Maison du XXIe siècle (St-Dié), 30 septembre 2006

La géographie est omniprésente dans l’œuvre de Jules Verne. Membre de la Société de Géographie de Paris fondée en 182, il s’était abonné au Bulletin et s’est inspiré dans ses romans des informations contenues dans cette publication. Il est considéré comme un géographe à part entière dont les connaissances et le talent ont été révélés par exemple dans le célébrissime 5 semaines en ballon et est depuis longtemps rentré dans la légende comme créateur d’un genre romanesque  » le roman géographique  » Son intérêt pour la géographie s’est porté fréquemment sur le Nouveau monde qui l’a fasciné. En effet, la grande République américaine : les Etats-Unis, le Canada, les mondes polaires ont été le cadre de nombre de ses publications.

Les régions polaires sont plusieurs fois mises en scène, par exemple dans Le pays des fourrures publié en 1871 qui témoigne de l’intérêt que portent les Européens au Grand Nord et au monde des  » factoreries « .Des employés de la compagnie de la Baie d’Hudson, chargés de créer un nouvel établissement, voient leur nouveau fort dériver sur la banquise après un violent séisme qui les condamne à une longue errance.

Si Jules Verne admire la Grande-Bretagne, il reste critique vis-à-vis des Anglais et n’hésite pas à exprimer sa pensée profonde. Un de ses rares romans historiques Famille Sans Nom a pour cadre la révolte d’une partie du Canada en 1837 contre la domination anglaise. Il présente cette histoire comme un épisode tragique, une histoire très triste dans un monde lointain.

Jules Verne s’intéresse aussi à l’Amérique du Sud. Les enfants du capitaine Grant est en fait le premier tour du monde qu’il imagine et qui mène les héros jusqu’en Patagonie. Peu après, il publie La Jangada dont le sous-titre Huit cent lieues sur l’Amazone est explicite. Le superbe Orénoque relance la controverse de l’époque quand à l’endroit où se trouve les sources du grand fleuve.

Mais la majeure partie de l’œuvre de Jules Verne consacrée au continent américain, tant en nombre de romans que de personnages, a cependant pour cadre les Etats-Unis qu’il appelle simplement Amérique et dont il donne une image très moderne.

La présence des  » Yankees « , c’est-à-dire des  » Américains du Nord  » est essentielle dans la société vernienne [1]. C’est la deuxième nation la plus fréquemment citée après l’Angleterre, les deux ensembles rassemblant plus de la moitié des personnages verniens, avant les Français.

Certains thèmes sont récurrents dans l’analyse que fait Verne du monde américain.

Immigration- Foule- Nation

La population américaine est une population d’immigrés et ce constat est omniprésent. Aucune description de ville, de comté ou de région n’est dépeinte sans qu’il y soit fait mention de la population cosmopolite qui construit peu à peu les Etats-Unis. Dans De la terre à la lune qui se passe en 1865 à Baltimore, la foule en délire porte en triomphe Barbicane, président du Gun Club. Elle est ainsi décrite par Jules Verne  » Irlandais, Allemands, Ecossais, tous ces individus hétérogènes dont se compose la population du Maryland, criaient chacun dans leur langue maternelle et les  » bravos « , les  » hourras  » fusaient dans toutes les langues.  » Il colle à la réalité car on compte 2.5 millions d’Européens aux Etats-Unis vers 1865. Cette mosaïque de peuples a conservé langues d’origine, cultures et nationalités et se masse dans les principaux territoires de l’immigration qui sont sur la côte Est

L’Amérique est aussi la terre des foules. Jules Verne n’est pas un homme du peuple et craint les effets de masse mais il a mis en scène des foules qui agisse de concert. Si le peuple est divisé, la foule est unanime. La foule de Verne est attentive, curieuse, passionnée, frénétique. En 1860, il imagine un rassemblement de 5000 personnes en Floride pour voir le départ de l’obus creux, abritant deux Américains et un Français, censés atteindre la lune. La question étant de savoir s’il leur sera possible de revenir. Il décrit une foule bigarrée, cosmopolite mais unie dans le même enthousiasme. C’est l’Amérique entière qui se mobilise pour un projet géant et est portée par la vague de la  » sélénomanie  » L’hétérogénéité et paradoxalement, l’importance du nationalisme américain sont très tôt relevés par Jules Verne. C’est un de ses aspects modernes, il est remarquablement sensible aux évènements qui se passent de son temps. Il voit l’immigration, il voit la foule, il voit le nationalisme là où personne ne voit encore une nation.

Les projets

Il est précurseur encore quand il remarque que les Etats-Unis et eux seuls dès 1870, sont capables de lancer des projets industriels exceptionnels. Toujours dans De la terre à la lune, il anticipe même la rivalité entre la Floride et le Texas dans le domaine aéronautique en plaçant en Floride, près de Tampa, le site de lancement de cette première fusée  » Columbiad  » car il en avait saisi les enjeux. Il décrit en effet dans son roman comment le lancement de la fusée induit le développement du commerce, de la population et du chemin de fer. Non seulement dès 1889, il conçoit que les Américains sont capables de faire des choses extraordinaires mais encore d’en tirer du profit.  » Il n’y a pas de projet si audacieux que l’on n’en dégage un coté pratique et des capitaux   »

En 1889, dans Sans Dessus Dessous ou La Terre désaxée, il remet en scène les mêmes personnages. Cette fois, le Gun Club qui a racheté des mines à houille sous la banquise cherche à les rendre exploitables en changeant l’axe de la rotation de la terre à grand renfort de boulets de canons. On retrouve les grands projets, la richesse potentielle du sous-sol polaire, le dynamisme et l’audace.

Un autre projet pharaonique met en scène en 1893, un Américain milliardaire qui va fabriquer un phalanstère flottant, réservé aux milliardaires susceptibles de leur fournir les distractions qu’ils recherchent. L’île à hélice est multiconfessionnelle, les Protestants étant regroupés à bâbord, les Catholiques à tribord. Rien n’est impossible en Amérique !

L’époque concourt à la mise en scène de la technologie surtout aux Etats-Unis. La fièvre du chemin de fer couvre le territoire d’un maillage dense qui passe de 48 000 km en 1860, à 85 000 km en 1870 et 193 000 km en 1882. Cet essor fascine Verne qui présente dans chacune de ses éditions une carte et dans le cas des Etats-Unis, une carte du transport ferroviaire témoignant de la réussite industrielle exceptionnelle de la jeune nation.

En revanche, il s’intéresse peu à la thématique des frontières, aux Indiens, au Far West. Les Indiens n’apparaissent qu’une fois, dans le Tour du monde en 80 jours quand Passepartout est enlevé par une tribu sioux. Pour Verne, le pays est construit, balisé, la frontière recule face aux fronts pionniers. Il touche la réalité car l’Est et l’Ouest sont réunis par le chemin de fer en 1869. On peut s’installer partout aux Etats-Unis où il imagine dans Les 500 millions de la Bégum, la création d’une cité idéale : Franceville, dans un des derniers no man’s land.

Si l’Amérique de l’époque est aussi celle de l’esclavage et de la guerre de Sécession, il en parle peu. De même, les femmes américaines de Verne sont libérées, mais pas libres. Elles peuvent divorcer, gérer leur fortune, choisir leur mari mais ne sont pas les égales des hommes.

Verne porte sur les Américains un regard admiratif mais parfois critique, voit réticent. Les Yankees sont des hommes intelligents et actifs,  » un peu trop influencés par leur révérend « ,  » qui ne mettent pas la main devant leur bouche quand ils éternuent  « , car il leur manque le vernis culturel des Européens. Ils sont prosaïques, positifs, pratiques, le terme revenant souvent comme dans une litanie. L’Amérique est la terre des millionnaires, voir des milliardaires, enrichis dans les mines, le chemin de fer, l’alimentation auprès de qui les fortunes européennes, même celle des Rothschild, font pale figure. Les Etats-Unis sont le pays où on peut faire fortune très vite, incarnant le rêve de la majorité des immigrants. S’ils restent proches des Anglais dont ils partagent le goût pour le sport, les Américains s’en différencient suffisamment pour que Verne les critique moins que les Britanniques avec qui les Français sont en délicatesse. Fachoda n’est pas loin ! (1898)
Précurseur et visionnaire, Verne annonce dès 1860 la fantastique réussite américaine qui sera la plus puissante nation industrielle en 1914. L’avenir, c’est l’Amérique et Jules Verne, admirateur de Poe, la célébrera encore dans Le sphinx de glace qu’il dédiera à ses amis américains.

Débat

Pourquoi Jules Verne élude t-il les questions touchant à la Guerre de Sécession ?
Bien que voyageant aux Etats-Unis en 1867, il en parle effectivement peu. Il y fait allusion dans un de ses plus beaux romans L’île mystérieuse où les héros partent quelques jours avant l’assassinat de Lincoln. Mais s’il évoque un peu la Guerre de Sécession, il passe sous silence l’esclavage. Dans Nord contre Sud, qui se passe en Floride, le planteur blanc est un bon maître qui protège son personnel. C’est son seul et unique roman sur le sujet et encore a-t-il été influencé par le Comte de Paris, héritier de la famille d’Orléans dont il est proche, qui a écrit un livre sur l’histoire de l’esclavage et la guerre de sécession. En fait, Jules Verne continue a véhiculer de vieux préjugés ainsi dans Le testament d’un excentrique un affranchi est présenté comme le prototype du mauvais serviteur. Verne n’est pas un homme social, c’est un bourgeois dans l’âme.

Parmi toutes les inventions de l’époque, Jules Verne fait-il mention des avions ?
Il s’intéresse effectivement à l’aérostatique dans une période où les ballons sont à la mode. Au milieu de son œuvre, apparaît le personnage de Robur le conquérant qui met au point  » l’Albatros  » un appareil volant fonctionnant par de multiples hélices et qui parviendra même à survoler la tour Eiffel. La vision du progrès scientifique de Verne est toujours très élitiste et ses inventeurs agissent seuls : Robur et son Albatros, Nemo et son Nautilus. Certains se transforment d’ailleurs en mégalomanes, ainsi Robur dans Maître du monde utilise la technologie pour imposer une dictature mondiale, dans un monde que Jules Verne voit déjà mondialisé en 1902. Son moyen de domination est une voiture qui roule à 300 km/heure et peut se transformer en sous-marin ou en avion.

Aurait-il inventé aussi James Bond ? A t-il anticipé la domination politique des Etats-Unis ?
Non, au contraire. Dans Face au drapeau, il imagine contre les tentatives de mainmise planétaire d’un scientifique illuminé, un concert de nations qui s’unissent pour assiéger l’île où le savant devenu fou détient son  » fulgurateur « . Jamais il ne réserve l’exclusivité de ce rôle aux jeunes Etats-Unis

Pourquoi la place des femmes est-elle si réduite dans le monde vernien ? Que penser du personnage de la suffragette ?
Peut-être inspiré par  » La bostonienne  » d’Henry James, il décrit effectivement dans Sans dessus, dessous une Américaine féministe, d’une quarantaine d’années, veuve. Il la voit maigre, plate, ridée, les cheveux tirés, aux antipodes de l’idéal féminin de l’époque. Au cours d’une discussion avec un mathématicien dont elle est tombée amoureuse, elle se livre à une explication dithyrambique sur le féminisme à laquelle Verne fait répondre son héros péremptoirement  » Je reconnais que les femmes ne sont bonnes qu’à être bonnes  »

Compte rendu : Françoise Dieterich

Bibliographie de Joëlle Dusseau

–  La Conception de la société chez Jules Verne. Observation et rêve1828-1905. À travers son oeuvre romanesque, 1996, Thèse d’Etat Université Michel de Montaigne Bordeaux 3
–  
Le Juge et la Sorcière,Sud Ouest 2002
–  Portraits de dames (biographies de dix femmes d’Aquitaine) Editions Sud-Ouest 2002
–  Aliénor aux deux royaumes Feryane 2004
–  Jules Verne, Perrin 2005

[1] Joëlle Dusseau. La Conception de la société chez Jules Verne. Observation et rêve 1828-1905. À travers son oeuvre romanesque 1996 Thèse d’Etat Université Michel de Montaigne Bordeaux 3