Compte-rendu café géographique de Saint-Brieuc
26 novembre 2015
Julien Sorez est historien. Ses travaux de recherche portent sur l’histoire sociale et culturelle d’une pratique sportive, le football. Sa thèse « Football en Seine. Histoire sociale et culturelle d’une pratique sportive dans Paris et sa banlieue (fin XIXème siècle – 1940) » a été publiée en 2013 aux Presses Universitaires de France.
Pourquoi et comment peut-on parler de « Planète football » ? Julien Sorez se propose de livrer, à partir d’une approche historique et de sa dimension spatiale, quelques éclairages sur le succès d’une des pratiques les plus mondialisées.
1 – L’Angleterre, foyer du football moderne
C’est dans l’Angleterre de la RI à partir du XVIII° et XIX° siècles qu’apparait un ensemble d’activités de loisirs impliquant une dépense physique dans un cadre compétitif.
Depuis l’Antiquité, des formes d’affrontement physiques existaient mais la nouveauté, dans cette Angleterre industrialisée, c’est l’émergence d’un système sportif que l’on appelle moderne qui se caractérise par au moins quatre points singuliers qui créent une rupture par rapport aux pratiques physiques et ludiques antérieures.
Ce sport que l’on appelle moderne se définit, d’abord, par un nouveau rapport à l’espace et au temps. Les compétitions sportives aujourd’hui se déroulent à partir d’un calendrier autonome (auparavant, la plupart des activités sportives était liée au calendrier religieux), le temps de la compétition est standardisé et le jeu se déroule dans un espace qui est normé (dimensions précises et reproductibles en tout point de la planète) et spécifique (avant on jouait sur les places des villages ou dans les champs).
Le sport moderne est aussi soumis à un règlement écrit (auparavant, des règles locales fondées sur l’oralité organisaient ces pratiques de loisirs) qui va devenir une norme universelle.
Ces règles sont rédigées par des institutions qui sont également chargées de les faire respecter. Ces institutions sont souvent des fédérations qui fonctionnent par discipline sportive.
Enfin, le sport moderne se caractérise par un idéal d’égalité entre les participants qui se distinguent par leur talent et leurs qualités sportives.
Parce que les règles écrites facilitent l’universalisation mais aussi parce que l’Angleterre est la première puissance commerciale, industrielle et coloniale au XIXème siècle, les sports modernes, et en particulier le football, s’étendent rapidement à d’autres pays et à d’autres continents. L’appropriation du football par des populations diverses ainsi que les enjeux médiatiques et économiques récents de ce sport expliquent sa large diffusion dans le monde aujourd’hui.
Plusieurs questions se posent : comment le football s’est-il diffusé ? Quelles valeurs a-t-il véhiculé ? Comment a-t-il été reçu et adopté ?
– La transformation des loisirs populaires dans les Public Schools
A la différence de certains sports, comme la course à pied ou la boxe, qui sont pratiqués par les valets de l’aristocratie rurale britannique (les maîtres se mesurant à travers leurs valets) et qui vont être progressivement codifiés, les sports de ballon, comme le football et le rugby, passent par un canal particulier, les écoles réservées à la haute société britannique.
Avant d’évoquer les public schools, se pose la question de l’héritage.
Dès le Moyen-Age, on pratique des jeux de balle (soule en Angleterre ou en France, notamment en Bretagne et en Normandie, calcio en Italie). Cette dispute autour d’une balle (ce peut être aussi un morceau de bois ou une vessie de porc) s’effectue sans règle, le seul point sur lequel les participants se mettent d’accord, c’est le point d’arrivée de l’objet. Dans un monde majoritairement rural, dans lequel l’univers quotidien est partagé, les grands propriétaires terriens participent à ces jeux violents; ce sont, d’ailleurs, souvent eux qui organisent le jeu et qui financent les festivités après la partie. Avec l’industrialisation et le clivage social qu’elle va progressivement introduire, l’élite social va, à la fin du XVIIIème siècle, se retirer de ces pratiques.
Et pourtant, ce sont ces jeux de balle violents devenus populaires qui, au cours du XIXème siècle, vont être récupérés par l’élite sociale qui va les transformer radicalement.
Les public schools sont une structure éducative privée réservée à l’élite sociale britannique. Pourquoi est-ce dans ces lieux que le football moderne émerge ? Depuis le XVIIIème siècle, les public schools connaissent d’importants problèmes de disfonctionnements, les élèves se révoltent souvent contre les maîtres, sur leur temps de loisirs, ils commettent des exactions, égorgent les poules, traquent les animaux et d’une façon générale, ils s’adonnent à des jeux violents où les plus âgés imposent leur pouvoir aux plus jeunes. Au cours du XIXème siècle, les public schools vont canaliser la violence de ces jeunes pour optimiser leur formation. Thomas Arnold, directeur de la public school de Rugby, de 1828 à 1842, décide de se servir de ces jeux de balle informels, violents pour ramener l’ordre dans son établissement. Il va introduire ces jeux de balle dans son établissement en les codifiant. Cette initiative est suivie par de nombreux directeurs d’école pour qui les activités sportives, véritables instruments de moralisation et de contrôle de la jeunesse, deviennent prioritaires.
Ces réformes dans les public schools sont d’autant mieux acceptées qu’elles sont adoptées dans une période d’expansion coloniale. Pour les Britanniques, l’endurance, la solidité et le courage sur les terrains de jeux anglais renforcent la capacité à coloniser en Australie, à évangéliser en Afrique, à soumettre les indigènes ou à mener des guerres coloniales.
Mais c’est à Eton, dans une des plus prestigieuses public schools qu’émerge le football, pratique de balle au pied avec interdiction de prendre la balle à la main.
Une des lectures qui est faite de l’invention du football est que la très grande aristocratie britannique a voulu donner une leçon de civilité aux bourgeois de Rugby (la règle limite la violence et le contact mais permet de prendre la balle à la main) en donnant une règle encore plus contraignante, pour signifier leur supériorité sociale.
Le football est né dans l’établissement scolaire le plus huppé d’Angleterre, à Eton.
Dans un premier temps, chaque public school a son propre règlement mais très vite, il apparaît nécessaire d’harmoniser les règles car l’extension du réseau ferroviaire favorise les rencontres sportives entre les public schools. Préciser les règles dans un règlement écrit et créer des institutions chargées de les faire respecter devient alors indispensable.
De même, les anciens élèves des public schools fondent des clubs civils une fois leurs études terminées pour continuer à pratiquer leur loisir et organiser des compétitions en dehors du cadre scolaire initial.
Les premières codifications du football date de 1863 et dès 1880, le football se diffuse socialement en Angleterre auprès des classes populaires.
– La diffusion sociale du football en Angleterre
Comment expliquer qu’en moins de trente ans, une pratique codifiée dans les public schools, devienne le sport des ouvriers ?
Les grands patrons de l’industrie anglaise, issus de ces établissements d’élite, ont bien compris les vertus du sport, en particulier du football, pour canaliser et contrôler leurs ouvriers. Un des initiateurs de ce mouvement est le patron des chantiers navals de East End de Londres. Dans une période de concurrence commerciale très forte, d’essor du Labour Party donc des revendications des syndicats, et du socialisme, il va donner des avantages à ses ouvriers en échange de la paix sociale (journée de 8 heures, participation aux bénéfices). C’est dans ce cadre qu’il crée, en 1895, le West Ham United (qui est aujourd’hui encore un club important) pour contrôler les loisirs de ses ouvriers et de fédérer une conscience ouvrière dans son club de football. Il engage des joueurs pour mettre ses ouvriers avec femmes et enfants dans les tribunes de son stade pour faire du football un spectacle familial et créer une identité sportive au profit de son club et par conséquent de son entreprise.
Le deuxième acteur important de cette diffusion du football, ce sont les Eglises. Dans un XIXème siècle en voie de sécularisation, elles cherchent à récupérer les jeunes ouvriers dans leur giron.
On peut noter deux conséquences de cette popularisation importante et précoce du football à la fin du XIXème siècle. L’élite sociale va se détourner de cette pratique, selon la logique de distinction sociale définie par Bourdieu, et va s’orienter vers d’autres activités sportives. La popularisation du football va aussi amener à sa rapide professionnalisation, en 1885, soit vingt deux ans après sa codification. Les ouvriers qui sont sur un terrain de football, ne peuvent pas être aussi à l’usine; par ailleurs, les déplacements sont importants et coûteux, on va commencer à dédommager les joueurs puis à les rémunérer. C’est le début de la professionnalisation.
A partir de ce foyer originel qui est l’Angleterre, s’opère une diffusion qui va se développer en plusieurs temps et dans différents espaces.
2 – La diffusion du football britannique, une mondialisation culturelle ?
– L’Europe est le premier terrain de conquête du football.
Comment expliquer le succès d’une telle pratique ? Notre intervenant prend l’exemple de la France pour illustrer son propos.
– la présence des Britanniques : ils sont très nombreux en Europe et en particulier en France, venus pour des raisons économiques et commerciales, en particulier dans les grandes villes (Paris) et les ports de la Manche. Ils reproduisent là où ils se trouvent les mêmes activités de loisirs qu’ils avaient l’habitude de pratiquer en Angleterre. Les employés d’une compagnie britannique de transport maritime et commercial fondent en 1872, au Havre, le premier club sportif britannique, le HAC (Havre Athletic Club). A Paris sont fondés le SAC (Standard Athletic Club) en 1890 et le WR (White Rovers) en 1895.
– les patronages catholiques : encore plus qu’en Angleterre, l’Eglise en France depuis la Révolution Française a vu son rôle diminuer dans la société. Elle va essayer de conquérir la jeunesse prolétarienne en particulier dans les faubourgs urbains. Elle est aussi très présente dans certaines régions comme la Bretagne moins déchristianisées.
Photo prise au Bois de Boulogne : il s’agit du club « L’Etoile des Deux Lacs » qui a été le grand club patronal d’avant la Grande Guerre. Il a été fondé, en 1912, au patronage paroissial de l’église Saint-Honoré-d’Eylau du 16ème arrondissement. Deux des joueurs ont un écusson avec un coq qui recouvre cette étoile; ce sont des joueurs du patronage catholique sélectionnés par l’équipe de France. Dans les années 1910, un joueur sélectionné au moins 3 fois a le droit de coudre un écusson sur son torse. Ce qui est intéressant sur ce document, c’est qu’il renvoie à la fois au patronage catholique (l’étoile) et aux couleurs de la France (le coq tricolore). L’appartenance d’une double identité pour ces jeunes joueurs dans une France qui se laïcise, est à relever.
– l’anglomanie de certains milieux européens : la réussite commerciale de l’Angleterre et son immense empire colonial fascinent l’Europe, notamment les réformateurs du système éducatif comme Pierre de Coubertin pour qui une des raisons de la puissance britannique, c’est la qualité de son système éducatif qui réserve aux activités sportives une place centrale. Il apparaît comme important de développer les sports pour que les jeunes Français soient des individus aussi performants que les jeunes Britanniques.
De même, les jeunes étudiants Français qui ont séjourné outre-Manche dans les établissements scolaires britanniques reviennent souvent avec des ballons dans leurs valises. Etudiants et professeurs d’anglais fondent des clubs sur le modèle britannique. A Paris, ceux de la rive droite fonde le Racing club de France (1882), ceux de la rive gauche, le Stade Français (1883).
Dans cet élan sportif, le football a deux handicaps jusqu’à la Seconde Guerre mondiale.
Le système éducatif français (on en garde encore des traces aujourd’hui) ainsi que ceux d’Europe continentale préfèrent les vertus de la gymnastique, discipline collective permettant de contrôler les individus et perçue comme étant la meilleure préparation à la guerre (modèle prussien qui a permis à la Prusse de battre la France en 1870).
Le deuxième obstacle, c’est que la professionnalisation du football en Angleterre déprécie pour les pédagogues sa valeur morale et éducative pour qui le joueur professionnel est un mercenaire pratiquant ce sport pour l’appât du gain (à la différence du rugby ou de l’athlétisme qui sont des sports restés longtemps des sports amateurs).
En Europe continentale, le football se développe essentiellement dans des clubs en dehors du système éducatif, par l’action des Britanniques, des structures catholiques et des jeunes anglophiles.
– La diffusion des pratiques dans les Empires coloniaux
Les colonisateurs et les Britanniques en particulier, qui ont une conscience élevée de leur modèle culturel (la mission civilisatrice de l’Homme Blanc) vont reproduire, dans les territoires de leur empire colonial, les activités sportives pratiquées dans les public schools et à l’université qui ont forgé une partie de leur identité. Les rencontres sportives sont alors un des moyens, pour ces Britanniques (administrateurs, soldats, commerçants) qui sont dans des clubs comme il y en a en Europe, de conserver des liens avec la métropole et de réactiver régulièrement leur identité culturelle.
Diffusion spatiale des pratiques sportives mais avec une différenciation spatiale selon les sports.
Pourquoi le cricket et le polo se sont-ils développés en Inde et le football en Argentine ?
Dans une vision d’impérialisme mondial, l’Empire des Indes et tous les territoires pour y accéder sont, pour la couronne britannique, des espaces stratégiques essentiels. Les occupants britanniques, administrateurs coloniaux et personnel d’encadrement, ont reçu la meilleure formation, ils sortent des public schools et des universités les plus prestigieuses qui ont, à la fin du XIXème siècle, abandonné le football devenu un sport ouvrier. Ces élites britanniques vont pratiquer les sports considérées comme « nobles » car restés amateurs comme le cricket, le rugby ou le polo. Dans l’Empire des Indes, les Britanniques ont transmis aux élites indigènes, ces pratiques sportives car selon le principe d’association (à la différence des Français qui ont pratiqué dans leur empire colonial, le principe d’assimilation), dans le cadre de l’Indirect Rule, ils les associent au gouvernement; il s’agit donc de former le corps et l’esprit de ces élites indigènes sur le modèle des élites britanniques. Les princes indiens se mettent au polo et au cricket… Le football, peu considéré par ces élites, s’est diffusé par des contacts fortuits entre les bataillons militaires britanniques souvent formés d’ouvriers et les classes moyennes ou populaires des indigènes, dans l’Empire des Indes ou en Afrique du Sud.
En revanche, dans les territoires moins stratégiques ou bien dans l’Empire informel (domination économique) comme l’Amérique latine, les Britanniques qui étaient sur place, commerçants ou industriels, n’ont pas fréquenté les écoles les plus prestigieuses qui avaient délaissé le football. Ces classes moyennes britanniques ont continué à pratiquer les sports devenus populaires à la fin du XIXème siècle, comme le football. Dans ces espaces, un peu sur le modèle européen, le football va s’imposer comme en Argentine.
Les autres puissances coloniales vont oeuvrer mais dans une moindre mesure au développement et à la diffusion du football. En ce qui concerne la France, le projet des Républicains reste la promotion de la gymnastique et de l’athlétisme; ce sont les indigènes de l’AOF (Afrique Occidentale Française), de l’AEF (Afrique Equatoriale Française) et du Maghreb qui adoptent le football pour se distinguer des pratiques sportives des colonisateurs.
Dans l’entre-deux-guerres, le sport dans les empires coloniaux prend une forte charge identitaire. Ce n’est plus seulement une pratique qui marque la supériorité de l’Homme Blanc, il devient un instrument de contestation de l’ordre colonial pour de nombreux indigènes et l’occasion de battre les colonisateurs à leur propre jeu.
3 – La consécration du football
– Le football, une marginalité payante pendant la Seconde Guerre mondiale et la Guerre Froide
Les régimes totalitaires (Allemagne ou l’URSS) dont l’un des outils d’instrumentalisation de la population est le sport, préfèrent au football la gymnastique ou l’athlétisme, et singulièrement pour les mêmes raisons que les Républicains en France, c’est-à-dire la préparation à la guerre, et l’esprit de discipline. Par ailleurs, le professionnalisme n’est pas pour plaire aux régimes autoritaires; ces athlètes, perçus comme des mercenaires et intéressés par l’appât du gain ne peuvent pas être de bons patriotes. Enfin, le vedettariat de certains footballeurs (mais aussi de boxeurs) s’accommode mal du culte du chef.
Pour prendre un exemple : quand les Allemands occupent la France à partir de 1940, ils vont d’abord surveiller les clubs de gymnastique, creuset, pour eux, du patriotisme. Certaines pratiques sportives difficilement contrôlables comme le cyclisme sur route (les cyclistes communistes et résistants balancent des tracts sur le parcours) sont même interdites. En revanche, le football qui n’est pas associé à l’identité nationale et qui se pratique dans des stades faciles à contrôler peut se diffuser pendant la Seconde Guerre mondiale.
Pendant la Guerre Froide, la rivalité sportive entre les Etats-Unis et l’Union Soviétique s’exprime surtout au basket-ball et à l’athlétisme, en particulier lors des Jeux Olympiques (boycotts en 1980 et 1984). Le football cristallise peu les tensions entre les Deux Grands (ces deux nations ne sont pas à l’origine du sport moderne), il ne va pas pâtir de leur affrontement sportif et diplomatique, il va pouvoir se diffuser à l’occasion des coupes mondiales organisées par la FIFA (Fédération Internationale de Football).
Parce que la charge symbolique du football s’affranchit du monde bipolaire (ni les Etats-Unis, ni l’Union Soviétique n’ont remporté de coupe du monde de football pendant cette période) son développement, pendant la Guerre Froide, est continu. Notre intervenant, Julien Sorez, avance l’idée que le football pourrait être un sport des « non-alignés » ou du Tiers-Monde : sport populaire et planétaire (Brésil de Garrincha et Pelé dans les années 1950 et 1960).
Le football est aussi un moyen d’expression des opprimés. Pour exemple, l’équipe du FLN (Front de Libération Nationale) constituée pendant la guerre d’Algérie en avril 1958 à partir de 9 footballeurs algériens professionnels en divisions 1 et 2 françaises qui ont rejoint la Tunisie, via la Suisse, où siégeait GPRA (Gouvernement provisoire de la République algérienne). Cette équipe non reconnue par la FIFA (l’Algérie n’existe pas comme nation) va disputer 91 rencontres entre 1958 et 1962 en Europe de l’Est et en Asie en portant le drapeau algérien.
Loin de l’affrontement binaire entre les Deux Grands, le football se situe au-delà ou à l’intersection de ce monde bipolaire.
– La médiatisation du football, un sport pleinement mondialisé
A partir des années 1980, au-delà des enjeux politiques, ce sont les enjeux économiques et médiatiques du sport qui s’imposent.
Le football s’est mondialisé avec les médias, en particulier la télévision. En France, la libéralisation des chaînes de télévision et la privatisation progressive des diffuseurs (démantèlement de l’ORTF en 1974), la création d’un réseau hertzien, la télévision par satellite puis numérique multiplient l’offre télévisuel. Les acteurs sportifs, comme les clubs et les fédérations, en faisant jouer la concurrence vont bénéficier d’apports financiers de plus en plus importants. L’argent est investi en achetant des joueurs de plus en plus chers et en les payant de mieux en mieux. Dans cet univers médiatique, la fidélité des supporters s’est accru car ils peuvent suivre à distance leur club.
Les clubs sportifs deviennent des acteurs économiques essentiels de la mondialisation. La structure des clubs, à l’origine des associations, se transforment (comités d’actionnaires, fonds d’investissements nationaux ou internationaux comme le PSG racheté d’abord par un fond d’investissement américain puis qatari). Ces clubs fonctionnent comme des multinationales avec une stratégie économique qui s’appuie sur trois piliers : le spectateur est un consommateur avec le principe de l’abonnement dans des stades gigantesques, le merchandising (produits dérivés qui inondent un marché mondial), l’achat de vedettes qui permet de promouvoir le club à l’échelle planétaire et enfin les tournées à l’étranger pour conquérir de nouveaux fans et élargir le marché de consommation notamment en Asie (Chine et Inde).
La diffusion mondiale du football a été facilitée par les NTIC (Nouvelles Technologies d’Information et de Communication) qui effacent les frontières spatiales, temporelles et linguistiques. Il s’agit bien de la planète football.
L’hypermédiatisation des coupes du monde, le fait aussi que la FIFA a plus de nations représentées qu’à l’ONU, transforme le football en tribune internationale mais aussi en outil et acteur du soft power. Pour exemple, la stratégie du Qatar qui joue sur l’investissement dans les clubs européens ou sur l’organisation de compétitions comme la coupe du monde de football en 2022.
La planète football, c’est aussi la stratégie commerciale des équipementiers sportifs qui utilisent l’image des vedettes ou des équipes prestigieuses pour faire la promotion de leurs produits fabriqués à faible coût dans les pays-ateliers de l’Asie du Sud-Est et vendus sur le marché des pays riches en dégageant une importante marge bénéficiaire. Notre intervenant donne l’exemple emblématique de la coupe du monde en 1998 entre la France et le Brésil, véritable match entre Adidas et Nike et la victoire symbolique (et par conséquent économique) de Adidas avec la victoire de la France.
Enfin, il est intéressant de noter que la récupération de la victoire de la France lors de la coupe du monde de football en 1998, n’est pas seulement économique; le soir, l’image de la victoire a été projetée sur l’Arc de Triomphe : la force symbolique du football pour unifier une nation prise dans la crise économique et le chômage.
– Consécration du football et dérives de la mondialisation
La consécration du football depuis 1945 est aussi associée aux dérives de la mondialisation.
Il s’agit d’abord de la question de la gouvernance des institutions internationales. Fondées au début du XXème siècle, elles sont sur des modèles de fonctionnement qui ne sont plus adaptés au sport tel qu’il est pratiqué aujourd’hui et au produit financier qu’il génère. La corruption est importante…comme les problèmes de la FIFA.
Le second point, c’est la domination « postcoloniale » des pays riches comme l’illustre la « fuite du muscle ». Les pays européens attirent non seulement les capitaux mais aussi les migrants sportifs. L’Europe est le coeur économique du football, elle concentre les meilleures équipes, les clubs les plus riches notamment dans le Big Five (5 ligues majeures, Angleterre, Allemagne, Italie, Espagne, France), la présence des meilleurs joueurs issus du vieux continent mais aussi d’Amérique du Sud et d’Afrique qui sont de véritables espaces de « production ». Les Africains sont très nombreux dans les championnats européens (actuellement près de 200) et les Brésiliens sont présents dans presque tous les championnats européens.
Cette domination est sensible aussi lors de l’organisation des compétitions internationales qui se déroulent dans les pays riches et développés alors que l’Asie centrale et l’Afrique (exception de l’Afrique du Sud) sont à l’écart des grands événements sportifs mondiaux car ils n’ont pas d’infrastructures capables d’accueillir l’événement, pas de stabilité politique permettant l’afflux de sportifs à forte valeur économique et un marché de consommateurs locaux très réduit.
Pour conclure : La planète football est à l’image de l’espace mondialisé.
Questions :
1 – Peux-t-on évoquer, pour expliquer la diffusion spatiale du football, ses règles relativement simples quand on les compare à d’autres sports ?
C’est un aspect qu’en effet, je n’ai pas évoqué, mais le règlement ne fait pas tout. Au-delà des règles, il y a les pratiques. Quand on compare le jeu du football à celui du rugby, on dit que le rugby est un sport de voyous (règles autorisant la violence) pratiqué par des gentlemen et que le football est un sport de gentlemen (codifié par l’élite sociale des public schools) pratiqué par des voyous! Les pratiques sont donc très importantes.
2 – A côté des patronages à la fin du XIXème et début XXème siècle, ne faut-il pas aussi évoquer les associations ouvrières comme le Red Star qui avaient la volonté de concurrencer l’Eglise pour l’encadrement de la jeunesse ?
Je voudrais évoquer deux points. Le premier concerne le Red Star ; ce n’est pas, au moment de sa création, un club ouvrier. Il a été fondé à la fin du XIXème siècle (1897), par Jules Rimet, d’origine bourgeoise. Le siège du club est situé dans le 7ème arrondissement de Paris et leur terrain de jeu, le Champ-de-Mars. La spéculation immobilière l’en chasse rapidement. Il se déplace à Meudon, revient à Paris où il loue un terrain dans le quartier du métro Grenelle qu’il doit à nouveau quitter (construction du Vélodrome d’Hiver). Au début du XXème siècle, c’est un club où il n’y a pas encore beaucoup d’ouvriers bien que les valeurs humanistes et chrétiennes qui animent les fondateurs aient un écho dans les classes populaires. Le Red Star devient un club populaire, ouvrier et banlieusard quand il acquiert, en 1909, un terrain à Saint-Ouen (ville industrieuse au nord de Paris).
Le second point concerne le mouvement sportif ouvrier qui apparaît un peu plus tard que les patronages, à partir des années 1920, d’abord en Union Soviétique puis en Europe. Il y a, au départ, une certaine aversion des socialistes et des communistes pour le sport vu comme un objet professionnel inventé par une puissance capitaliste. Si le football n’est pas forcément le sport des ouvriers, il va être le sport de prédilection de la structure d’encadrement des communistes et des socialistes dans le cadre de la FSGT (Fédération Sportive et Gymnique du Travail) créée en 1934 et qui a fêté ses 80 ans en 2014. Le Red Star n’est pas de cette mouvance (il y a alors des clubs à Saint-Ouen qui le sont beaucoup plus).
3 – N’y-a-t-il pas dans certains clubs, comme celui de Barcelone, l’aspect politique qui unit les spectateurs qui se retrouvent au stade autour de leur club ?
En effet, le régionalisme qui est très fort en Espagne, est très médiatisé à travers les clubs sportifs. Parmi les éléments qui ont joué dans l’affirmation de l’identité catalane ou basque, c’est, à mon avis, la Guerre d’Espagne. Pour exemple, une partie des joueurs basques qui ont immigré en France en 1936, 1937 et 1938, continuaient à porter les couleurs de leur club alors qu’ils jouaient dans les clubs sportifs professionnels français. On retrouve cet aspect en France, mais beaucoup moins, à Marseille peut-être, mais l’identité des clubs est peut-être plus sociale que régionale comme dans le Nord.
4 – Avez-vous eu l’occasion d’étudier le football en Bretagne, en particulier au début du XXème siècle au moment de la séparation des Eglises et de l’Etat, dans une région où la religion est très prégnante ?
Mes travaux ont porté sur mon sujet de thèse « ….. », je n’ai donc pas effectué de recherches sur le football en Bretagne mais ce qui est sûr, c’est que le maillage associatif très important lié au terreau paroissial et patronal spécifique à la Bretagne explique qu’elle soit l’une des régions les plus footballistiques de France.
Compte rendu Christiane Barcellini relu par Julien Sorez