ELes émeutes qui secouent la Grèce depuis plusieurs jours ne surprennent guère les Grecs eux-mêmes et ceux qui suivent l’actualité de ce pays. Depuis deux ans déjà, les étudiants étaient particulièrement inquiets de la politique suivie par le gouvernement conservateur de Kostas Karamanlis, au pouvoir depuis 2004 et confirmé par les législatives anticipées de septembre 2007. Une loi, accompagnée d’une modification de la Constitution autorise désormais l’ouverture d’universités privées en même temps qu’une série de dispositions modifie le fonctionnement des universités (évaluation des enseignants, fin des distributions gratuites de manuels etc.…). Depuis deux ans, l’année universitaire est hachée de grèves et de manifestations. Ce mécontentement profond et diffus est relayé par l’agitation lycéenne, dans un pays où les études et les diplômes apparaissent à beaucoup de familles comme la seule possibilité de promotion sociale. Les familles investissent des sommes énormes dans l’éducation des enfants : les lycées sont doublés d’établissements privés, les frondistiria qui fonctionnent l’après midi et le soir et où on répète les leçons du lycée. On trouve ce système même dans les petites bourgades équipées d’un établissement secondaire. Les études supérieures engagent d’autres frais : on vend communément à la campagne des terrains bien placés pour un futur usage touristique, pour permettre de financer des études à l’étranger. Les Grecs sont les Européens qui vont le plus volontiers étudier hors de leurs frontières.
C’est qu’en Grèce l’accès à l’enseignement supérieur est soumis à un numerus clausus
Chaque année en juin, un concours national dit « panhellénique» classe les candidats et la note obtenue les amène dans un établissement qui peut être situé à l’autre bout du pays et pour des études qui peuvent avoir un rapport lointain avec leurs souhaits. A ce titre les lycéens sont précocement préparés à cette perspective de rude compétition, d’où leur facile mobilisation politique. Les établissements de leur côté recrutent à un niveau de notes d’autant plus élevé que leur réputation est bonne. Il est fort difficile d’entrer à l’Ecole polytechnique d’Athènes où à la faculté de médecine de Salonique et beaucoup plus facile d’entreprendre des études de biologie à Igoumenitsa en Epire. Aussi bien de nombreuses places disponibles demeurent-elles vides dans des établissements de peu de renom, pendant que beaucoup vont étudier aux Etats-Unis ou en Angleterre si la famille est fortunée, en Italie, en Bulgarie ou Roumanie dans le cas contraire.
C’est ici qu’intervient la géographie. La carte actuelle de l’enseignement supérieur est le fruit d’une multiplication et d’une dispersion spatiale des établissements réalisée dans les dernières décennies.
A l’issue de la Seconde Guerre mondiale, il n’y avait d’université qu’à Athènes et Salonique. Aujourd’hui chacune des treize régions a son université, dispersée de surcroît en plusieurs sites. En outre, à côté des universités proprement dites, figurent les TEI, assez proches de nos IUT, à cette différence importante près qu’ils sont d’un niveau de recrutement modeste. L’université de l’Egée est ainsi partagée entre Rhodes, Chios, Samos et Mytilène, les géographes grecs étant installés dans cette dernière ville. Dans ces sites universitaires de petites villes, les étudiants, du fait de leur mode de recrutement, viennent de tout le pays. Ils ne sont pas logés dans leurs familles, mais chez l’habitant (les résidences universitaires sont rares, et le logement de ces nombreux étudiants constitue une source de revenus non négligeable). Ils se retrouvent tous les jours à l’université, même en dehors de leurs heures de cours. La mobilisation politique en est grandement facilitée. Ce qui explique la liste des villes où l’agitation règne, telles Jannina, Larissa, ou même Komotiní en Thrace, et non pas seulement Athènes et Salonique : toutes sont des villes universitaires. Dans le même temps on voit en Italie ou en Espagne les étudiants grecs s’en prendre aux consulats de leur pays, c’est-à-dire aux symboles de l’Etat grec lui-même.
En outre, dans les sites universitaires périphériques, les professeurs viennent d’Athènes ou de grandes villes et ne résident ordinairement pas sur place. Ils sont en revanche souvent sympathisants du parti SYRIZA (Coalition de la Gauche radicale)représenté par 14 députés au parlement et qui soutient le mouvement insurrectionnel actuel ou du moins qui dit parfaitement comprendre ses motivations.
Bien entendu, s’en tenir à ce type d’explication serait voir l’affaire par le petit bout de la lorgnette. La situation économique d’ensembleconstitue l’autre entrée indispensable.
La Grèce a beaucoup profité de son insertion précoce dans l’Europe(1981). Le financement des infrastructures en a été grandement facilité et lorsque avec l’effondrement des régimes communistes en 1991, Albanais, Bulgares, Macédoniens, Roumains ont franchi la frontière grecque, ils ont été stupéfaits du niveau d’équipement du pays. Il n’y avait pas de meilleure publicité pour promouvoir l’idée européenne en Europe du sud-est.
Mais la Grèce est entrain de payer son intégration européenne eu prix fort. Creusant le déficit par une inflation des dépenses publiques, la Grèce vit à crédit depuis plusieurs années.
Tandis que les salaires se maintiennent à un niveau modeste (on parle des « 600 euros » pour désigner ceux qui reçoivent leur premier salaire), les prix s’envolent : la restauration et l’hôtellerie rejoignent les niveaux de l’Europe de l’ouest, ce qui nuit au tourisme grec confronté à la concurrence d’autres destinations méditerranéennes telles la Turquie ou la Tunisie, Pour revenir à des situations qui touchent de près les jeunes, à la cafeteria de l’université de Volos, un café vaut 1 euro, alorsqu’à celle de l’université de Bordeaux la tasse est facturée 0,40 euro.
A l’issue des études et le diplôme en poche, les jeunes ont de grandes difficultés à trouver un emploi. Le chômage règne ainsi que l’exploitation des jeunes, contraints de rester longtemps chez leurs parents. D’où la fascination pour la fonction publique ou les emplois parapublics. Mais là on découvre de bien étranges procédés. Si en effet on réussit l’examen qui permet chaque année de recruter par exemple les enseignants du secondaire en mathématiques, on ne rejoint pas à la rentrée son poste, mais on vient se placer sur une liste d’attente et on patiente jusqu’à ce que son tour arrive. Je connais une prof de français qui a attendu 10 ans. Elle avait perdu dans l’intervalle une bonne partie de la connaissance de la langue. Même chose pour une infirmière qui fera sa première piqûre 10 ans après la fin de ses études. L’Etat tente de passer à un autre système mais il faut bien écluser d’abord le premier. En outre c’est la porte ouverte à de discrètes manœuvres pour faire passer d’abord les copains.
On parle de corruption. Il faut bien voir que cette dernière touche l’ensemble du corps social, depuis les opérations les plus modestes, jusqu’à des affaires douteuses qui ont fait récemment les délices de la presse et où sont impliqués des monastères du Mont Athos. La droite conservatrice au pouvoir a souligné que le policier qui a tiré sur le jeune garçon et l’a tué avait été recruté par le PASOK (les socialistes) quand ce dernier était au pouvoir. La gestion des incendies de forêt d’Août 2007, et la mort de plus de 70 personnes prisonnières du feu ont mis en lumière les graves insuffisances des services publics et constitué un tournant dans l’opinion. On dépasse ici les griefs que peuvent s’adresser les partis (PASOK et NEA DIMOKRATIA) qui se sont partagés le pouvoir depuis le début des années quatre-vingt.
La Grèce n’est cependant plus un pays pauvre. En moins de dix ans, la Grèce est passée du statut de pays d’émigration à celui de pays d’immigration. Les étrangers représentent plus de 8% de la population totale et un pourcentage plus important encore de la population active. Désormais les travaux manuels non spécialisés sont exécutés par des étrangers (la cueillette des olives, les travaux des chantiers de construction, la plonge dans les restaurants). Parmi ces étrangers, les Albanais sont de loin les plus nombreux, répandus dans les campagnes comme dans les villes. Au début, ils étaient mal payés et vivaient dans des conditions lamentables. Mais leur situation légale a été peu à peu régularisée, bien que leur travail soit souvent fait « au noir ». En 2008 un travailleur albanais reçoit 40 euros par jour, nourriture en sus. A condition qu’il soit employé régulièrement, il peut percevoir 1000 euros par mois, soit nettement plus qu’un salaire minimum légal de 700 euros. Nombreux à s’installer désormais avec femmes et enfants, les Albanais sont en passe de s’établir durablement en Grèce De quoi nourrir des sentiments xénophobes vis-à-vis d’étrangers pris à Athènes en train de piller les vitrines lors des récentes émeutes. Mais ces étrangers ne sont pas des Albanais, lesquels sont intégrés dans le marché du travail. Ils sont bien plutôt des Kurdes ou des originaires du Pakistan et du Bengla Desh, en situation précaire et dont la préoccupation première est de manger.
On ne comprendrait rien à ce qui se passe en Grèce, si sous prétexte de ressemblances formelles, (les jeunes encagoulés, les voitures qui brûlent) on tentait une comparaison avec l’embrasement de nos banlieues, il y a quelques mois.
Le jeune Alexis Grigoropoulos, qui a été tué dans les manifestations,avait un père cadre supérieur et une mère qui tenait une bijouterie : ce sont les classes moyennes qui se sentent menacées.Mais à qui s’en prendre ? La gestion du port du Pirée vient d’être cédée à une entreprise chinoise, dans le cadre d’une mondialisation qui touche aussi ce pays.
L’angoisse des Grecs se fonde sur l’ampleur des destructions et sur la difficulté à expliquer la coalition de « casseurs » mal définis, peut-être assimilables à des groupes anarchistes, peut-être instrumentalisés par des provocateurs pêchant en eau trouble et de jeunes des classes moyennes, munis de diplômes qui ne permettent pas l’accès au monde du travail. L’impression d’impuissance est profonde.L’éditorial du « Monde » du mercredi 10 décembre 2008 titrait « La Grèce sans Etat ». C’est bien le défi le plus difficile à relever.
Michel Sivignon,
le 10 décembre 2008