l’hectare. Il s’agit d’une moyenne un peu haute par rapport à celle des grands vins de Bourgogne, mais basse par rapport à la moyenne des vins en France.

Terroir et aperçu géomorphogique

Le Revermont est un ensemble de collines qui font le contact entre le Jura du plateau et la plaine de Saône. Les escaliers de failles qui le constituent donnent une marqueterie de sols et d’affleurements et des terroirs très variés, du Jurassique au Crétacé (avec une couche de Trias), d’où le jeu des viticulteurs qui à multiplier les combinaisons entre les cinq cépages du vignoble et les terroirs.

Le climat


Le froid joue un grand rôle dans le vignoble du Jura, par rapport au vignoble alsacien qui bénéficie l’effet de fœhn et de l’abri inexistant ici. La température moyenne sur 30 ans est de 9° C, avec des hivers à 5° C (la vigne meurt à – 15 °C). Les flux dominants d’ouest apportent d’abord une couverture neigeuse qui protège la vigne du gel survenant ensuite. L’hiver 1956 fut un grand accident climatique et le vignoble fut très touché (mais une calamité climatique peut avoir du bon). Le climat est assez supportable, mais il est assez humide (pluies, brouillards). Noter que les étés sont très chauds et très ensoleillés de juin à octobre et très « ventilés » (le vent qui descend du plateau (500 m d’altitude) vers la plaine (à 200 m) alimente le mistral rhodanien balaye le vignoble).

Le savagnin, le cépage phare

Le Savagnin est le cépage roi du Jura, le plus mystérieux, le plus intéressant. Il est de la famille des traminers (qu’on trouve en Alsace avec le gewurztraminer), dont l’origine est mal connue (peut-être d’Autriche ?). A Arbois, il fut repéré sous l’Empire romain ; Pline le Jeune, qui fut consul en 100, voyageant en Séquanie, l’avait mis en relation avec ce qu’il avait bu en Autriche. Le Xérès, dans le sud de l’Espagne et le Tokay, en Hongrie, sont probablement d’une famille proche. Le savagnin serait venu dans la région par les Croisades, la Hongrie se trouvant sur la route de Jérusalem. A Château-Chalon, des abbesses avaient reçu des plants pour faire du vin à l’abbaye : elles travaillent avec soin sur ce cépage. Le savagnin a fait l’objet d’essais de plantation en Bourgogne, sur des marnes noires et bleues du Trias, avec du chardonnay : le chardonnay aurait pris un goût proche de celui du savagnin.
Le vin jaune
En principe, dans la fabrication des vins, les viticulteurs procèdent à des opérations de mouillage et de soufre, qui sont des ajouts pour faire travailler le vin. Ce n’est pas le cas ici, où l’on met dans le Savagnin de la levure Saccharomyces oviformis, qui provoque la formation de sucres dans le vin et engendrent la fabrication d’un voile. Une photo présentée par Gilles Fumey nous montre un tonneau de vin jaune vu en coupe avec la formation du voile formé par cette couche de levure qui va le protéger de l’air et empêcher l’oxydation. Dans le tonneau, l’alcool s’évapore et le volume d’air s’accroît (ce phénomène est aussi appelé en pays de cognac « la part des anges »). Le moût est mis dans des tonneaux pendant six ans et trois mois : il faut des caves extrêmement stables (un tremblement de terre peut secouer les tonneaux et perdre le vin), un peu ouvertes, pour connaître le chaud et le froid du climat continental du Jura. Si le voile se déchire pendant ce temps, le vin est commercialisé en Savagnin et non pas en vin jaune. Ce phénomène de formation du voile est encore mal connu ; il a fasciné Louis Pasteur (1822-1895), qui vivait à Arbois, qui l’a étudié dans ses travaux sur les microbes. Chaque année, début février, la « percée du vin jaune » donne lieu à des fêtes magnifiques et à des… contrôles (il existe des parois en verre pour voir le voile). Des viticulteurs à Château-Chalon peuvent se voir refuser l’appellation d’origine contrôlée. Une bouteille spécifique a été inventée en 1936, le clavelin, de 62 cl, qui représente ce qui reste d’un litre de vin après les 6 ans de vieillissement en barriques. La commercialisation n’est pas possible avant les six ans. Les bouteilles ne sont pas forcément millésimées. Elles peuvent se garder un siècle voire plus, à condition de changer les bouchons tous les trente ans.
Il est produit 1 500 hl/an de vin jaune ; il s’agit donc des bouteilles les plus chères, qui se vendent, au premier prix, environ 20 euros en grande surface. Rien n’est mis dans ce vin : pas de sucres, pas de soufre. Ce vin se protège par son degré alcoolique. Toute la complexité s’est faite seule.
Il existe un vin jaune (un vin de voile) en Hongrie ( Tokay), et Sophie Lignon-Darmaillac, qui a rédigé une thèse sur le Xeres, y voit des liens de parenté avec le Jura.
Le vin jaune est issu exclusivement du Savagnin.

La dégustation
Les cinq cépages étaient là depuis cinq siècles ; cette antériorité a contribué à leur élection.

Première dégustation

Poulsard, Côtes du Jura, Cuvée des Chamoz, Lornet, 2002, 12,5 % (10,15 euros la bouteille)
Le poulsard (ou plousard) est un cépage qui couvre un quart du vignoble du Jura et n’existe que dans cette région. Les 1 000 propriétaires ont chacun environ 2 ha de vignes. Il n’existe que très peu de négociants. Un fameux personnage, Henri Maire, décédé en 2003 à 86 ans, avait 500 ha de vignes, ce qui était un record. Le poulsard est un cépage qui donne un vin se vendant sous la forme de vin de cépage (il n’existe pas de village ni de château) mais passe aussi souvent par des coopératives, comme à Pupillin. Les coopératives ont fait un vrai travail pour garder la qualité. Il s’agit d’un vin « clairet » appellé parfois à tort « vin rosé », bien qu’il s’agisse d’un vin rouge. Il est resté en tonneau suffisamment longtemps pour pouvoir prendre de la couleur.
Il a une robe de couleur claire, qui peut se rapprocher de la pelure d’oignon.
Au nez, serait-ce des senteurs de musc ?
En bouche, il se révèle un peu acide, donne une bonne attaque et paraît proche des vins blancs. Ce vin peut se garder trois à quatre ans.

Deuxième dégustation

Trousseau, Côtes du Jura, Cuvée des Chamoz, Lornet, 2002, 12,5 % (9,3 euros la bouteille)
En France, le trousseau est produit dans le Jura mais le faux sémillon de Gironde est le même cépage. Il s’agit d’un cépage difficile à manier, qui est très variable selon les années. Il est donc conseillé de ne jamais l’acheter sans l’avoir goûté. On le trouve surtout au cœur du vignoble, à Arbois et Pupillin.
La robe est plus foncée, mais reste claire. Il paraît assez gras, mais sans beaucoup de jambes.
Au nez, il est plus fin que le poulsard. Il suggère une odeur de beurre le matin.
En bouche, il reste un peu acide (une caractéristique des vins du Nord, qui offrent peu de tanins, sont peu charnus et restent légers). Il développe un goût de fraise, de viande.
Il peut se boire avec de la charcuterie, mais pas au dessert.
Au verre vide, il ne reste rien.

Troisième dégustation

Savagnin, L’abbaye de Genne, Lornet, 1998, 18,3 euros la bouteille.
Vin blanc de couleur claire.
Il présente un nez assez particulier : de pomme ? de noix ?
La bouche est très complexe. Ce vin structuré et équilibré, avec de l’acidité, présente des arômes de fruits secs, de fruits grillés, d’épices, peut-être de cacao, de réglisse, de clou de girofle. Du fromage de comté est proposé en accompagnement, l’occasion de rappeler qu’il faut condamner une fois pour toutes l’emmental, mais recommander du comté vieux, salé ou doux. Roger Dion a proposer de faire un lien entre qualité et bassin de consommation. Cela peut s’interpréter avec le comté : il intéressait les Espagnols, car les voyages interocéaniques demandaient de pouvoir transporter des protéines qui se conservaient. Au XIIIe siècle ont eu lieu des échanges de « vachelins » de gruyère entre la Franche-Comté et l’Espagne.

Quatrième dégustation

Savagnin, vin jaune d’Arbois, Lornet, 1996, 45 euros la bouteille.
Il ne s’agit pas ici de l’assemblage fréquent (le Côte-du-Jura, qui vaut de 10 à 12 euros) de Savagnin (à 30 %) et de Chardonnay (70%) mais d’un vrai vin jaune, uniquement en savagnin. Au verre, il présente une couleur jaune mais pas très prononcée. Les jambes sont superbes : Jean-Robert Pitte aurait dit, c’est le Crazy Horse !
Le nez, très complexe, présente des senteurs de pierre à fusil et d’amandes grillées.
La bouche offre beaucoup de puissance : il s’agit du vin le plus long en bouche qui existe.
Il peut se boire avec des fromages mais pas avec de desserts ; il peut aussi être servi avec une viande blanche ou une truite de rivière (pas d’élevage), avec une goutte sur le poisson, ou un poulet de Bresse, mais pas avec du gibier.
Enfin, on fera mention du vin de paille. Les raisins sont cueillis en novembre ou décembre, posés sur de la paille pour faciliter l’alcoolisation et mis en tonneau en janvier. Le vin de paille (en bouteilles de 37 cl exclusivement) peut se boire avec du foie gras.
Il est enfin indiqué qu’il convient, pour des géographes, d’avoir vu le site de la reculée de Baume-les-Messieurs et visité la saline royale d’Arc-et-Senans (patrimoine mondial de l’Humanité).

Bibliographie

Roger Dion, Histoire de la Vigne et du Vin en France des origines au XIXe siècle, 1959, Flammarion.
Roger Dion, Le Paysage et la Vigne, Essais de géographie historique, Payot, 1990, 294 p.
Jean-Pierre Pidoux, Découvrir les vins du Jura, Cabédita, Yens (Suisse), 2000

Compte rendu rédigé par Michel Giraud

L’abus d’alcool est dangereux pour la santé, sachez apprécier et consommer avec modération.