Présentation par Jean-André L’HOPITAULT et Gérard BUONO, Professeurs agrégés d’histoire-géographie dans des lycées albigeois.
Présentation problématique :
Professeurs agrégés d’histoire-géographie dans les lycées albigeois, Jean-André L’Hopitault et Gérard Buono font le point sur la dimension géopolitique du football aujourd’hui.
En effet, il s’agira de retracer l’évolution de ce sport dans le contexte historique contemporain, en mettant au jour les conflits, partages d’influence, ou multiples formes de contestations. Ceci en présentant les principaux acteurs de la « planète foot » et leurs stratégies respectives, en examinant les principaux enjeux politiques, économiques et identitaires soulevés.
Le succès planétaire du football ne se dément pas : la finale de la dernière Coupe du monde (2010, Afrique du sud) a rassemblé au moins 700 millions de téléspectateurs, confirmant les records d’audience enregistrés par ce sport sur la planète entière.
Certainement l’activité sportive la plus mondialisée, le football est présenté régulièrement (et souvent de façon contradictoire) comme un instrument aux mains de régimes politiques autoritaires ou nationalistes, mais également comme un outil de rapprochement et de réconciliation entre les peuples ; comme un opium du peuple détournant les masses des questions sociales, ou comme une tribune pour les formes de contestation les plus affirmées ; comme un facteur de promotion pour les plus démunis et d’égalité sociale entre communautés, ou comme une preuve de l’échec du modèle républicain d’intégration ; comme une forme achevée de la financiarisation de l’économie mondiale, ou comme la résistance d’un maillage associatif de clubs animés par une armée d’éducateurs bénévoles.
A Albi, le Centre universitaire Champollion propose aux étudiants un module d’introduction à la géopolitique qui est sous-titré « États, nations, territoires ». L’hypothèse dont nous partons est de retrouver ces notions, avec l’ambition de mieux comprendre le monde à travers le prisme du football.
Le cadre du Café géo nous pousse à éviter une forme trop classique d’exposé « vertical ». Nous essaierons plutôt de partir de multiples « histoires de football » : trajectoires et anecdotes, faits marquants et évolutions, mythes et légendes qui se sont bâtis et qui se transmettent autour de ce sport et de ses acteurs.
Compte-rendu :
Compte-rendu réalisé par Anne-Isabelle MERLET et Vincent GRUGEAU, étudiants d’histoire et de psychologie au Centre universitaire J.F.Champollion, sous la direction de Thibault COURCELLE et Mathieu VIDAL, enseignants-chercheurs, co-animateurs des Cafés Géo d’Albi.
Eléments de la présentation :
Le titre proposé : « le football : un condensé d’enjeux géopolitiques » est un large sujet. Beaucoup de gens s’y connaissent en football et on dit souvent qu’en France il y 65 millions de sélectionneurs potentiels et que chacun a un avis sur la question… Mais il y a également des gens qui ne connaissent rien au football, qui n’ont pas envie de connaître grand-chose et qui assument complètement cela… Et on peut peut-être dire la même chose de la géopolitique.
Gérard Buono et Jean-André Lhopitault se proposent donc d’essayer de faire le lien entre les deux.
« Drôle de jeu ».
Difficile de parler de football sans commencer par l’essentiel : le jeu. Avec, au moins, deux séquences filmées.
Video 1 Le but de RDA-RFA (1-0) Hambourg, 22 juin 1974.
Lors de la Coupe du Monde de 1974 à Hambourg au nord de l’Allemagne, un but permet à un homme de rentrer dans l’histoire : contre toute attente, l’avant-centre de l’équipe de l’Allemagne de l’Est, Jürgen Sparwasser, marque un but contre l’équipe de l’Allemagne de l’Ouest : moment clef de pour la nation allemande et les deux États qui s’opposent dans la Guerre froide. Des Allemands jouant contre des Allemands, avec la STASI qui surveille (et interdit à l’avance toute forme de fraternisation comme l’échange de maillots…).
L’action de jeu mérite en elle-même une réflexion. Certains jugent ce but exceptionnel par sa limpidité, sa simplicité absolue, mais d’autres le considèrent d’un total manque de créativité : le gardien de but de la RDA récupère le ballon, l’envoie de la main sur son milieu droit, qui remonte le terrain le long de la touche, fait une longue passe croisée vers son attaquant, et simplement, après un contrôle orienté de la poitrine, l’avant-centre Sparwasser marque un but qui entre dans l’histoire : la « grande » Allemagne (de l’Ouest) et son équipe de professionnels, tous vedettes internationales de ce sport déjà très « mercantilisé », est humiliée à domicile par sa défaite face à l’Allemagne de l’Est communiste qui n’a sur le plan footballistique aucune existence (des joueurs amateurs, inconnus, un palmarès vide, etc). Ce moment de l’histoire politique de l’Allemagne pourrait être notre point de départ, et l’Allemagne et son football nous servir de fil directeur. En 1974, après cette défaite au premier tour, l’équipe de RFA est cependant qualifiée, et réussit à triompher finalement, en battant la grande équipe des Pays-Bas. Ce titre mondial (le second pour l’Allemagne), gagné à Munich, est souvent présenté comme une marche décisive dans l’accession de la RFA au rang de puissance dominante en Europe.
Video 2 Le but du Brésil, 21 juin 1970 Mexico.
Quatre ans plus tôt au Mexique en finale de la Coupe du Monde, l’Italie affronte le Brésil. L’équipe d’Italie avait la réputation d’avoir le jeu le plus fermé qui soit qu’on appelle « le verrou » ou « le catenaccio », un jeu ultra défensif, cynique et sans qualité spectaculaire. L’équipe du Brésil, à l’opposé, considérée comme une des plus grandes équipes de l’histoire du football, propose alors un jeu collectif, créatif, porté vers l’offensive, en déviation avec très peu de touches de balles. La finale se joue à Mexico, à plus de 2000 mètres d’altitude, et les organismes sont certainement davantage sollicités. En fin de partie, à la fin d’une très longue action, où presque tous les joueurs brésiliens participent à une occupation de tout l’espace du terrain, Pelé, face au but, glisse, à l’aveugle le ballon exactement dans la course de l’arrière droit Carlos Alberto, en principe défenseur, qui vient de l’autre bout du terrain, conclure et marquer. C’est l’un des buts qui marque l’histoire sur le plan de la qualité du jeu, et qui reste une référence pour tous les amateurs de ce sport. Nous ne sommes pas ici des spécialistes du football à proprement parler, mais n’importe quel amateur de football voit là une opposition énorme de style de jeu, et même de culture et d’identité. Les représentations mentales, l’idée qu’on se fait de soi, l’appartenance à une aire culturelle et ses valeurs, sont des entrées majeures de la géopolitique. On retrouve dans le football et sa culture propre des oppositions comme dans tous les autres champs de la culture, de l’art, de l’expression humaine. Et même -pourquoi pas ?- une part de déterminisme : l’altitude, la qualité du sol (herbe, terre, synthétique), ou les conditions atmosphériques auxquelles le jeu s’adapte et les joueurs se forment dans leur apprentissage.
Cette opposition entre deux conceptions du jeu est ancienne. Elle sépare ceux qui mettent l’efficacité (la victoire) au premier plan, par un jeu avant tout défensif, privilégiant l’organisation, la discipline, le sacrifice, la force physique… Il y a la vision plus « romantique », d’un football de construction, d’invention, de création et d’échanges. On retrouve cette opposition dès l’origine du sport. Lorsque les aristocrates britanniques, qui ont fondé et codifié ce sport vers 1870, ils le désignent « dribbling game », le jeu où on dribble : onze joueurs sur le terrain, chacun appliquant et reprenant les valeurs aristocratiques d’héroïsme, de création, d’individualisme, s’en va dribbler pour essayer de marquer. Tout seul… (comme Sparwasser ?) On évoque parfois le décalage de conception patent, dès 1885, lors d’une finale de championnat anglais, entre une équipe d’ouvriers du textile, Blackburn, et l’équipe du Collège de Eton, fleuron des Public schools, formé d’étudiants se préparant à entrer à Oxford, et regroupant bien sûr les futures élites du pays. Blackburn l’emporte avec un jeu que l’on définit dès cette époque comme « passing-game », le jeu où l’on se passe la balle. Les ouvriers s’approprieraient donc ce que sont leurs propres valeurs, comme l’entraide, la solidarité, le partage et l’échange. Les passes et le jeu collectif des uns, s’opposant à la trajectoire aristocratique du héros qui, à lui seul, remporte la victoire. Ce jeu du passing-game fut longtemps appelé « le jeu à l’écossaise », une manière de dire que l’aristocratie anglaise ne se reconnaissait pas dans ce sport populaire. Eric Cantona, dans le film de Ken Loach, répond à un ouvrier, fan absolu du joueur qui vient de lui demander quel était son plus beau but, « mon plus beau but, c’était une passe ». La passe de Pelé peut être considérée probablement comme un des gestes de football les plus créatifs, les plus généreux et géniaux qui soit.
Cette première piste sur l’identité culturelle du football permet peut-être de comprendre pourquoi il est devenu le sport universel, celui qui s’est imposé sur la planète entière (avec cependant quelques zones d’ombre comme en Asie -l’Inde !- ou aux États-Unis – où il reste cantonné à une double image : sport des minorités récemment immigrées, ou sport scolaire féminin-). La simplicité absolue des règles, la possibilité de jouer n’importe où, avec n’importe quoi (un terrain vague, une balle de chiffon, une boîte de conserve, sur la plage, dans la rue…) sont des facteurs essentiels dans la diffusion du football. Les autres sports ne peuvent pas s’adapter de manière immédiate et être appropriés par les classes populaires sur la planète entière comme c’est le cas avec le football.
La place de ce sport dans l’élaboration du « roman national » vient certainement renforcer ce rôle du football dans l’identité de beaucoup de peuples. Art et littérature en témoigne, comme -fil directeur !- on le voit pour le cas de l’Allemagne. Avec un deuxième grand moment pour le football et l’Allemagne. Le film de Rainer Werner Fassbinder « Le mariage de Maria Braun », de 1979 raconte la vie d’une femme dont la vie amoureuse commence dans les ruines de Berlin, bombardé vers 1943. Son amant disparaît jusqu’à la fin du film en 1954, tandis qu’elle est devenue une sorte de métaphore du miracle économique allemand, de la reconstruction d’une Allemagne divisée, meurtrie, en ruines, à l’Allemagne triomphante à la réussite économique et matérielle incontestable. De l’Allemagne « année zéro » au « miracle allemand ». La bande son du film est essentielle (discours d’Adenauer par exemple), mais la dernière scène du film est pour notre sujet très significative : l’héroïne Maria Braun est seule, prostrée, dans un silence absolu. Le gaz de la cuisinière fuit et on attend l’étincelle qui va tout faire exploser, et le seul élément dans la bande son est le célèbre reportage radio avec la voix d’Herman Bergman, commentateur sportif connu de tous les Allemands, qui hurle « Tor ! Tor ! Tor ! » (But ! But ! But !). Il célèbre la victoire de l’Allemagne qui, contre toute attente, gagne la Coupe du Monde à Berne en 1954, alors que la Hongrie, qui est un peu le Brésil des années 1950, est donnée ultra favorite. Une équipe d’Allemagne constituée de tacherons, de besogneux mais qui, de manière miraculeuse, arrive en finale et la remporte grâce à un but à un quart d’heure de la fin du match. C’est ce qu’on appelle « Wunder von Bern », le miracle de Berne. Un rappeur allemand a repris la bande son du reportage pour en faire un hit et connait un très grands succès dans les boites de nuits allemandes. La victoire de 1954 permet à l’Allemagne de revenir au niveau des nations « normales ».
Un troisième grand moment de géopolitique et de football pour l’Allemagne se déroule en 1990, dans un contexte évident : quelques mois après la réunification. L’Allemagne décroche alors son 3ème titre de championne du monde après 1954 et 1974. Ce titre de la réunification, par un hasard chronologique, représente cependant la volonté de puissance de l’Allemagne, d’un État au territoire élargi, à la population réunie, et à l’image triomphante. L’Allemagne compte devenir le pivot de l’Europe alors en train de s’élargir vers l’Est. Le football est un miroir très juste de la réunification allemande que les aspects économiques et politiques, mais aussi sociaux et territoriaux : on compte uniquement des joueurs de l’Ouest dans l’équipe allemande de 1990 (aucun ne vient des Länder de l’ex-RDA). Le soutien accordé par les habitants de la partie orientale du nouvel État réunifié est d’autant plus mesuré que les vedettes les plus connues jouent dans des clubs italiens (le championnat italien est à cette époque le plus riche du monde).
Le football, une « peste émotionnelle » à usage politique?
Puissance idéologique du spectacle sportif, dépolitisation des masses populaires, nationalismes exacerbés et dévoyés, hooliganisme et violences sans limites, infiltration de courants extrémistes dans les associations de supporters, corruption et manipulations, tribunes emplies de dizaines de milliers d’hommes -surtout- vociférant insultes et chants agressifs : le discours est connu sur l’aliénation de masse, le sport « opium du peuple », la compétition comme pendant de l’économie de marché, etc. J.M. Brohm parle de la « peste émotionnelle » du football, en développant une critique radicale du sport, dès les années 1970. L’observation de la place du football dans les régimes autoritaires ou dans les systèmes totalitaires présente bien des éléments de confirmation de cette instrumentalisation.
Cependant, parfois, les mécanismes peuvent être retournés contre le(s) pouvoir(s) et la foule prise à témoin pour contester l’autorité, ou contribuer à construire un ordre politique différent.
Au Brésil, Socrates, capitaine de l’équipe du Brésil en pleine dictature brésilienne des années 1980, à la tête des Corinthians, invente « la démocratie corinthienne » : l’équipe joue sans entraîneur, les joueurs décident entre eux de leur tactique, de leur style de jeu. La démocratie est un geste de tous les dimanches (si le match a lieu le dimanche) à la face de la dictature militaire, y compris lorsque Socrates porte un bandeau sur lequel il inscrit « justice », il invite alors tous les supporter à voter, et définit ses compagnons comme « de simples joueurs travailleurs cherchant à participer pleinement à la stratégie d’ensemble du club, (…) à revoir les rapports joueurs-dirigeants, les points d’intérêt collectif [étant] soumis à la délibération».
Au Chili. Carlos Caszely, est au début des années 1970 le meilleur attaquant du Chili. Le 11 septembre 1973, lorsque se produit le coup d’état d’Augusto Pinochet, il garde ses distances avec les militaires, et, lorsque que l’équipe nationale en partance pour la Coupe du Monde 1974 en Allemagne est reçue au palais de la Moneda à Santiago, il refuse ostensiblement de serrer la main de Pinochet. Le geste est très largement commenté, dans la presse internationale comme dans les milieux d’opposition à la dictature. Mais la personne de Caszely-le-footballeur-populaire est intouchable. Quelques semaines plus tard, sa mère est enlevée et torturée. Et la popularité du joueur dans les milieux populaires en est encore amplifiée. En 1988, lorsque Pinochet essaie de faire prolonger sa dictature par la voie référendaire pour modifier la constitution, Caszely et sa mère réalisent un clip où elle explique les tortures, les vexations, les privations de travail subies par la famille. Les instituts de sondage après la victoire du « non » qui sanctionnera le départ de Pinochet estiment que le clip a pesé pour 7 à 8% des voix.
Le football est né dans le contexte historique de l’Angleterre victorienne. Il s’implante ensuite en Europe, en suivant l’influence britannique, comme une série de greffons témoignant de la trace laissée par la domination de l’économie et du négoce. Ainsi, les ports sont les premiers à accueillir la nouvelle pratique introduite par les marins ou les commerçants britanniques; puis les étudiants ou entrepreneurs adeptes du modèle anglais. En France, Le Havre voit naître le premier club le HAC pour Athletic Club, toujours dénommé « le club doyen ». En Italie sur le modèle bourgeois anglais, les premiers clubs de football italiens se trouvent à Milan, Gênes, Turin, et sont financés par des industriels. La territorialisation de ce football est clairement centrée sur le nord, et le triangle industriel en particulier. On constate alors une relation immédiate entre le football et l’argent, d’une part, et avec le pouvoir, d’autre part. Quand Mussolini prend le pouvoir en 1922, une méfiance s’installe entre le mouvement fasciste et le monde du football. Le football est interdit dans le cadre du Dopolavoro. Le parti fasciste craint à la fois l’influence des notables qui dirigent les grands clubs, et qui échappent à son influence, et la puissance de l’engouement populaire, la ferveur et les mouvements de foule autour du jeu, qui éloignent « le petit peuple » des formes d’encadrement contrôlées par le régime. Il va tenter de créer un jeu parallèle, la « volate », qui se joue à huit. Ce nouveau sport inventé Par Augusto Turati, Secrétaire du PNF, un mixte de tous les sports d’équipe existants, ne réussira jamais à s’implanter sérieusement. Le fascisme va adopter une autre attitude : celle de la récupération et de l’instrumentalisation politique du football. D’abord avec une dimension nationaliste et idéologique : les fascistes vont chercher les origines italiennes du football dans l’Antiquité et la Renaissance. En affirmant les racines italiennes du sport, on le re-nomme « calcio », le débarrassant du même coup de l’ombre de l’influence étrangère. Ensuite en prenant le contrôle des instances : le parti annexe et encadre le football en mettant à la tête de la fédération italienne un dignitaire fasciste, Léandro Arpinati. Enfin en faisant du football un des fondements du système de propagande : la puissance du régime doit être attestée par la victoire des « azzuri ». La reprise en mains du football est un élément du tournant (élimination d’Arpinati par Achille Starace en 1933). Un militaire, le général Giorgio Vaccaro en 1932, est chargé de préparer la Coupe du Monde de 1934 qui doit se jouer en Italie. Il est inenvisageable de perdre cette compétition puisqu’elle va incarner les valeurs fascistes. Le football participe pleinement à la fascisation du pays : fabrication du consensus, italianisation des effectifs, édification d’infrastructures appropriées, et ainsi élargissement géographique à tout le pays. Dans les années 1920, le fascisme installe 2 000 stades en Italie, notamment dans le Sud. Ces stades sont propices aux grandes parades du fascisme, avant les matchs, où défile la saine jeunesse fasciste… Avant la finale de la Coupe du Monde en 1934, le public, pendant trois heures, scande « duce, Italia ». Le football incarne alors ce que le fascisme veut inculquer : les valeurs athlétiques, le primat du corps sur le raisonnement. Dans l’équipe de 1934, « la Nazionale », certains joueurs, dont le capitaine, sont membres du parti. Cette Coupe du Monde fit scandale au niveau de l’arbitrage. Le président de la FIFA qui avait créé la Coupe du Monde dit à ce sujet que « le véritable président de la FIFA, c’est Mussolini ». En quart de finale, l’Italie est opposée à l’Espagne républicaine, c’est donc un match à haute portée idéologique. Après leur victoire, les joueurs sont reçus par Mussolini, au Palais des Doges, à Venise, en uniforme fasciste. L’instrumentalisation politique du football par un régime totalitaire ne fait que commencer (on est alors à deux années des JO de Berlin).
Mais si le football est utilisé par les régimes autoritaires (ou par tous les régimes ?) pour asseoir leur pouvoir, ce sport peut aussi être un vecteur de résistance à la tyrannie. En novembre 1973, quelques semaines seulement après le coup d’état de Pinochet du 11 septembre, dans le Stade National de Santiago du Chili que l’armée a utilisé pour parquer, torturer et éliminer des milliers d’opposants au golpe, un match décisif doit avoir lieu pour départager (en vue de la Coupe du Monde prévue en 1974 en RFA) le Chili et… l’URSS ! L’URSS, bien sûr, refuse d’envoyer ses joueurs et boycotte le match, mais la FIFA exige que le Chili joue pour se qualifier. L’équipe chilienne se présente sur le terrain, sans adversaire, avec un arbitre officiel, qui donne le coup d’envoi… Un joueur va marquer dans le but vide, pour valider la victoire et la qualification. Mais les joueurs, alors, accomplissent un geste rare : ils vont saluer la tribune vide, celle où avaient été parqués les détenus. Dérisoire, mais évidemment perçu par tous comme un acte de contestation du régime Pinochet. Les dirigeants de la FIFA, dans une complaisance évidente avec le régime, avaient accepté de décaler le match de plusieurs semaines, le stade étant déclaré « indisponible » par le nouveau pouvoir militaire.
Les mouvements collectifs de contestation ou de solidarité ne sont pas fréquents, mais on en trouve trace dans les années 1970, contre les dictatures d’Amérique Latine en particulier. La Coupe du Monde de 1978 est organisée en Argentine (Videla, Malouines…). Les mouvements (en Europe) de boycott ont un écho limité dans les milieux sportifs, alors même qu’à 500 mètres du stade se trouve l’École de Mécanique de la Marine, où l’on torturait les détenus. Le seul acte de contestation relevé, par des sportifs eux-mêmes, est le fait des Hollandais (battus en finale par l’équipe argentine) n’ont pas assisté à la remise de la Coupe du Monde aux vainqueurs. Mais cette entorse au protocole est assimilée à un geste d’humeur et de déception suite à leur défaite. Et la Coupe du monde 1978 sanctionne la victoire du régime de la junte militaire de Videla.
Des trajectoires individuelles significatives participent à l’élaboration des grandes légendes du football. Et certaines permettent de mesurer, au delà de destins personnels, combien le football est un reflet de son temps. Ainsi, le « Mozart du football », Matthias Sindelar incarne à lui seul les déchirures et recompositions territoriales de l’Europe après la Seconde Guerre Mondiale. Originaire de Moravie, à la suite de la mort de son père sous l’uniforme austro-hongrois pendant la Première Guerre Mondiale, sa famille, d’origine juive, est transportée à Vienne. Avant-centre très technique, Sindelar débute dans un club de quartier, puis signe dans l’un des trois clubs de Vienne, « l’Austria ». Anciennement « Vienna football and cricket club », ce club a pris ce nom après la recomposition territoriale et politique qui suit la disparition de l’Empire (et l’indépendance du nouvel État autrichien). Entre les deux guerres, il participe essentiellement à des compétitions comme la Coupe Mitropa, c’est à dire entre pays d’Europe centrale (Autriche avec Hongrie, Italie, Roumanie, Suisse, Tchécoslovaquie, Yougoslavie). Dans cette aire géopolitique nouvelle qui suit l’application des Traités de paix mettant fin à la Première Guerre mondiale, la Mitropa acronyme de Mittel Europa), Sindelar brille : il marque 600 buts en 700 matchs, et mène la Wunderteam jusqu’en demi-finale contre l’Italie en 1934. Mais le 12 mars 1938 l’Anschluss change la donne brutalement. Pour célébrer la « réunification » (l’annexion de l’Autriche), la fédération allemande de football organise un mach des « retrouvailles ». L’Anschlussspiel, qui oppose donc Alrreich et Ostmark (lire l’équipe allemande et l’Autriche annexée). Le scénario du match est bien sûr établi : il s’agit de finir sur un match nul, préservant l’honneur de tous et garantissant l’union de la nation. Mais Matthias Sindelar trouble le jeu : l’équipe autrichienne domine outrageusement. On raconte même que, d’une gaucherie volontaire, Sindelar aurait manqué délibérément l’immanquable, jusqu’à l’approche de la fin du match (75°mn), où, dans un Prater-Stadion constellé de croix gammées, l’attaquant autrichien ouvre le score. Et, selon la légende, s’en va aussitôt célébrer son but devant la tribune où sont groupés les dignitaires nazis, dans un silence de cathédrale.
Pour la Coupe du Monde de 1938 qui suit, organisée en France, le sélectionneur allemand pro nazis veut malgré tout Sindelar dans son équipe. Consigne lui aurait été donnée de construire une équipe « mi-allemande, mi-autrichienne ». Sindelar refuse la sélection. Les éléments d’explication varient. Officiellement, Sindelar aurait mis en avant d’anciennes blessures, et son âge. La légende « romantique » affirme qu’il n’est pas sélectionné parce que juif. Un an plus tard, le 29 janvier 1939, on le retrouve avec sa compagne, asphyxié au monoxyde de carbone. Accident, suicide ou assassinat ? Il y a eu une enquête, mais les documents ont disparus pendant la Seconde Guerre Mondiale. Sindelar représente une résistance individuelle à un système qui était déjà animé par le nazisme.
Le contexte autrichien permet d’élargir. Dès 1938, l’aryanisation du football autrichien se traduit par la dissolution des nombreux clubs à forte représentation juive, amateurs comme professionnels. Joueurs, dirigeants et fans sont persécutés et ostracisés. Les clubs de minorités issus de l’ex-Empire sont nombreux à Vienne. Ils sont visés systématiquement. Par exemple, le Slovan Wien, un des clubs du quartier viennois où vit Sindelar et où évoluent beaucoup de joueurs d’origine tchécoslovaque. Le rand club qu’est l’Austria de Vienne, largement ouvert aux joueurs juifs de la capitale, est fortement touché. La plupart des dirigeants et la moitié de ses joueurs – dont des internationaux comme Camillo Jérusalem et Walter Nausch – sont contraints à l’exil, en France ou en Suisse. Le club, très affaibli mais fort d’un soutien populaire resté massif, survit, mais à la condition de changer de dénomination : il devient l’Ostmark Wien.
Près de 15.000 personnes suivent les funérailles de Sindelar. Des poètes ont célébré sa figure. Dans le quartier de Favoriten où il avait habité, une rue porte le nom de l’attaquant (la Sindelargasse), ainsi que, longtemps, la tribune principale du Franz-Horr-Stadion (signe des temps, la Tribune Sindelar a été renommée fin 2010 en Generali Arena).
Ces actes individuels ont quelques équivalents en France.
À Saint-Ouen, le stade du Red Star porte une plaque qui célèbre la mémoire de Rino Della Negra mort en 1944 parmi les militants du groupe Manouchian de l’organisation de résistance FTP- MOI main-d’œuvre immigrée. Fils d’ouvriers immigrés italiens, né dans le Pas-de-Calais, communiste, il est l’un des fusillés de la célèbre Affiche rouge. Quand commence l’occupation, il est un espoir du football qui vient d’intégrer l’effectif du Red Star, alors un club majeur en France. Dans sa dernière lettre, quelques heures avant son exécution, il s’adresse à sa famille, à ses camarades militants mais aussi, directement et explicitement, aux joueurs du Red Star.
Aujourd’hui encore le Red Star est resté plus qu’un simple club sportif : avec une forte dimension politique et sociale, il est une sorte de club départemental, de la banlieue ouvrière proche, très marqué à gauche, puisque le parti communiste y a toujours joué un rôle clef.
Si pour certains, le Red Star incarne l’utopie d’un autre football à Paris, à l’opposé du Paris Saint-Germain, ce « seul club de l’histoire de France à avoir été ouvertement communiste », « club naturellement à gauche, [qui] doit être solidaire de son environnement, de la banlieue » selon les mots de son Président actuel, on peut élargir à d’autres formes de résistance dans ce sport populaire qu’est le football aux instances dirigeantes classiques.
Par exemple pour essayer d’échapper à la main mise de la Fédération Française de Football, l’institution officielle qui régit le football amateur et professionnel, les 2 millions de licenciés, et le budget considérable (215 millions d’Euros annuels), et revenir au jeu, à l’éducation, au sport populaire. Et en mettant à distance la compétition, les enjeux financiers, au profit de valeurs humanistes, sociales, culturelles, politiques. L’idée d’un autre football, contrôlé par ceux qui le pratiquent (en mai 68, le siège de la FFF a été occupé par des « enragés », avec une banderole : « Le football aux footballeurs !»).
La FSGT, Fédération Sportive et Gymnique du Travail, est une des formes alternatives importantes, à défaut d’être très médiatisée, de cet « autre football ». La FSGT est née du mouvement ouvrier, dans les milieux syndicaux et politiques du socialisme du premier XX° siècle (1934), et aujourd’hui encore, reste extrêmement importante dans les structures du sport populaire. La FSGT s’efforce de promouvoir (d’inventer?) d’autres manières de jouer au football, à des fins récréatives et formatrices, dépassant les enjeux de compétition habituels. Par exemple, jouer sans arbitre, les joueurs régulant entre eux le fonctionnement du jeu; ou jouer avec un handicap, c’est-à-dire que dès qu’une équipe à 3 ou 4 points d’avance sur le classement, elle joue avec un joueur de moins ou un but de retard, de telle manière que la compétition puisse mettre en relation des riches et pauvres, des puissants et des faibles, ou des meilleurs et des moins bons. Ou encore elle propose un jeu avec des équipes mixtes au sens large du terme, deux femmes par équipes, ou un vétéran dans chaque camp. C’est une manière d’inventer autre chose dont la forme extrême est peut-être le tournoi de Montreuil dont l’objectif était que toutes les équipes finissent par un match nul : on joue tant qu’une équipe mène face à une autre. Il s’agit d’inventer des systèmes pour composer avec la puissance des uns et la faiblesse des autres et créer, au final, un monde égalitaire. C’est une autre manière de penser le sport et les valeurs sportives, dont le football est parfois porteur, en rupture avec l’air du temps ?
La France du football a connu des moments d’intenses controverses et polémiques, digne des débats théoriques entre courants politiques pendant la Guerre froide. Entre 1960 et 1979, le mensuel « Miroir du Football », organe de presse lié au parti communiste, mais à la ligne éditoriale indépendante, animé par François Thébaud, défend avec virulence une logique sportive, un style de jeu, des choix tactiques qui vont à l’encontre du courant dominant. La période voit une domination forte des clubs italiens, qui ont imposé un style de jeu très « fermé », où prime jeu défensif et force physique, à des fins uniques d’efficacité, c’est à dire de victoire finale, à n’importe quel prix. Il y a une véritable guerre idéologique entre ceux qui militent pour ce jeu ultra défensif, et, de l’autre côté, les partisans d’un jeu créatif et audacieux. L’important est de marquer un but de plus que l’adversaire, et si on gagne 6-5, cela veut dire que c’est un grand match, qu’on a su créer, essayer, développer. Le débat tactique est aussi violent que les grands débats idéologiques de la Guerre Froide, entre « catenaccio, béton » (tactique défensive) et défense en ligne, appuyée sur l’utilisation de la règle du hors-jeu (jeu plus tourné vers l’offensive). Mais ces débats techniques se mêlent à des oppositions politiques, et à des enjeux de pouvoir : les contestataires, qui veulent changer le monde du football, sont aussi opposants au pouvoir en place (pouvoir sportif, mais pas seulement), et ils sont aussi « tiers-mondistes » (Mahjoub Faouzi). Les « pardessus gris », comme on désigne ironiquement les officiels de la FFF, sont des notables de la France pompidolienne, et ils ont confié la restructuration de leur sport à un DTN (Directeur Technique National) tout puissant, Georges Boulogne. Avec autant de réussite dans l’administration et le quadrillage du territoire (il mène une sorte de politique d’aménagement du territoire d’une grande portée) que de médiocrité sportive (les années 1970 sont une période d’échecs continus, et les choix de jeu de Georges Boulogne y contribuent sans doute).
« Guerre et paix. »
La « guerre des cent heures ».
On désigne parfois sous le nom de « guerre du football » l’affrontement entre Honduras et Salvador, en 1969. Lors des éliminatoires de la coupe du monde de 1970, le Honduras bat le Salvador 3-0. Les tensions économiques et politiques sont alors très fortes entre ces deux pays. Depuis la création du marché commun centre-américain en 1962, plus ou moins imposé par les États-Unis qui craignent l’influence montante de Cuba, le Honduras estime être submergé de produits exportés par le Salvador, plus industrialisé. Le climat est alourdi par le différentiel démographique et social entre les deux pays (densité 6 ou 7 fois supérieure au Salvador), et des flux migratoires mal maîtrisés de Salvadoriens en quête de terres du côté hondurien de la frontière. Le gouvernement hondurien engage une réforme agraire dont le principal effet est de confisquer les terres travaillées (parfois depuis des décennies) par des paysans d’origine salvadorienne, et sans titres de propriété. Dans ce climat très tendu, le match aller, le 8 juin 1969 à Tegucigalpa, voit la victoire à domicile de l’équipe hondurienne. Mais avec les tensions sont avivées par les conditions de la rencontre : les supporters locaux ont manifesté bruyamment sous les fenêtres des Salvadoriens toute la nuit afin de perturber leur préparation. Au Salvador, cette défaite prend les dimensions d’une affaire d’Etat. Avec une charge émotionnelle énorme, puisqu’une jeune supportrice se suicide, n’ayant « pas supporté que sa patrie soit mise à genoux ». La victime a droit aux honneurs de la patrie, pour avoir dénoncé l’offense faite au pays : des obsèques nationales, retransmises en direct à la télévision, accompagnée par le président de la République, le gouvernement et l’équipe nationale de football.
Le match retour a lieu la semaine suivante. Les joueurs honduriens sont assiégés dans leur hôtel et subissent menaces et chahut agressif. Accompagnés au stade dans des véhicules blindés, ils s’inclinent logiquement (3-0). À la fin du match, trois supporters honduriens se font lyncher, entrainant en rétorsion une chasse à l’homme des Salvadoriens au Honduras Pour calmer (?) les deux camps, un match d’appui est organisé à Mexico, et la victoire du Salvador le qualifie pour la suite de la compétition. Le lendemain du match, le 14 juillet 1969, l’armée salvadorienne mène une attaque aérienne contre l’aéroport de Tegucigalpa. Un conflit de quatre jours s’ouvre entre les deux pays. « La guerre de cent heures » fit environ 3 000 morts, 15 000 blessés et des sans-abris, et ne s’achève qu’avec de fortes pressions des Etats-Unis, dans le cadre de l’Organisation des Etats américains qui obtient le retrait des troupes salvadoriennes. Le retour au statu quo est obtenu, la supériorité numérique et matérielle des forces salvadoriennes équilibrant la domination aérienne hondurienne. Mais cette « guerre du football » est loin d’être un conflit d’opérette, et il faut attendre 1980 pour qu’un traité de paix entre ces deux pays soit signé.
Les footballeurs, icônes de paix.
Lorsque Pelé et son club brésilien de Santos vont au Nigeria pour faire du « merchandising » en 1967 en pleine guerre du Biafra, les deux belligérants vont stopper le conflit pendant 48h pour qu’ils puissent jouer leur match et quitter le sol Nigérien. La visite du Roi Pelé est jugée suffisamment importante pour imposer une trêve dans la guerre civile…
Un autre exemple de fraternisation entre adversaires se passe durant la 16ème Coupe du Monde de football. Le 21 juin 1998, se déroule le match États-Unis – Iran, en France. Depuis la révolution Iranienne de 1979, la prise du pouvoir par les ayatollahs, la prise en otage de 52 Américains dans l’ambassade des États-Unis pendant 444 jours, les relations entre ces deux pays étaient très mauvaises. Or à la fin de ce match, une photo commune a été prise des équipes mêlées, alternant Américains et Iraniens pour marquer leur volonté d’échapper aux pesanteurs géopolitiques qui opposent leurs deux pays. Le football peut donc être le baromètre des relations entre les États.
En 2006, une guerre civile éclata en Côte d’Ivoire entre le pouvoir au sud, d’Abidjan, et les rebelles du nord (FANCI, plutôt dominés par les groupes musulmans). Didier Drogba, trois fois Ballon d’or africain, élu meilleur joueur africain, qui est de la même ethnie que Laurent Gbagbo (dirigeant politique du sud, de l’ethnie bété, catholique fervent), va amener toute l’équipe nationale à Bouaké, la principale ville de l’intérieur du pays, pour à la rencontre des rebelles du nord et essayer de jouer le rôle de médiateur entre les deux pouvoirs, et entre les deux territoires. En 2011, Alassane Ouattara est élu président et de nouvelles violences éclatèrent (environ 3 000 morts). Il fait à nouveau appel à Drogba pour faire partie de la commission « Vérité et réconciliation », qui est utilisée comme faiseur de paix.
« La carte et le territoire »
Le football de compétition, c’est l’organisation de championnats, regroupant des clubs qui sont répartis selon une logique géographique, corrigée par les aspects sportifs (une réussite sportive peut faire émerger ou disparaître des équipes, et donc donner une certaine image de l’organisation régionale d’un territoire). Les modes de régulation territoriale mis en œuvre relèvent de choix, qui sont significatifs : il s’agit, à un niveau d’échelle infranational, de découper le territoire, de regrouper des sous-ensembles, d’organiser l’espace. Selon quels critères ?
Le cas de l’Allemagne.
Au début du XXème siècle, -avant 14, donc sous l’Empire-, se constitue la Fédération allemande Deutscher Fußball-Bund, (en 1900). Elle rassemble une centaine de clubs dispersés dans différentes fédérations régionales. Ces premiers clubs de football semblent souvent formés sur la base des mouvements culturels, et dans une logique largement ethnique. Une sorte de « droit du sang », qui s’affranchit de la question du territoire et de l’État (on joue donc en traversant les frontières). Ainsi, en 1904, le premier club allemand en finale du championnat d’Allemagne est le « Deutscher FC Prag » : une équipe d’Allemands de Prague (en Autriche-Hongrie, donc !). Le club a été fondé par la communauté juive allemande de la ville tchèque, et participe au Championnat allemand (battu par Leipzig pour la première édition).
Dès qu’une structure supranationale se met en place, la FIFA, créée en 1904, elle va structurer, réguler, codifier le football. Elle décrète en 1933, qu’elle n’acceptera que l’adhésion de Fédérations territoriales (et non ethniques donc). La Fédération allemande va donc « aménager son territoire » : le découper en différentes circonscriptions du football, qui vont suivre scrupuleusement l’expansion territoriale pangermaniste (Ex : le territoire des Sudètes, la Pologne, etc.). Après l’Anschluss, c’est même le grand club de Vienne, le Rapid, en 1941, qui devient champion d’Allemagne, en battant Schalke 04, club majeur de la Ruhr (Gelsenkirchen). Les logiques territoriales du moment politique s’appliquent bien au football.
C’est vrai aussi après l’effondrement du nazisme. L’ancien est mort, le nouveau se construit selon les nouvelles données géopolitiques. L’Allemagne du football post-Yalta est organisée selon les mêmes règles que le territoire tout entier. Un Championnat de football par zone d’occupation, désignant autant de clubs champions, dès la saison 1945-1946. Puis à l’issue des championnats de zones de 1947-1948, le premier championnat d’Allemagne de l’après-guerre est disputé. Mais ce premier championnat est disputé sans le vainqueur de la zone d’occupation soviétique, le SG Planitz (à Zwickau, en Saxe). La rupture est consommée, la séparation en deux Etats acté.
Et le cas de la Sarre, mérite un examen particulier. Au lendemain de la guerre, la Sarre est placée sous protectorat français. L’ONU envisage la possibilité d’une indépendance et prévoit d’organiser un référendum. Mais la FIFA accélère le processus, allant au delà du statut particulier du territoire sarrois (dans ce cas précis, comme dans d’autres, le football et ses dirigeants vont au delà de la politique et la diplomatie : cf. Palestine aujourd’hui, ou les 209 membres de la FIFA pour 193 à l’ONU…). La Fédération de Sarre est admise et reconnue; une équipe nationale de Sarre est créée; les clubs Sarrois sont poussés à quitter les championnats Allemands et à créer leur propre championnat. Sur le plan sportif, c’est peu pertinent : le principal club (FC Sarrebruck) qui était à un très haut niveau en Allemagne, ne veut pas jouer avec des clubs trop faibles et obtient d’être intégré à la division 2 française, mais au prix de contorsions inédites : sans être enregistré comme un compétiteur parmi les autres, pour rester au niveau, en jouant chaque dimanche contre le club français déclaré « exempt » (il y a 19 autres clubs engagés) une rencontre qualifiée d’ « amicale ». Les clubs français, très systématiquement, alignent à cette occasion leurs remplaçants. Les rencontres ne sont pas annoncées dans la presse, ni les résultats communiqués publiquement. Les résistances sont en effet nombreuses du côté français pour aller « jouer avec les Allemands »… Le FC Sarrebruck demande son affiliation à la FFF. Contre l’avis favorable du gouvernement et de la Fédération, les clubs alsaciens et mosellans, soutenus par l’ensemble des clubs professionnels français, s’opposent à l’intégration de la Sarre.
La ligue de la Sarre est reconnue comme Fédération de la Sarre par la FIFA en 1950, créant une situation nouvelle : une équipe nationale de Sarre est en effet constituée. L’influence des dirigeants français est forte, et ils poussent au poste d’entraineur une personnalité symbolique : Auguste Jordan est un Autrichien naturalisé français après l’Anschluss, ancien joueur du Racing parisien.
Cette équipe de Sarre va donc disputer toute une série de matchs, y compris, ironie du tirage au sort, contre l’équipe de RFA, lors des qualifications pour la Coupe du monde de 1954, en Suisse, triomphe allemand évoqué par ailleurs.
Dès que le processus politique de rattachement à la RFA se réalise, la Fédération sarroise est dissoute et fondue dans celle de RFA (1957).
La consolidation du nouvel État va mener le football d’une série de compétitions régionales (Oberliga), en conformité avec la logique fédéraliste très décentralisée, qui prévaut en RFA; puis à la création d’un grand championnat unifié, la Bundesliga (championnat fédéral), témoignage de la puissance et de l’unité retrouvées (mais sans la RDA : « une nation, deux États »…), à partir de 1963. La constitution de cette nouvelle ligue professionnelle est riche d’enseignements. Elle s’appuie sur le tri des clubs candidats, selon des critères sportifs, mais aussi économiques et politiques. La Bundesliga donne une image claire du réseau urbain de l’Allemagne de l’Ouest. Cinq clubs pour le sud, cinq clubs pour Ruhr et Rhénanie, et surtout un impératif : un club pour représenter Berlin.
La compétition ne cesse de gagner en puissance économique, avec des Clubs professionnels qui font partie des plus influents d’Europe. Après la chute du Mur de Berlin, la réunification n’a eu que peu de conséquences sur la Bundesliga. Il n’y a aucun grand club situé dans les Lander de l’ancienne Allemagne de l’Est. Les meilleurs joueurs sont drainés vers les équipes de l’Ouest. De plus, en 2006, lorsque la Coupe du Monde de football est organisée en Allemagne, sur 80 matchs, un seul se déroule à l’est et ce n’est pas un match de premier plan.
La France et le football, une relation contrariée ?
Jusqu’en 1998 au moins (la victoire de la France en Coupe du monde, avec l’emballement médiatique autour de l’équipe « blacks-blancs-beurs »), les ambiguïtés et paradoxes sont dominants, en France, autour du football. Incontestablement, et relativement aux pays voisins comparables, la France n’est pas « un pays de football.».
Quoique sport le plus pratiqué, le plus regardé, le plus populaire, son image est toujours marquée par de nombreuses restrictions, voire des rejets ouverts. « Sports de voyous », « sport de trop-payés », « sport de tricheurs », etc. Longtemps (et encore ?), dans les milieux intellectuels, il est de bon ton de lui opposer la pureté du sport amateur, du fair play, du respect des règles, etc. Avec fréquemment la mise en exergue du rugby, dont les valeurs sont présentées comme plus conformes à ces grands principes, parfois même avec des représentations mentales appuyées, aux connotations ambigües : un « rugby des champs », avé l’assent, proche du vieux fond rural gaulois, qui, lui, ne ment pas…
De là à dire que ce mépris du football (et des footballeurs ?) par l’intelligentsia n’est qu’un masque du mépris pour les classes populaires qui le pratiquent, il n’y a qu’un pas (cf. « Les intellectuels, le peuple et le ballon rond » Abel Michéa).
Les bastions régionaux du football en France indiquent que la réalité est complexe. Mais d’où viennent les élites du football français ? Les régions à dominante rurale semblent sous-représentées (Bretagne, Ouest), au contraire des régions métropolitaines où siègent les clubs phares du football français (Saint-Etienne, Marseille, Lyon, ou la banlieue parisienne). On peut observer quelques discordances entre la structure pyramidale de l’organisation de la FFF en Ligues et Districts et le découpage administratif de la République. Par exemple le regroupement de la Mayenne et de la Sarthe, ou encore Limousin et Poitou Charente, mais globalement, le football respecte la structuration administrative.
Une tendance nouvelle semble se généraliser en Europe, qu’on peut presque assimiler à une forme de gentrification du football. Afin de lutter contre les hooligans et la violence dans et autour des stades, le football anglais a engagé un processus de sécurisation, dont le pilier a été l’augmentation du prix des billets. On a évalué cette augmentation à 1100 % du prix des billets de football en 10 ans, pour aller voir un club anglais. Autrement dit, le prix d’un billet pour aller voir un match d’Arsenal ou Chelsea est aussi cher qu’un billet d’opéra. Cela a entrainé une modification profonde du public, et un rejet massif des classes populaires. L’argument du confort des spectateurs (places assises, couvertes) et de la sécurité (après les tragédies diverses provoquées par des mouvements de foule incontrôlés) est bien sûr recevable. Mais la conséquence est un glissement profond : en 1990 la moyenne d’âge des membres d’une des grandes tribunes de Manchester United était de 17 ans, elle est aujourd’hui de 40 ans. Les supporters ont donc perdu leur club, et on pourrait dire que le football devient un spectacle plutôt qu’un sport populaire.
Dans cette photo prise lors d’un récent match du PSG, (qui, par ailleurs, a annoncé une augmentation du prix des abonnements de 45 % en 2015), il y avait côte à côte dans la tribune l’Emir du Qatar, Najat Vallaud-Belkacem, Gérard Depardieu, et Nicolas Sarkozy, qui ne payent pas leur place. C’est donc devenu « people » que d’être au football en tant que spectateur.
Football et mondialisation.
La FIFA, parfois nommée « FIFA mafia », est une organisation supranationale, qui gère le sport mondial en fédérations continentales. Elle compte aujourd’hui 209 fédérations, par héritage historique (exemple le Royaume Uni, qui apparaît dans la FIFA en 4 fédérations différentes : Angleterre, Galles, Ecosse, Irlande du Nord), ou l’acceptation par certains États de la représentation directe au sein de la FIFA de territoires particuliers (ex : la France pour Tahiti). Les risques de tensions et polémiques sont importants, le football servant de tribune, très exposée, à toutes sortes de revendications nationalistes (Catalogne, Pays Basque, Palestine). La FIFA a donc adopté un principe : afin qu’un nouveau membre sportif (une Fédération) soit admis par la FIFA, il doit auparavant être reconnu comme État membre par l’ONU.
En conclusion.
Le football a une identité culturelle. Il est une dimension de la culture humaine au sens large. Cette culture peut se retrouver dans l’appartenance nationale ou l’identité locale (slogan du Barça, qui se présente comme un étendard du catalanisme : « Més que un club » soit « Plus qu’un club »). Les supporters et joueurs brandissent fièrement les drapeaux catalans et chantent l’hymne catalan. On peut parler de « guerre d’affirmation » de ces identités dans la célébration d’un match, par exemple.
Mais le poids des enjeux financiers est croissant : aujourd’hui, le Barça envisage de changer de maillot, avec des couleurs calquées sur le drapeau catalan. Longtemps vierge de toute mention, ce maillot barcelonais n’avait accepté que le logo de l’UNICEF. Aujourd’hui, ledit logo ne figure plus sur les maillots, mais le club continue à verser à l’association 2 millions d’euros par ans. Par contre, c’est le logo du Qatar (Qatar Airways) qui l’a remplacé et c’est l’Émirat qui verse au Barça 65 millions d’euros par an…
Le football peut être à la croisée de tous ces enjeux : politiques, culturels, économiques. L’importance de l’engouement populaire autour du jeu, des identités multiples qui s’y rattachent, des conflits qu’il cristallise, en font certainement un point d’observation pertinent du monde tel qu’il va.
Eléments du débat :
Question de Koosha Khademi (doctorant en psychologie au Centre universitaire Champollion et arbitre de football) : La photo du match à Gerland entre les États-Unis et l’Iran que vous avez montré m’a donné la chair de poule car ce jour-là, j’étais dans les rues de Téhéran, et ça reste un des meilleurs souvenirs de ma vie, tellement c’était fort.
J’ai une question concernant Israël. Ce pays, situé en totalité en Asie, faisait initialement partie de la Confédération asiatique de football (AFC), quelles sont les raisons officielles ou officieuses pour laquelle Israël est rattaché à l’UEFA ? Pourrait-on imaginer une confrontation footballistique entre Israël et un pays du Moyen-Orient ?
Israël, jusqu’en 1968, était rattaché à la zone asiatique et pacifique. Cette équipe nationale de football subissait des boycotts et ne pouvait pas jouer dans les pays voisins, pour des raisons connues de tous. Une procédure a donc été engagée afin qu’Israël intègre l’UEFA en dérogeant avec la règle territoriale classique. Il est donc certain que cela a été fait pour des raisons géopolitiques.
Aujourd’hui, une confrontation serait envisageable si Israël se qualifie pour une Coupe du Monde en même temps que l’Iran, par exemple. Et si le tirage au sort les affectait dans le même groupe, mais ils joueraient à ce moment-là sur un terrain neutre et loin de leurs pays. Cependant, si l’un ou l’autre ne souhaite pas jouer, il subirait des sanctions sportives de la FIFA, comme la suspension de ses matchs pendant plusieurs années, etc. La Fédération en question s’isolerait pour de nombreuses années du mouvement sportif.
Question de Stéphanie Lima (enseignant-chercheur en géographie au Centre universitaire Champollion) : Qu’en est-il du football féminin ? Dans quelles mesures le football féminin pourrait bouleverser les enjeux géopolitiques ?
Le football féminin est étrangement développé dans les zones d’ombre du football masculin, particulièrement aux États-Unis, où l’on considère que le football est un sport scolaire féminin, sauf dans les milieux d’immigrés où l’on assiste plutôt à une tradition importée. Des compétitions d’élites se sont développées aux États-Unis, mais elles relèvent plutôt d’une logique de sport-spectacle professionnel, en associant des joueurs puisés dans le vivier latino, ou africain à des semi-retraités glorieux, venus des championnats européens pour valoriser leur image dans un dernier contrat fructueux. Un championnat de haut niveau féminin est créé, suscitant une audience importante et même des retransmissions à la télévision, avec un rang mondial élevé de l’équipe nationale. Suite à ça, la FIFA va y trouver un intérêt, non pas dans une logique de parité même si c’est ce qui est affiché, mais plutôt dans une logique de conquête de marché.
Actuellement, le football féminin prend une ampleur importante en Europe, avec des championnats de haut niveau et des audiences importantes et dispose d’un grand potentiel afin de s’implanter un peu partout dans le monde. L’écho médiatique semble s’amplifier, avec une sympathie marquée du grand public. Le football féminin apporte beaucoup d’oxygène car c’est une manière de jouer beaucoup plus libre et beaucoup moins cadenassée que le football masculin. On peut penser que le football féminin va percer comme le tennis féminin. Au début, les reproches étaient fréquents, « c’est lent », « c’est maladroit », et avec le temps, on s’aperçoit que les joueuses mènent un beau jeu, vivant, énergique. Mais au plan géopolitique, c’est un jeu à trois : Europe / Amérique (surtout du nord) / Japon, dont l’Afrique, l’Asie continentale semblent éloignées.