Les assiettes en délire
Christian Millau, fondateur du guide éponyme avec Henri Gault (1972) sonne la charge contre la pédanterie culinaire dans un livre savoureux : Le guide des restaurants fantômes ou les ridicules de la société française (éd. Plon). Il dénonce, sous la forme de petits tableaux de restaurants imaginaires, la flatterie médiatique qui a eu raison des plus talentueux des cuisiniers, devenus « artistes du goût », « poètes des arômes », « compositeurs des sens », « architectes des saveurs », sans compter les « Mozart » de la pâtisserie qui n’ont d’égaux que les « Picasso » de la cuisine de chasse, en attendant les Proust de la madeleine et les Gracq des poissons de Loire. Les assiettes sont devenus un champ de bataille du design qui imposent, a minima, « un tracé de mangue sur turbot infusé à l’essence de kumbawa (sic)… Autrefois, c’était toujours plus de crème, toujours plus de truffe, pour faire riche et chic, maintenant c’est toujours plus de chutney, toujours plus de curcuma pour faire jeune et moderne ».
Ces plats prétentieux pour bobos gentilhommes ont tourné la tête à nos chefs. Même Michel Bras à Laguiole, le père du gargouillou de jeunes légumes, est vilipendé pour son vaisseau Spoutnik planté au-dessus du célèbre bourg d’Aubrac. Même Pierre Gagnaire est morigéné dans les éprouvettes du chimiste Hervé This, et même le prodige Thierry Marx à Cordeillan-Bages est sermonné pour ses « sculptures » d’aliments destinées à la bonne bourgeoisie bordelaise venue s’encanailler avec cet ancien parachutiste. Reste que ces petites piques entre amis sont aussi inconséquentes que leur auteur qui a tant savonné la planche du délire à nos génies des fourneaux. Restons donc au jardin des légumes oubliés qu’un nouveau-nouveau philosophe, Michel Onfray, a planté pour notre biodiversité : atinga du Brésil, loche de mer, aigremoine eupatoire, haricot du saint-sacrement, tomate banana legs, olé polka et bélier jaune à côté des quenouilles… Voilà de quoi rassurer sur l’avenir de l’assiette.
Sur la « plus célèbre avenue du monde » ou chez le plus « célèbre des cuisiniers du monde » ?
Mais pressons, pressons car le temps est compté. Sur les Champs-Élysées, si vous n’êtes pas un patron du Cac 40 qui pouvez rester à table jusqu’à 16h, filez au Resto-Minute où de gentils petits setters, pardon, serveurs, vous enjoignent de choisir entre trois formules « 30 Minutes Lucullus », « 20 minutes Escoffier » et « 12 minutes Napoléon », les 12 minutes Napoléon correspondant au temps que notre célèbre empereur consacrait à ses repas ordinaires, debout sur un guéridon et sans fourchette. Pas le temps de retenir quoi que ce soit du goût, car le compte à rebours déclenché à la commande est infernal et vous risquez la punition si vous dépassez le temps imparti.
Laissons ces acrobates du temps et du tiroir-caisse pour de l’éternel, du solide, du mondial chez Ferran Adria que vous vouliez croiser à la Documenta de Kassel. Car ses « 40 propositions », servies en quatre heures sont autrement plus paisibles. Mais il ne faut pas venir ici pour manger comme dans une auberge, mais « faire une expérience » sur des aliments « transformés » par un artiste, dans un laboratoire. Pas de cuisine ici, comme on aimerait en voir en lieu d’émotions où l’on construit sur de l’imagination pour le plaisir de régaler. Tout est déconstruit en mousse, poudre, gelée selon les principes de la « gastronomie moléculaire ». On peut même atteindre une hypothétique « bouchée virtuelle » dont le critique Périco Légasse dit qu’elle est un « nirvana sensoriel de la bouffitude ». Allez comprendre une omelette quand vous avez une écume d’œuf et fluide de pommes de terre passés au siphon et qu’on appelle, ici à Rosas, la « tortilla du XXIe siècle ». Déçu ? Essayez donc le ravioli sphérique au thé, en fait, un mini-glaçon au citron emprisonné dans une bille de thé, issue d’un procédé de sphérification nécessitant polysaccharide et chlorure de calcium. Robert Buergel, directeur artistique de la Documenta de Kassel, est bien avisé d’avoir accroché la cuisine au rang des disciplines majeures de l’art comme la peinture, la sculpture, la photo et le cinéma.
On se remettra de tant d’émotions chez Frédy Girardet, le célèbre chef de Crissier (Suisse) interrogé par le critique Jean-Claude Ribaut du Monde (6 septembre 2007). Girardet nous rassure : « L’obsession de la chimie en cuisine n’est pas nouvelle. Marcellin Berthelot, à la fin du XIXe siècle, pensait déjà que l’industrie pourrait un jour nourrir les hommes avec des pilules. Le grand chimiste souhaitait un monde où il n’y aura plus ni champs couverts de moisson, ni vignobles, ni prairies remplies de bestiaux. C’était une utopie mais qui refait surface, encouragée par l’idée que nous vivons une époque de changements planétaires ». Et si vous voulez savoir pourquoi El Bulli de Ferran Adria est classé comme le « premier restaurant du monde » au classement 2007 du magazine anglais Restaurant, sachez que figurent parmi les mécènes de l’opération, trois marques du groupe Nestlé : « ce classement est celui d’une coterie » tranche Girardet, en bon voisin lausannois du géant suisse.
Avec une espèce tavernicole
Ne déprimez pas ! Invitez-vous chez Gérard Oberlé qui écrivit un Salami ! burlesque (Actes Sud, 2002) et signe un bel article (Enjeux, octobre 2007, « Vins, le verre de l’amitié »). Oberlé est de l’espèce tavernicole, qui boudait enfant, selon ses propres mots, « le jus de vache au profit de la vigne et du houblon » dans sa bonne ville natale de Saverne. « Qu’on ne compte pas sur moi pour valider les classements, hiérarchies, médailles, appellations contrôlées, olympiades bachiques et autres mascarades dégustatoires (…). Dire d’un vin qu’il est bon ou pas est un peu court, en ces temps de jactance d’échansonnerie et de boniments sommeliers (…). Les vins sont des personnes vivantes, avec une âme et de la conversation. Il en est de francs et de fourbes, des gais et des tristes, des bavards et des discrets, des purs et des frelatés. Il en est de profonds et de légers, des biens roulés et des maigrichons, des prétentieux et des modestes, des insipides et ceux qui ensorcellent… Certains sont fréquentables, d’autres à éviter ».
« Ce qui me désole aujourd’hui, c’est l’arrivée de vins jeunes qui, à peine fermentés, sont déjà vieux. Ces vins modernes ont beau être considérés comme des séducteurs par la critique américaine, moi, ils me fatiguent. Après deux verres, j’ai l’impression d’avoir dîné. Ces lourdauds ne me donnent guère envie de finir la bouteille ». « Les vins de collection : la fin du rêve, la fin de tout, le triomphe de la vulgarité et de la crapulerie. A votre santé ! » conclut férocement Oberlé. Une charge d’automne pour garder le cap.
Gilles Fumey
A lire :
Le terroir et le vigneron, Jacky Rigaux (invité à Paris-Sorbonne, pour une dégustation le 12 octobre 2007), éditions Terre en vues, 2006
A rencontrer :
Bruno Quenioux, Lafayette Gourmet, bd Haussmann, Paris.