Ma mère m’a annoncé qu’on devait déménager. C’était devenu trop dangereux ici. Pourquoi devions nous partir ? Après tout, nous n’avions rien fait.
Les jours d’avant
Les jours d’avant trace le parcours parallèle de Djabber et Yamina, deux lycéen-ne-s de la banlieue algéroise. Aujourd’hui adultes, ils se souviennent de ces moments passés, de cette jeunesse, de ces émotions, de cette vie qui leur a échappé. Le film se divise en deux parties : la première raconte le quotidien tel que vécu par le jeune Djabber, la seconde se situe du point de vue de Yamina. Leurs visions, bien que croisées, sont irréconciliables : une fracture diégétique mise en parallèle avec une autre fracture, sociale et politique cette fois-ci, celle traversant la société algérienne dans son ensemble.
Le dessin sociétal
Le film se déroule en grande partie autour d’une cour de cité, terrain accidenté et boueux entouré d’immeubles. À la fois lieu de passage (parking ; passage obligé pour accéder aux tours) et lieu d’ancrage (regards des habitants aux fenêtres rivés sur cet espace ; lieu de rencontre et de sociabilité), les tensions familiales, amoureuses et politiques s’y cristallisent. D’un assassinat commis de sang froid en plein jour et aux yeux de tous, au départ de l’être aimé, en passant par la brutalité d’un échange entre un père et sa fille, les éléments centraux de l’intrigue se nouent autour de cet espace laissé à l’abandon et pourtant surinvesti.
Dans leur cité insalubre non loin de la capitale, dans cette cour aux airs de terrain vague, les deux personnages principaux se croisent, se frôlent, se cherchent sans pouvoir se trouver. Lorsqu’une rencontre s’esquisse, elle est rendue suspecte par la société, la tradition, les interdits. Rien n’est simple, rien n’est possible. Nous sommes en Algérie. Celle des années 1990. Celle de la guerre civile, des attentats, du GIA et du FIS. Une décennie noire saisie avec puissance. En quarante-sept minutes, Karim Moussaoui livre une vision à la fois douce et brutale d’une société en mutation, confrontée à ses troubles internes, d’ordre politique, identitaire et historique. Oscillant entre légèreté et violence froide, le film évolue de manière parallèlement aux parcours de ces adolescents désœuvrés face au trop plein d’interdits et de tabous.
Entre les barres d’immeubles, la violence est loin d’être l’apanage des seuls terroristes. Pétrifiés par la brutalité des interdits parentaux et sociétaux, Yamina, Djabber et leurs amis en viennent à vivre dans la duplicité, recourant au mensonge pour pouvoir sortir, se voir, danser, ou simplement se regarder. Si bien que la scène la plus violente du film n’est pas celle d’un assassinat, mais celle où le mensonge adolescent risque d’être découvert par la figure de l’autorité paternelle.
Le décor socio-économique est saisi avec finesse : emplois délocalisés, routes de terre, lycée défraîchi, immeubles tombant en ruines, jeunesse dépourvue d’horizon. L’Algérie dépeinte est celle des laissés-pour-compte, de ceux que les promesses de vies meilleures et d’emplois stables ont sortis des campagnes. Mais l’exode rural ne leur a pas permis d’atteindre Alger ou Oran. Ils se sont arrêtés en chemin, dans des banlieues mornes tenues loin du regard, loin des politiques, dans des ghettos subissant pourtant de plein fouet la guerre que se livrent les islamistes et le régime.
La guerre invisible
Dans cette cité fantomatique, la guerre s’insinue de manière furtive mais brutale. Cette guerre n’a rien de spectaculaire. Le danger est à la fois omniprésent et invisible. Bien qu’ayant causé la mort de plus de cent mille personnes, les acteurs du conflit se dissimulent au regard. Face à cette invisibilité, la population évolue dans un monde truqué où la confiance s’est brisée. Les crispations resurgissent, les corps se dissimulent, les sentiments se taisent. La caméra, quant à elle, ne cherche pas à fabriquer de belles images. Pas d’explosion, pas de pyrotechnie. L’esthétique est sobre, soignée, intimiste et tente même le pari de la douceur.
Si Les jours d’avant montre l’emballement de la mécanique folle des tueries, s’il s’agit d’un film sur la violence de la société algérienne des années 1990, s’il traite d’une génération perdue, le discours de Karim Moussaoui n’est pas militant. Les mots ne sont jamais frontaux, les situations ne sont jamais univoques. Le message passe alors par des regards qui se croisent ou se fuient, par des non-dits et des omissions. Une belle œuvre, que l’on aurait souhaité voir durer plus longtemps.
Juliette Morel, Nashidil Rouiaï