Le dessin du géographe n°75
Guillaume Lejean (1824-1871) nous est présenté ici par Marie-Thérèse Lorain, qui a beaucoup contribué à sortir Lejean de l’oubli grâce à trois livres : « Guillaume Lejean, voyageur et géographe (1824-1871)» Les Perséides 2006, « Guillaume Lejean. Voyages dans les Balkans (1857-1870) » présenté par Marie-Thérèse Lorain et Bernard Lory. Ed. Non Lieu 2011 et « Guillaume Lejean. Voyage dans la Babylonie, le Pendjab et le Cachemire» présenté par M. Th Lorain. Perséides 2014.
La vision de Lejean par Marie-Thérèse Lorain.
Ma rencontre avec Guillaume Lejean date des années 1990, grâce à la publication de sa correspondance avec Michelet puis avec Charles Alexandre, éditée par Jean-Yves Guiomar. Bien qu’il soit largement méconnu, je me suis convaincue du rôle qu’il joue pour l’histoire de la géographie du XIX° siècle. J’ai donc été amenée à écrire sa biographie, à travers ses publications, une centaine d’articles, et ses archives familiales heureusement conservées.
Le parcours d’un petit paysan des environs de Morlaix, certes muni du baccalauréat mais rien de plus, est remarquable. Son regard sur son temps, sur les régions et pays qu’il a vus est plein d’intérêt. Ce regard n’est pas tout-à-fait celui des académiciens et savants de son temps, tant français qu’allemands, mais ceux-ci, fort heureusement, l’ont encouragé, l’ont lu , écouté, et ont reconnu sa valeur. Replacés dans son époque, les travaux de Lejean sont pleins d’intérêt et ont une réelle valeur significative. Ils ont leur place dans l’histoire de la géographie.
Ses voyages à travers trois continents sont le résultat de 8 missions confiées par les ministères de l’Instruction publique et des Affaires étrangères, sous le Second Empire (Ministères de Hyppolite Fortoul, Gustave Rouland, Victor Duruy). Ces missions se déroulent, en continu, de 1857 à 1870, de l’âge de 33 ans à sa mort, à 47 ans :
- Provinces danubiennes. Avril-décembre 1857.
- Haute Bulgarie, Monténégro, Herzégovine. A son retour il dresse une carte démographique de la Turquie d’Europe, publiées en 1861. Démographie signifie pour nous ethnographie.
- Cinq années en Afrique (Source du Nil, un échec, vice-consulat à Massaouah sur la Mer Rouge, voyages en Abyssinie) 1860-1865.
- Mésopotamie, Boukharie, Cachemire. Juillet 1865-Nov 1866.
- Quatre Voyages (1867, 1868, 1869, 1870), pour établir une carte de la Turquie d’Europe, en insistant sur le Balkan.
On peut remarquer que 70% des chargés de mission ont reçu une seule mission et 3,3% en ont reçu 5. Avec 8 missions il est donc très bien considéré. Il publie beaucoup à l’issue de ses voyages, soit dans des revues scientifiques, soit dans des revues grand public.
Lejean, la carte et le dessin
Il fait ses études au petit séminaire de Saint Pol de Léon, car sa famille veut qu’il soit prêtre. Un de ses condisciples laisse ce témoignage dans une lettre : « Il employait presque tout son temps à composer des cartes dont il soignait les moindres détails ». Le bac passé, il refuse d’aller au grand séminaire. Il aime l’histoire, il fait du journalisme, il marche de châteaux en presbytères à la recherche de documents. Il publie très jeune, mais cela ne lui suffit pas. Il part à Paris, comme secrétaire de Lamartine, vit pauvrement et travaille beaucoup. Il pense que la voie des concours de l’Académie des Inscriptions et Belles Lettres finira par lui donner sa chance. Mais les milieux littéraires lui déplaisent, il s’approche de la géographie, et veut accomplir des voyages.
La chance lui sourit quand il rencontre en 1857 Charton, directeur du « Magasin pittoresque » journal illustré bon marché dont il avait fait une sorte d’encyclopédie. Charton tenait beaucoup aux illustrations et avait adopté la gravure sur bois. Le « Magasin pittoresque », sous l’égide de l’éditeur Hachette, avait un tirage énorme : 50.000 exemplaires en 1833, tirage qui plus tard atteint 100.000 exemplaires. Il embauche Lejean comme géographe et sera toujours pour lui un ferme soutien. Il lui demande de réaliser une quinzaine de cartes : lieux de batailles (Crimée), voyages des Anciens, explorations en cours. Son travail est très apprécié y compris du Ministère de l’Instruction Publique et d’éditeurs. Après 1960 et la création du « Tour du Monde, à l’issue de ses deux premiers voyages, il donne une importante carte ethnographique de la Turquie d’Europe publiée en deux langues par les Petermanns Mitteilungen en 1861. Cette carte sera suivie par deux atlas chez Hachette en 1873, après sa mort. Elle sera largement utilisée par Elisée Reclus dans sa Géographie Universelle. Ces cartes sont aussi le reflet des représentations de l’époque. Aussi bien chez Lejean que chez Reclus, les cartes ethnographiques ne tiennent pas compte de l’opposition très fréquente entre villes et campagnes : c’est ainsi que dans les Balkans méridionaux, on a très souvent des villes grecques au milieu de campagnes slaves. Les cartes ne décrivent que les campagnes, qu’elles avantagent outrageusement.
La question du dessin est tout autre. Il faut la collaboration du dessinateur qui produit le modèle et du graveur sur bois qui le transpose sur une forme utilisable pour l’impression. Lejean collabore au « Tour du Monde », dirigé lui aussi par Charton et édité par Hachette, dès le premier numéro en 1860. Outre voyageur et géographe, il lui faut être dessinateur. Il s’est toujours vanté de manier la couleur avec le chic du métier et dit avoir suivi des cours de dessin : à Paris il habite tout près de l’Ecole des Beaux -Arts de la rue Bonaparte, ce qui facilite les choses. Il pratique l’aquarelle, il a la chance que l’invention des tubes de peinture en étain date de 1859. Venus d’Angleterre ils sont commercialisés en France par la maison Lefranc. Il faut aussi un papier spécial, épais, en carnets. Il signale avoir toujours sur lui « ses papiers, sa boîte de couleurs, sa boussole, du pain et du tedj (hydromel) »
Il est sûr en tout cas que ses talents de dessinateur étaient appréciés : dans « le Tour du Monde », où son voyage en Babylonie et au Cachemire paraît dans trois numéros, sur cent dessins on n’en dénombre pas moins de 47 d’après croquis de Lejean.
On sait aussi que lors de son voyage en Babylonie et Cachemire, il disposa d’un appareil photo. Il en rapporta 45 photos. Il les utilisa lors de plusieurs conférences, dont l’une à la Société de Géographie le 8 mars 1867 qui lui fut un triomphe.
Les dessins de Lejean sont de plusieurs types.
La plupart sont des dessins de paysages. Il semble bien qu’ils soient uniquement descriptifs. Il faut dire qu’il parcourt des régions où l’on ignore presque tout de la structure géologique. Et puis on se trouve dans une géographie pré-vidalienne, celle du voyageur-explorateur. Parfois il change d’échelle pour donner une image d’un jardin, d’une cascade.
Mais surtout il contribue à animer ses textes de voyages et à les dramatiser. Il sait se mettre en scène en pirogue sur le Nil Blanc, ou descendant le Tigre sur un radeau porté par des outres gonflées. Il est probable qu’il donna au moins des indications ou des croquis pour les dessins publiés dans « Le Tour du monde » où on le voit en Ethiopie posant en habit de consul à bicorne devant Théodose II, nouvel empereur d’Ethiopie, puis mis aux fers sur ordre du même. Charton précise à sn propos : « sans les croquis du voyageur, il nous eut été impossible de donner aucune représentation de ce qu’il a vu ».
Malheureusement, ses dessins originaux ne furent pas conservés chez Hachette, dont les archives déposées à l’IMEC ne commencent qu’en 1890. Les aquarelles et les dessins présentés ici proviennent des voyages effectués lors des cinq années qu’il a passées en Abyssinie et dans les pays limitrophes, à l’exception d’un dessin provenant de son voyage en Mésopotamie. Ils font partie des quelques rares dessins ou aquarelles qui ont survécu dans ses archives conservées en Bretagne et déposées aux Archives départementales de Quimper. On peut juger de la bonne technique qu’il a de l’aquarelle, mais on n’a aucun croquis en noir et blanc de sa propre plume, seulement les gravures des dessinateurs et graveurs appointés par « Le Tour du Monde ». En ce sens, les aquarelles échappées à la destruction et présentées ici sont un témoignage unique.
Marie-Thérèse Lorain
Michel Sivignon