Fabrice Balanche, 2014, « Géopolitique du Moyen-Orient »
La documentation photographique, n° 8102, La documentation Française, Paris.
« Vers l’Orient compliqué je volais avec des idées simples ».
Cette citation des mémoires de guerre du général de Gaulle (Mémoires de guerre, L’Appel, 1940-1942) nous rappelle à quel point le Moyen-Orient semble aujourd’hui comme hier une région insaisissable et complexe, terre de convoitises surinvestie de symboles, d’imaginaires et de fantasmes géopolitiques.
Faire une géopolitique d’un Moyen-Orient est un exercice périlleux tant le rythme accéléré des événements rend délicate l’élaboration d’une géographie et d’une histoire immédiates. C’est pourtant ce que nous propose Fabrice Balanche, maître de conférences à l’université Lyon 2 et directeur du groupe de recherches et d’études sur la Méditerranée et le Moyen-Orient (Gremmo). Si ce dossier de la Documentation photographique fait largement écho à l’actualité brûlante, sa conception a avant tout pour objectif de décrypter cette région complexe grâce à une grille de lecture simple mais efficace fondée sur la géographie, l’histoire, la politique, la culture et l’économie. Pensé comme un outil au service des enseignants et de la vulgarisation, le dossier s’articule en trois parties présentant de façon synthétique les acteurs, les crises et les défis du Moyen-Orient.
Un arc de crises
D’emblée l’auteur nous met en garde sur le cadre flou d’une région avant tout définie par la géopolitique et non par la géographie. Pourquoi une telle importance géopolitique du Moyen-Orient ? Fabrice Balanche montre que la région est à la croisée de bien des enjeux du monde contemporain. Cœur énergétique du monde par la production et les réserves d’hydrocarbures, le Moyen-Orient possède aussi une situation de pivot entre Europe et Asie-Pacifique. Carrefour des grandes routes de la mondialisation, la région est également un carrefour religieux car elle détient les lieux saints des trois grandes religions monothéistes. A cette importance économique et culturelle lourde de tensions et de convoitises s’ajoutent les crises et les conflits d’origine régionale. Sur le plan politique, les événements récents du Printemps arabe ne sont que la résurgence de tensions plus anciennes. L’Egypte, le Bahreïn, la Syrie et le Yémen sont déstabilisés par des luttes internes pour la conquête du pouvoir. A l’antagonisme qui oppose Israël et ses voisins arabes s’ajoute la guerre d’influence que se livrent l’Arabie saoudite sunnite et l’Iran chiite. Sans compter l’émergence de nouvelles puissances régionales comme la Turquie et le Qatar qui entendent aussi s’imposer dans ce concert régional instable.
La force de la démonstration de ce dossier réside dans un raisonnement associant étroitement les dynamiques géographiques et historiques aux enjeux politiques et économiques. Les causes profondes des convulsions du Moyen-Orient nous dit l’auteur sont à chercher dans la mutation des structures sociales et dans le legs du découpage du Moyen-Orient sous la coupe de l’impérialisme franco-britannique.
Gendarmes et acteurs du Moyen-Orient
Dans la première partie « thèmes et documents », l’auteur consacre son étude aux acteurs et aux outils qui façonnent le Moyen-Orient. Mondialisation oblige, les Etats-Unis, malgré une réorientation récente vers l’Asie, restent le principal acteur géopolitique du Moyen-Orient. La priorité est de maintenir une « pax americana » sur les pétromonarchies du Golfe qui constituent le cœur mondial de la production et de l’exportation des hydrocarbures mais aussi sur l’allié indéfectible qu’est Israël. Cependant le retrait relatif des Etats-Unis ouvre la scène régionale à de nouveaux acteurs qui se disputent le leadership. Les deux puissances régionales, l’Iran et l’Arabie saoudite, sont en concurrence pour la domination du Moyen-Orient. Mais forte de sa réussite économique et de sa puissance militaire, la Turquie cherche aussi à s’imposer dans le paysage politique de la région. C’est sans compter sur les six pétromonarchies du Golfe unies dans le cadre du Conseil de Coopération du Golfe (CCG), organisme ayant pour objectif d’assurer la stabilité politique et économique de la principale région productrice d’hydrocarbures du monde. Fabrice Balanche y voit ici le centre du Moyen-Orient au regard de l’immense excédent commercial que procure la rente des hydrocarbures, puissance financière utilisée pour peser sur les décisions géopolitiques régionales. Si l’analyse se révèle pertinente du point de vue de la richesse et des flux financiers liés à ces pétromonarchies, la thèse de la centralité n’apparaît guère évidente du point de vue démographique, culturel, ni même politique, le CCG étant du reste loin de présenter un front uni. Le modèle géographique centre/périphérie apparaît peu opérant pour un espace régional avant tout fondé sur la géopolitique et dominé par la fragmentation, voire la balkanisation.
Vers une balkanisation du Moyen-Orient ?
Dans un second temps, l’auteur dresse un inventaire détaillé des crises nationales qui traversent le Moyen-Orient : guerre civile en Syrie, dislocation de l’Irak, Liban et Yémen au bord de l’explosion, Egypte écartelée entre les Frères musulmans et l’armée. Aux luttes internes s’ajoute les ingérences des puissances régionales. L’Iran et l’Arabie saoudite s’affrontent au Liban, en Irak et en Syrie par le biais d’alliés locaux. L’internationalisation du conflit est aussi une donnée importante du combat que se livrent Israéliens et Palestiniens. Face à ces crises, l’auteur nous rappelle que les acteurs non étatiques s’affirment de plus en plus comme de puissantes forces politiques. Ainsi, les mouvements islamistes souvent transnationaux profitent des conflits pour s’implanter et contrôler les territoires où les Etats sont en déliquescence. Depuis Riyad ou Doha, les médias panarabes se sont lancés dans le jeu géopolitique, leurs engagements conduisant à mobiliser les foules afin de construire un nouveau Moyen-Orient.
Pour terminer, Fabrice Balanche identifie les grands défis auxquels doit faire face le Moyen-Orient. Selon lui, la faillite des Etats-nations, la marginalisation économique et politique et l’absence de perspective pour toute une frange de la population sont à l’origine de la remise en cause de l’autoritarisme d’Etat et de la radicalisation islamique. En définitive, l’auteur montre le processus de fragmentation territoriale sur des lignes ethniques, religieuses et communautaires. Il pose en substance la question de la balkanisation du Moyen-Orient.
Tout en rappelant les fondements historiques et géographiques qui ont façonné la région depuis le début du XXe siècle, ce numéro géographique de la Documentation photographique nous permet de faire le point sur un Moyen-Orient grâce à un regard actualisé. Fondé sur un texte synthétique et un corpus documentaire de grande qualité, il apporte une grille de lecture efficace à tous ceux qui cherchent à mieux comprendre cette région en perpétuel renouvellement géopolitique.
Alain Cariou, 23 décembre 2014