L’épopée du Canal de Suez, des pharaons au XXIe siècle
à l’Institut du Monde Arabe
du 28 mars au 5 août 2018
Voilà bien une exposition idéale pour réconcilier histoire et géographie, si c’est nécessaire.
Elle a plusieurs mérites. Elle présente d’abord la cérémonie de l’inauguration elle-même avec son faste étonnant, ses invités au premier rang desquels l’impératrice Eugénie, dont le Yacht impérial l’Aigle est placé en tête de la flottille officielle, puis François-Joseph de Habsbourg qui a déjà commencé son long règne. Des portraits et photos nous permettent d’admirer les épaules d’Eugénie, puis les moustaches et favoris de l’empereur d’Autriche-Hongrie. Les visiteurs furent sensibles nous dit-on au contraste entre ce faste et la misère populaire alentour. Un bal fut organisé pour 5 000 personnes, où figurait peut-être Paul Vidal de La Blache. Ce dernier en effet était alors membre de l’Ecole Française d’Athènes où il se préparait à une carrière d’archéologue et épigraphiste ; il vint assister à l’inauguration. Peut-être cet épisode de sa vie ne fut-il pas étranger à son choix de devenir géographe
L’exposition place le canal dans l’histoire séculaire de l’Egypte, y compris l’Egypte antique. L’idée de faciliter le passage des navires entre Méditerranée et Mer Rouge est une très vieille affaire, même si le tracé du canal n’a pas toujours été le même. En effet le premier tracé antique rejoint à partir de la Mer Rouge la branche la plus orientale du delta du Nil, pour profiter de sa navigabilité. Et puis le canal s’ensable et on essaie divers autres tracés, toujours vers le Nil, jusqu’à l’abandon définitif, à l’époque hellénistique. Le souvenir ne s’en est cependant jamais perdu. D’autres projets voient le jour mais jamais une autorité politique assez forte et éclairée ne peut mettre ces plans en œuvre, ni dans l’Empire Romain, ni du temps de Byzance ni durant la domination ottomane. Des documents de très grand intérêt, tels des manuscrits vénitiens viennent illustrer ces efforts inaboutis.
L’étape décisive est celle de l’expédition de Bonaparte, puis le développement de l’Empire britannique pour lequel la liaison avec les Indes est vitale. C’est aussi l’établissement de la civilisation industrielle et des empires coloniaux européens.
L’exposition souligne le rôle central de Ferdinand de Lesseps, alors diplomate, dans la mise en œuvre réussie du canal. Il passa quatre années comme consul à Alexandrie et au Caire de 1834 à 1837. Ami de Saïd Pacha, devenu vice-roi d’Egypte, c’est à l’amitié de ce dernier, tout comme à l’inspiration des saint simoniens qu’il doit d’être bénéficiaire en 1854 d’une concession pour une société à créer autorisée à percer l’isthme de Suez. Opération menée à bien quinze ans plus tard en 1869.
Quelques années encore et les Britanniques rachètent aux Egyptiens leur participation dans le Compagnie du canal de Suez, en profitant de la situation financière catastrophique de l’Egypte puis instaurent sur l’Egypte une sorte de protectorat, avec occupation, de 1882 à 1914.
La suite est bien mieux connue. L’exposition met l’accent sur les conditions techniques et sociales de l’entreprise. La région est désertique et dépourvue de toute population sédentaire. Le vice-roi instaure donc une corvée obligatoire et recrute à cette fin des milliers de paysans dont il faut prévoir hébergement et nourriture. Ils paient un lourd tribut à la réalisation du grand œuvre. Les paysans recrutés travaillent avec des pioches, des pelles et des paniers en vannerie pour transporter la terre extraite. Heureusement, dans la seconde phase, on introduit des dragues mues par la vapeur, dont on présente ici un modèle réduit.
Dans le même élan, on doit prévoir le fonctionnement du futur canal et de Lesseps se fait urbaniste. Trois villes nouvelles sont créées : une à chaque débouché marin, Port Saïd sur le Méditerranée et Suez sur la Mer Rouge, cependant qu’Ismaïlia au centre abritera les bureaux de la compagnie et les logements des employés. On peut même voir la modeste chambre de Ferdinand de Lesseps.
La dernière partie de l’exposition sort du domaine technique et urbanistique pour rentrer dans la géopolitique. Car, bien entendu, le creusement du canal est une étape majeure de ce que nous appelons aujourd’hui mondialisation.
C’est la vocation de l’Institut du Monde Arabe que d’inscrire de façon privilégiée le canal dans l’aire culturelle arabe. On peut entendre et voir le discours de Gamal Abd el Nasser en 1956, par lequel il annonce la nationalisation du canal à la foule d’Alexandrie en liesse. On peut voir aussi une reconstitution des discussions autour des réactions attendues des Etats-Unis, de la Grande Bretagne et de la France. Cette dernière est embourbée dans la guerre d’Algérie mais voit dans une expédition militaire à Suez une occasion de faire reculer le monde arabe dans son soutien au FLN. La déconfiture, sur laquelle n’insistent pas beaucoup les récits d’aujourd’hui, a un effet inverse et met en évidence les faiblesses de la position française.
Sans trop s’y attarder, l’exposition décrit enfin les guerres israélo-arabes de 1967 et 1973, dont le canal est un enjeu stratégique. Elle se termine par une note optimiste soulignant l’accroissement du trafic, du moins jusqu’à la crise de 2008, puis décrivant le doublement d’un tronçon méridional du canal en 2015, qui permet aux porte-conteneurs de se croiser. Nous sommes bien ici à un des carrefours majeurs du globe.
Michel Sivignon 29/04/2018