Les Archives Nationales présentent à l’Hôtel de Soubise jusqu’au 6 janvier 2020 une remarquable exposition intitulée « Quand les Artistes dessinaient les cartes ». Le tout grâce à la passion visible des deux commissaires pour leur objet, Juliette Dumasy et Camille Serchuk.
Cette exposition est d’un grand intérêt pour le géographe, mais aussi pour l’historien et plus généralement pour qui s’intéresse au rapport au paysage et à sa représentation graphique.
On pouvait croire que tout ce matériel était connu. Or il est surprenant de constater que sur 97 cartes, 46 n’ont jamais été exposées, et 28 inédites (au sens de non publiées ou publiées de façon confidentielle). Cette exposition est donc d’abord le fruit d’une patiente recherche dans « l’océan des archives judiciaires ». Ce fut aussi l’occasion de leur restauration et de leur numérisation.
Une page oubliée de la cartographie
Ces cartes constituent comme une page oubliée de la cartographie. On connait depuis longtemps les grandes lignes de l’histoire de la cartographie et on pourra se référer au très utile et savant ouvrage de Henri Desbois, « Les mesures du territoire : aspects techniques, politiques et culturels des mutations de la carte topographique » (Presses de l’Enssib Lyon, 2015). On y décrit l’histoire de la cartographie depuis l’Antiquité jusqu’à nos jours, en traversant la période du XIVe siècle jusqu’au XVIe, qui fait l’objet de la présente exposition. Dans son travail, Desbois s’attache à la mesure, c’est-à-dire à la mathématique.
Dans un ouvrage, d’esprit très différent paru en 2003 chez Desclée de Brouwer, « Face au monde, Atlas, jardins, géoramas », Jean-Marc Besse avait présenté « le théâtre de la cartographie » où il montrait la mise en scène de la carte, son utilisation en tant que décor flatteur pour des demeures princières, telle cette Salle de la Mappemonde de la villa Farnèse à Rome.
Les cartes de cette exposition diffèrent du propos de ces deux ouvrages : elles n’ont ni ambition mathématique, ni fonction décorative.
Ce sont des cartes locales qui s’attachent à décrire une zone de quelques dizaines de kilomètres carrés. Ces cartes sont des outils pratiques. On les demande à un dessinateur, pour fonder une décision de justice lors d’un litige territorial, entre deux paroisses voisines ou entre deux diocèses. Il en existe aussi d’autres, par exemple pour décrire une bataille, à la gloire du commanditaire. Ou encore des plans de villes.
Très souvent le dessinateur monte en haut d’un clocher et dessine une sorte de vue aérienne en plan, puis il descend, fait le tour de sa zone et dessine en élévation maisons et végétation. Il s’agit que ce dessin sur lequel vont se pencher les juges habilités soit aisément lisible par eux. Les questions des coordonnées géographiques ou davantage encore du mode de projection sont hors de propos. Cette sorte de désinvolture donne des résultats fascinants et inattendus : on y pénètre un peu par effraction dans les paysages ruraux, forestiers ou urbains de la France de la fin du Moyen-Age et des débuts de la Renaissance.
La « figure » ci-dessous (on ne dit pas alors la carte) intéresse un secteur de ce qui est aujourd’hui le département du Loiret. A la fin du XV° siècle un conflit à propos de l’utilisation de l’eau de l’Essonne oppose le prieuré de Puiseaux, dépendant de l’abbaye parisienne de St Victor au chapitre de l’archevêché de Sens. La rivière coule de la gauche vers la droite et le prieuré de Puiseaux se plaint des inondations et dommages infligés à leur moulin par le nouveau moulin (à grains et à foulon) érigé par les chanoines de Sens (moulin à deux roues). On remarque le rendu de cet espace, particulièrement soigné le long de la rivière, mélange de plans au sol et de bâtiments en élévation. Le commentaire du catalogue (p. 122) nous dit que « le tracé des eaux est à peu près reconnaissable sur place, ainsi que le pont et certains moulins. »
Le recours à des artistes dessinateurs garantit une belle qualité artistique, tandis que le paysage au sens large apparaît comme un sous-produit remarquable de ce document à finalité juridique. Une surprise, notée plus haut : ce paysage nous est familier et nous avons l’impression qu’il s’est reproduit sans grand changement au moins jusqu’au milieu du XXe siècle.
A la fin du XVIe siècle, on passera «d’une cartographie de l’œil à une cartographie de la mesure», pour reprendre une formule puisée dans le remarquable catalogue très argumenté édité par les Archives Nationales, 239 p., qui restitue en le mettant en perspective un épisode oublié de l’histoire européenne des représentations de notre espace vécu.
Michel Sivignon, novembre 2019