Compte Rendu du café géographique de Saint-Brieuc
19 mars 2015
Michel Sivignon est géographe, professeur émérite à Paris-X Nanterre. Il est un spécialiste de la Grèce et des Balkans. Parmi les ouvrages qu’il a écrits, « La Grèce sans monuments », Hachette, 1978 ; « L’Atlas de la Grèce », travail collectif de spécialistes grecs et français, La Documentation Française, 2003 ; « Les Balkans, une géopolitique de la violence », Belin, 2009.
Michel Sivignon se propose, pour mener à bien sa réflexion sur le sujet de ce soir « La Grèce, sortie de crise ? » et pour comprendre ce qui se passe aujourd’hui, d’évoquer les héritages historiques de ce pays.
1 – L’emboîtement de trois histoires
La Grèce s’est construite à partir de trois phases historiques ou plus exactement de l’emboîtement de trois histoires.
La première, c’est celle de la longue, voire très longue durée, pour parler comme l’historien Fernand Braudel. A partir de quelques exemples, Michel Sivignon nous explique que la langue grecque actuelle est la même langue sans rupture de continuité depuis plus de treize siècles avant notre ère ; en Europe, qu’il n’y a pas d’histoire d’une langue écrite aussi longue. Pour exemple, le terme « hématome » vient du grec « hema », le sang, qui est encore le terme pour signifier le sang aujourd’hui comme on le disait, comme on l’écrivait il y a plus de treize siècles avant notre ère. Cette extrême ancienneté de la langue fonde la nation grecque ce dont les Grecs en sont parfaitement conscients et que personne d’ailleurs ne leur conteste.
Par ailleurs, la nation grecque s’est construite à partir de deux « ancêtres », de deux histoires, la plus ancienne avec Platon, Hérodote, Aristophane, les pères de la médecine…et une plus récente que l’on oublie souvent, la période byzantine. La destruction de l’unité de l’Empire romain, sa chute en 476 et la création de deux empires, l’Empire romain d’Occident et l’empire romain d’Orient vont façonner de façon durable la Grèce.
A partir d’une photographie personnelle très significative, Michel Sivignon met en évidence l’importance de l’héritage byzantin.
Il s’agit d’une église, en Grèce du Nord, dans le Pinde, à 1000 m d’altitude, en dehors de tout circuit touristique. C’est une superbe église byzantine avec une douzaine de coupoles datant du XIIème siècle. Deux drapeaux, le drapeau grec qui existe depuis la Révolution de 1821 (les Grecs ne disent pas « soulèvement » mais révolution) lorsque qu’ils se sont soulevés contre les Turcs et le drapeau de l’Empire byzantin (drapeau d’or avec un aigle bicéphale). La Grèce qui entretient des liens très étroits avec l’Eglise orthodoxe, se réclame à travers ces deux drapeaux d’une origine double, d’une part le soulèvement de 1821 qui signifie la renaissance, le retour à l’autonomie politique et d’autre part l’héritage byzantin qui a permis à la nation de passer à travers 350 ans de domination turque.
Après avoir rappelé les piliers fondateurs de la nation grecque qui s’inscrivent dans la longue durée, Michel Sivignon évoque le deuxième temps de l’histoire qui a participé à la construction de la Grèce. Il s’agit de la Révolution de 1821, soulèvement à l’intérieur de l’Empire ottoman dans la ville de Patras (« la liberté ou la mort » disent les Grecs) sous l’égide de l’archevêque. Réponse des Turcs, ils pendent le patriarche à la porte de son patriarcat à Constantinople (aujourd’hui Istanbul). La guerre entre les Grecs et l’Empire ottoman va durer plusieurs années, fera des centaines de milliers de morts. Les Grecs obtiennent finalement leur indépendance en 1830 avec l’intervention des puissances étrangères (France, Angleterre, Russie) qui choisissent Othon, prince de Bavière, pour devenir le premier souverain de la Grèce moderne en 1832, mais l’élément fondateur de cette indépendance reste, pour les Grecs, la Révolution de 1821 avec l’aide de l’Eglise. On voit bien la place très particulière de l’Eglise comme constitutive de la nation grecque.
A partir de là, la Grèce va progressivement fabriquer sa propre histoire, son « roman national » ainsi que son territoire.
Michel Sivignon nous propose d’examiner une carte qui permet de voir l’histoire du territoire et l’histoire du pays pendant cette deuxième période, de 1821 à aujourd’hui.
Le nouvel Etat est limité au Péloponnèse, à la région d’Athènes et aux îles des Cyclades. Athènes, la capitales est une petite bourgade de 5000 habitants (Paris et Londres ont alors 500 000 habitants, Constantinople entre 250 et 300 000 habitants). La Grèce n’aura de cesse de rassembler à l’intérieur de ses frontières tous les Grecs qui sont dispersés autour de la Méditerranée orientale et elle va partiellement y réussir. La Thessalie est rattachée en 1881, la Macédoine en 1912. Après la Première Guerre mondiale, les Grecs espèrent récupérer toute la Thrace orientale (à 50km d’Istanbul) ainsi que les côtes de l’Asie mineure peuplées de Grecs mais une des conséquences de l’effondrement de l’Empire ottoman et de la victoire de Mustapha Kemal en 1922 aboutit à une purification ethnique, 1 500 000 Grecs doivent quitter la Turquie ; ce que les Grecs appellent « La Grande Catastrophe ». En retour, 500 000 Turcs quitteront la Grèce.
Cette période qui court de 1821 au milieu du XXème siècle constitue le deuxième temps de l’histoire de la Grèce, celui de la création d’un Etat indépendant qui regroupe dans ses frontières les Grecs de la Méditerranée.
Pour Michel Sivignon, le troisième temps de l’histoire qui fonde la Grèce commence lors de la Seconde Guerre mondiale dont les comptes ne sont pas encore apurés et qui ressortent aujourd’hui dans le bras de fer qui oppose la Grèce à l’Europe depuis la victoire de Syriza aux élections législatives de janvier 2015.
Notre intervenant rappelle les paroles du Premier ministre grec, devant le Parlement le 9 février. Dans son discours, Alexis Tsipras réclame à l’Allemagne des « indemnités de guerre », ainsi que le remboursement du prêt imposé par le régime nazi (162 milliards d’euros soit l’équivalent de la moitié de la dette publique de la Grèce) ; il évoque la lutte sur ce sujet de l’eurodéputé de Syriza, Manolis Glezos, 92 ans, figure emblématique de la Grèce, qui, à l’âge de 19 ans pendant l’occupation allemande, avait décroché le drapeau allemand de l’Acropole et placé celui de la Grèce.
L’occupation allemande (1941-1944) va, en effet, se heurter à une résistance grecque extrêmement active (une des plus actives de l’Europe occupée) menée très largement par le Parti Communiste qui va acquérir en Grèce une légitimité certaine. En 1945, le Parti Communiste réclame des changements sociaux importants. Churchill voit déjà poindre la division de l’Europe, « le rideau de fer » qu’il annoncera dans un discours en mars 1946. Pour éviter un passage au communisme de l’ensemble des Balkans, les Britanniques organisent le retour du roi de Grèce, Georges II, alors en exil. Les communistes n’acceptent pas le retour du roi et en 1946 une guerre civile éclate. Les Britanniques et les Américains désireux de ne pas voir la Grèce tomber dans l’orbite de Moscou vont aider le gouvernement royaliste d’Athènes. En 1949, la défaite des communistes met fin à cet épisode douloureux pour les Grecs mais surtout cette guerre civile constitue une rupture dans la société grecque. Pour ce qui a longtemps été l’histoire officielle être résistant pendant la Seconde Guerre Mondiale et être dans l’opposition de gauche, prosoviétique, en lutte contre le gouvernement légal soutenu par les Anglais, de 1946 à 1949, c’est même chose. Cette interprétation nourrit une coupure politique profonde.
2 – La crise grecque 2010-2015
Se pencher sur cette crise, c’est entrer dans un débat multiforme avec des perceptions et des interprétations diverses de la crise.
- Quelles que soient les positions des uns et des autres, certains faits sont établis
Le premier est le déséquilibre persistant de la balance commerciale, les exportations grecques atteignant environ le tiers des exportations. Ce déséquilibre est très antérieur à l’entrée de la Grèce dans le Marché Commun en 1981.
Le deuxième concerne la balance des paiements. Jusqu’en 1981, la Grèce compense le déficit de sa balance commerciale grâce à trois postes : les transferts de l’émigration grecque, les revenus de la marine marchande et les recettes touristiques. Or, depuis 1974 (chute de la dictature des colonels) et 1989 (effondrement du communisme), le courant migratoire s’est inversé (retour des Grecs dans leur pays ; immigration venue des ex-pays communistes limitrophes, en particulier les Albanais qui « se précipitent » vers le « Paradis occidental ») au point que depuis 1991, la Grèce est un pays d’immigration et la balance des transferts issus des mouvements migratoires affiche un solde négatif. Les deux autres postes continuent à dégager des excédents mais de façon irrégulière (coût fluctuant du fret et forte concurrence des autres pays méditerranéens pour le tourisme).
Tout avait pourtant très bien commencé pour la Grèce, en 1981, avec son entrée dans la CEE.
A cette époque, tout le monde avait applaudi ; il faut relire les journaux d’alors « la Grèce, fondatrice de la démocratie… » « Ce serait un scandale de la laisser en dehors de la CEE… ».
Elle va bénéficier d’un certain nombre d’avantages financiers. Les fonds structurels européens (subventions) vont permettre à la Grèce des investissements dans les équipements (routes…) et de compenser la plus grande partie du manque à gagner dans la balance des paiements. Toute la population profite de ces apports d’argent qui dynamisent l’économie. Les Grecs, qui vivaient dans un pays encore pauvre jusqu’en 1981, sont sollicités par les banques qui les incitent au crédit à la consommation. Celle-ci devient frénétique ! On a fabriqué une bulle financière dans un pays infiniment plus fragile que les Etats-Unis.
Tout se termine en 2009 quand l’endettement devient insupportable ; l’accès aux financements internationaux devenant de plus en plus coûteux en raison des appréciations toujours plus sévères des agences de notation. En 2011, le montant de la dette extérieure atteint 140% du PIB ; en 2015, elle atteint 170% du PIB.
- Troïka et rigueur budgétaire
La Grèce doit dès lors passer sous les fourches caudines de ce que les médias désignent désormais à Athènes par le terme de « troïka » (Commission européenne, Banque centrale européenne et Fonds monétaire international). Le gouvernement de Georges Papandréou, élu en 2008, et dont le programme se réclame de la social-démocratie, dans le droit fil de la vision défendue par le PASOK (Parti Socialiste) se voit contraint, en 2009, d’endosser la responsabilité d’un plan de rigueur budgétaire, contraire à sa sensibilité. En 2011, toujours soumis à cette contrainte extérieure, il s’engage à adopter un deuxième plan de rigueur budgétaire. En 2012, le nouveau Premier ministre, Antonis Samaras (victoire de son parti, la Nouvelle Démocratie) ne remet pas en cause la politique de rigueur budgétaire engagée depuis 2010. Mais aux élections législatives de janvier 2015, l’alternance entre les deux principaux partis qui se partageaient de pouvoir depuis 1974, le parti de droite (Nouvelle Démocratie) et le parti socialiste (Pasok) est rompue avec la victoire d’une coalition à gauche qui n’a cessé de monter, Syriza (Coalition de la Gauche Radicale qui regroupe des trotskystes, des anarchistes, d’anciens communistes, beaucoup de transfuges du parti socialiste). Alexis Tsipras, le soir de la victoire de son parti, déclare « Le mandat donné par le peuple annule les plans d’austérité »
- Les Grecs dans la crise
De fait, le « remède de cheval » infligé à la Grèce depuis 2010, s’il a permis d’équilibrer les comptes primaires dans les derniers mois du gouvernement de la Nouvelle Démocratie, a abouti à une récession économique extrêmement marquée (le PIB a diminué de 25%, le chômage tous âges confondus est autour de 25%, celui des jeunes de moins de 35 ans atteint 60%). Les Grecs ont payé le prix fort de cette politique d’austérité. Un exemple, les immatriculations de voitures étrangères (il n’y a pas de constructions automobiles en Grèce) étaient autour de 200 000 par an en 2007, elles sont tombées à 47 000 aujourd’hui ; toutes les activités induites de ce secteur (concessionnaires, garagistes…) sont considérablement touchées et les emplois perdus pour nombre de Grecs.
On constate une distorsion entre le discours de certains économistes (repris par les politiques comme Antonis Samaras) qui affirme que le rapport entre l’endettement et le PIB s’est beaucoup amélioré et le « ressenti » de la population grecque. Le « ressenti », pour un Grec, c’est « ce que j’ai dans la poche », « ce que je touche à la fin du mois ». Beaucoup de Grecs ont perdu leur emploi mais seulement 10% d’entre eux perçoivent l’allocation chômage, ce qui pose un des problèmes majeurs en Grèce, celui du fonctionnement de l’Etat.
Le « ressenti », pour les Grecs, c’est « je ne vois pas le bout du tunnel ». Syriza qui mène sa campagne électorale en martelant « arrêtons le diktat de Bruxelles », va sortir vainqueur des urnes. Les Grecs ont aussi voté pour Syriza parce que la crise ce n’est pas seulement la récession, le chômage, les difficultés quotidiennes, la crise c’est aussi l’humiliation. Les Grecs sont reconnaissants à Syriza de tenir tête, de ne pas courber l’échine, même s’ils se rendent compte qu’il y a un fossé entre ce que Syriza promet et ce qui est réalisable. Ils ont le sentiment de sortir de l’humiliation, et c’est un ressort extraordinairement important. Les caricatures qui fleurissent dans les quotidiens grecs depuis la victoire de Syriza montrent à quel point le bras de fer, engagé par le gouvernement d’Alexis Tsipras, est bien accueilli par les Grecs.
Significatif de l’état d’esprit de la population grecque, un texte écrit à propos de la troïka par le romancier Vassilis Alexakis : « Depuis plusieurs années, on est gouverné par trois ombres qui sortent d’une voiture blindée et qui se précipitent dans un ministère, non pas comme des gens qui apportent de l’argent mais comme des voleurs. Ce sont les trois représentants de la troïka. A la télé, on a 15 secondes pour apercevoir ces gens qui gouvernent la Grèce. Ce n’est pas beaucoup pour une démocratie assez ancienne comme la nôtre. Ils passent si vite que les chaînes d’information sont obligées de repasser 10 fois la même image. Personnellement, je n’ai réussi à en repérer que deux ; l’un est grand et frisé, l’autre est petit avec une coupe de cheveux à la Cabu ; le troisième, je n’ai pas réussi le voir. C’est très choquant, comme un mépris du peuple. Face à nos énormes difficultés, on a l’impression de vivre sous un régime de tutelle. Evidemment, cela nourrit des clichés, un sentiment très violent anti allemand, l’évocation de l’occupation. On se souvient de Manolis Glazos, ce héros de la Résistance, à présent député européen de Syriza qui a arraché le drapeau allemand planté au sommet de l’Acropole. Angela Merkel, quand elle est venue, n’a même pas marché jusqu’à la mer. Ces gens ne voient pas qui nous sommes. »
Significatif aussi de l’état d’esprit de la population grecque qui vit au quotidien la crise, le grand nombre de tags ou graffitis qui peuvent surprendre, rien de vulgaire, mais qui rappellent mai 68 :
Certains avec un brin de poésie, de sagesse ou de nostalgie…
« Les murs ont des oreilles et vos oreilles ont des murs »
« Je n’ai plus de rêves, je vis seulement le présent »
« La vie s’enfuit, les dettes demeurent »
D’autres dont le message est politique : « Nous ne sommes jamais sortis de l’époque des marchands d’esclaves » (anarchiste).
D’autres encore plus violents : « Résistez au IVème Reich » alors que sur place il y a des Allemands installés à l’année et qui s’entendent très bien avec la population locale…
Pour le touriste qui passe quelques semaines sur les plages, la crise n’est pas toujours visible, si ce n’est par le très grand nombre de panneaux « A louer » « A vendre » surtout à Athènes. Les Grecs quittent la ville, retournent au village pour essayer de subsister, la solidarité familiale joue alors.
Sur cette photo que lit-on ? « 320 euros, 70m2, 3 Chambres » c’est le prix aujourd’hui dans le centre de la capitale et on ne trouve pas souvent preneur.
Face à la crise, on s’organise. A Volos, des habitants ont planté, dans le jardin d’agrément devant leur immeuble, des tomates et des poivrons.
Beaucoup de personnes ont renoncé à se chauffer en hiver (diminution de la consommation de l’électricité et surtout du fuel) ou sont passés à d’autres modes de chauffage, en particulier celui utilisé par leurs parents ou grands-parents, le bois. Les coupes de bois à la limite de la légalité se multiplient.
Le signe de la crise, c’est le bois grillagé avec un cadenas.
La crise se lit dans la vie quotidienne de la population, dans de nouvelles habitudes.
On peut se poser la question : est-ce que la crise a des aspects positifs ? Oui, la consommation est plus raisonnée, il y a encore quelques années, les Grecs participaient à la société de consommation de façon frénétique, voire même scandaleuse (on jetait les tapis tissés par la grand-mère, on ne voulait plus de cet aspect artisanal qui renvoyait à la période de la pauvreté). Il faut lire le romancier Markaris qui écrit : « Nous avions une grande civilisation de la pauvreté, nous l’avons perdu et nous ne la retrouverons pas ».
- L’évasion fiscale
L’évasion fiscale est un des maux endémiques de la Grèce, elle n’est pas seulement pratiquée par les riches mais par toutes les catégories sociales ; la fraude fiscale touche plus particulièrement le secteur des services (restaurants, bars, garages…) et en particulier le tourisme.
Michel Sivignon nous présente un document assez surprenant :
Il est écrit : « Le client n’est pas obligé de payer si on ne lui a pas remis un ticket de caisse ou une facture ». Il y a parfois des tentatives pour lutter contre cette fraude fiscale généralisée, mais en général, il n’y a pas de contrôle, et c’est bien là le problème.
Le corollaire de cette fraude, ce sont les enveloppes que l’on glisse dans un dossier, que l’on remet discrètement à la personne pour obtenir rapidement un service, un RV chez un médecin spécialiste…
Questions
1 – Dans la mesure où l’on contracte une dette, il faut la rembourser ; est-ce normal, si l’on veut que la Grèce retrouve un certain niveau de vie, que ce soit les autres pays qui en fassent les frais ? Par ailleurs, lorsque Tsipras déclare que s’il n’obtient pas satisfaction, son gouvernement délivrera des visas à tout le monde « vous aurez des terroristes en Europe ! ». Est-ce sérieux ?
Pour répondre à votre 1ère question concernant le remboursement de la dette, Syriza a découvert que derrière la position de l’Allemagne, il y a d’autres pays européens, en particulier la Lettonie et la Lituanie. Ces pays pour entrer dans l’UE et dans la zone euro ont du accepter les conditions de Bruxelles. Ils ont aujourd’hui un salaire de base (500 euros) plus bas que celui de la Grèce (580 euros), ils ne peuvent pas accepter les demandes du gouvernement grec qui veut revenir au salaire de base de 720 euros.
Pour votre 2ème question, il faut voir dans les déclarations de Tsipras, une forme de chantage, une provocation… dans cette période de bras de fer entre Bruxelles et Athènes.
2 – Une question sur l’éventualité de la sortie de la Grèce de l’Europe ?
Il faut distinguer la zone euro de l’UE ; le risque possible est la sortie de la Grèce de la zone euro mais pas de l’UE (il y a dans l’UE, 19 pays sur 28 dans la zone euro, les autres n’ont pas adopté l’euro comme la Roumanie ou la Bulgarie).
La Grèce a intégré en 2003 la zone euro ce qui rend impossible pour elle de jouer sur une dévaluation de sa monnaie, la drachme. Les Grecs sont d’ailleurs parfaitement conscients que si leur pays sort de la zone euro, la monnaie grecque dégringole en quelques mois, ce qui n’est pas souhaitable. Par ailleurs, Bruxelles qui veut éviter une sortie de la Grèce de la zone euro, a accordé quatre mois de sursis à Athènes ; le gouvernement d’Alexis Tsipras, qui doit alors faire face aux échéances de remboursement de la dette, doit renoncer à plusieurs de ses promesses électorales (revenir au salaire minimum de 720 euros, réembaucher les 30 000 fonctionnaires mis au chômage, aider les personnes en très grande difficulté). Que peut-il se passer aux prochaines élections ? Difficile à dire ; il y a un an, personne ne pouvait prévoir la victoire de Syriza aux élections législatives de janvier 2015…
3 – Pourquoi l’Eglise et les armateurs ne paient-ils pas d’impôts ?
J’ai insisté au début de mon propos sur le rôle de l’Eglise. L’Eglise et la Nation, c’est la même chose. Il y a d’ailleurs un événement significatif, pour la première fois un Premier ministre n’a pas juré sur l’Evangile lors de sa prise de pouvoir mais sur la Constitution. Devant, cette rupture, l’Eglise n’a rien dit…Alexis Tsipras était allé voir préalablement le métropolite pour lui expliquer sa position. En revanche, certains des ministres du nouveau gouvernement ont prêté serment sur l’Evangile, accompagné de leur pope avant de jurer de respecter la Constitution.
Concernant la fortune de l’Eglise ? La fortune foncière de l’Eglise est sous la forme de vastes montagnes couvertes de maquis. Elle possède aussi des terrains en bord de mer et il y a eu, en effet, des abus de la part de popes en particulier en Crète. Sans vouloir vous donner l’impression de défendre les popes, il faut bien comprendre que la fraude fiscale est généralisée. Le problème n’est pas moral, il est politique et on revient à l’un des maux de la Grèce, celui de la faiblesse de l’Etat.
Concernant les armateurs, il faut être prudent avec eux. La marine grecque est énorme, 9% de la flotte mondiale ; beaucoup de bateaux sont immatriculés hors pavillon grec ; il est facile pour les armateurs qui ont leurs bureaux à Londres ou ailleurs, de changer de pavillon si le gouvernement pousse le curseur un peu trop loin !
4 – Toujours concernant la dette, il y a un mouvement dont le Comité pour l’annulation de la dette du Tiers Monde qui parle de dette illégitime. Dans la dette grecque, il y a des prêts de banques françaises ou allemandes pour acheter de l’armement ce qui n’est guère profitable pour la population. Il y a aussi le problème de l’Allemagne qui n’a pas payé ses dettes de guerre, c’est aussi quelque chose de négociable. Le Comité de la dette aurait comptabilisé que plus de 60% de la dette serait illégitime, pourquoi ne pas en tenir compte ?
Je crois que, même si c’est difficile à l’admettre, on est dans une négociation politique et non pas morale. La question qui se pose, dans une démarche très certainement pragmatique est la suivante : le remboursement de la dette est-ce faisable ou pas faisable ? Avec tout ce que la Grèce doit, la situation n’est pas tenable et cela tout le monde en est convaincu (même s’il y a débat sur dette légitime ou illégitime). A partir de là, c’est une affaire de négociation et de rapport de force.
En revanche, il y a une évolution de l’opinion publique en particulier en Allemagne concernant la dette grecque. Les Allemands, lorsqu’ils ont occupé la Grèce pendant la Seconde Guerre mondiale, ont contracté un emprunt obligatoire qu’ils n’ont jamais remboursé aux Grecs (Alexis Tsipras, dans son bras de fer, le leur a d’ailleurs rappelé). Et bien, une partie de l’opinion publique allemande, en particulier le parti de gauche, considère qu’il faut rembourser ce prêt ; on est là dans une démarche morale ce qui vous montre bien la complexité de la question de la dette.
5 – Pourquoi le budget militaire de la Grèce est-il si exorbitant ?
Pour les Grecs, il y a un ennemi proche qu’il faut surveiller, c’est la Turquie. D’ailleurs le premier geste du Ministre de la Défense, Panos Kammenos, le leader des Grecs indépendants (parti nationaliste de droite) partenaire de coalition de Syriza, a réveillé un vieux litige entre la Grèce et la Turquie au sujet d’un îlot inhabité, Imia (dans les Cyclades) revendiqué par les deux pays depuis 1947. Quelques jours après la prise de ses responsabilités, il a jeté de son hélicoptère une couronne de laurier à la mémoire de trois officiers grecs tombés il y a 19 ans. Le geste a agacé Ankara mais la Turquie n’a pas souhaité réagir…Autre objet de discorde entre les deux pays, la question chypriote.
Pour vous donner toute la mesure de la perception d’un danger turc pour les Grecs : dans la fin des années 1920, la Grèce comptait 6 millions d’habitants (recensement de 1926), la Turquie avait alors 13 millions d’habitants ; aujourd’hui la Grèce compte 11 millions d’habitants et la Turquie, 80 millions.
Pour terminer, je voudrais aussi souligner un autre jeu politique qui se joue actuellement entre l’OTAN, la Grèce et la Russie. A l’intérieur de l’OTAN, la Grèce est réticente vis-à-vis des sanctions infligées à la Russie (gel des relations commerciales pour répondre à l’intervention russe en Ukraine) car elle ne peut plus y exporter ses fruits et légumes. Barack Obama craignant que la Grèce ne paralyse l’OTAN en se rapprochant de la Russie et de Poutine a, début février, appelé l’Europe à lâcher du lest sur la Grèce et à ne pas pressurer un pays en pleine dépression.
Le café géo s’est tenu le 19 mars, le 8 avril Alexis Tsipras rencontrait Vladimir Poutine…Si Vladimir Poutine a écarté une aide financière russe ou une levée de l’embargo alimentaire pour la Grèce, il promet des crédits pour financer des projets communs. De son côté, Alexis Tsipras a appelé à l’abandon des sanctions contre la Russie. On voit bien la complexité des relations diplomatiques entre les Etats et la volonté grecque de chercher à jouer un rôle géopolitique. Affaire à suivre…
Compte rendu rédigé par Christiane Barcellini relu par Michel Sivignon, avril 2015