Approche poétique
Le fleuve des géographes est d’abord considéré comme une ressource en eau : boisson, irrigation, énergie, navigation, cadre de vie urbain. Sans perdre pour autant son caractère naturel, le fleuve est donc le plus souvent aménagé : transferts et pompages, barrages et digues impliquent conflits et gestion[1]. Mais qu’est-ce qui fait qu’un fleuve, domestiqué ou non, est un fleuve ? Quelles sont les notions sans lesquelles le fleuve n’existe pas ? N’y a-t-il pas, en-deçà de sa détermination géographique – la source, le cours, le lit, l’embouchure – un autre vocabulaire qui renvoie à un ordonnancement du monde par le fleuve et en autorise une approche cosmologique ?
Le fleuve a aussi une dimension imaginaire et symbolique, mythologique ou religieuse : le temps qui passe, le cataclysme de la crue et la quiétude du lac, la pureté naïve de la source et les miasmes mortels du marais, la vie et la mort, l’enfer et le paradis. Au principe de cette approche de l’eau codée par les mythes et le sacré, n’y a-t-il pas des symboles archaïques engendrés par la dimension proprement cosmique du fleuve ? Quelles sont les interrogations suscitées par sa double nature à la fois géographique et cosmique ? En quoi l’inscription géographique du fleuve signifie-t-elle à l’homme sa place dans l’univers ?
Nous ferons jouer ensemble trois niveaux distincts de réflexion sur le fleuve : géographique, cosmologique et symbolique, en partant du premier pour dégager successivement les deux autres, et en nous appuyant sur trois grands hymnes du poète allemand HÖLDERLIN (1770/1843) et deux courts fragments d’HERACLITE (-576/-480).
La source
Ainsi qu’à l’orgue, en accords sonores et splendides,
Dans l’enceinte sacrée, très haut
Jaillissement pur hors des tuyaux inépuisables,
Sonnant l’éveil le prélude au matin commence,
Et maintenant au loin, de salle en salle,
En nappe de fraîcheur le fleuve mélodieux s’épanche…
HÖLDERLIN, A la source du Danube[2]
Avec la métaphore de l’orgue, le poète pointe d’emblée l’ambiguïté qui préside à la naissance du fleuve : il n’a pas une source mais plusieurs, autant que de tuyaux innombrables dans l’instrument. La source du fleuve est un mythe, non une réalité géographique, et les explorateurs du XIX° siècle furent moins des géographes que des chercheurs dont les récits ont fondé une mythologie de l’introuvable : ainsi Mungo Park et le Niger, John Haning Speke et le Nil, deux fleuves qu’Hérodote confondait. Faute de source unique, le fleuve n’a pas de nom unique : Nil bleu et Nil blanc, Missouri et Mississipi, Danube et Ister, Solimoes et Rio Negro avant l’Amazone. Il n’est que l’axe principal où convergent, de salle en salle, les affluents dont il rassemble les eaux venues de toute part.
Le fait géographique principal n’est donc pas la source, mais la ligne de partage des eaux qui cerne l’enceinte sacrée où résonnent les tuyaux inépuisables de l’orgue et le bassin où s’écoulent les sources multiples du fleuve. L’alignement des sources n’est pas la ligne de crête des montagnes : de même que l’orgue est sous le faîte de l’église, les sources sont …au plein de la montagne / Profondément sous l’argent des cimes[3]. Deux lignes, donc : en-dessous, celle du partage des eaux entre les affluents avant leur jonction dans le fleuve, mais aussi, au-dessus, celle qui sépare les fleuves eux-mêmes. Chacun d’eux y prend sa direction première, souvent modifiée par la suite, notamment par l’homme qui procède à des déviations de cours ou à des transferts de bassin, mais irrévocable au départ.
La métaphore de l’orgue se développe avec le très haut jaillissement des sources sonores et fluviales. Le poète énonce ici l’autre assise du fleuve : il naît multiple, mais aussi en haut, en altitude, dans Cette architecture céleste / Qui a nom pour moi le burg des dieux[4]. Telle est la dimension cosmique du balcon des sources très haut suspendu au flanc de la montagne. Le fleuve ne peut que descendre, irréversiblement. Chez Hölderlin, cette flagrance géographique et cosmologique inscrit le fleuve dans une symbolique du sacré : …des Alpes vertigineusement descendue / Une étrangère s’en vient à nous, celle qui rompt / Le sommeil, la / Voix façonneuse d’hommes[5], la Parole divine.
Au principe de cette dimension cosmique est un autre symbole, plus archaïque, celui de l’origine. La source est surgissement, jaillissement, prélude au matin ou longue imploration vers la délivrance[6] que chante le poète, poussée originelle du fleuve, impulsion autant qu’expulsion. L’interrogation qui fonde la géographie des sources n’est pas tant : d’où vient le fleuve ? que : vers où va-t-il ? Le fleuve surgit de la terre, mais les sources le projettent en avant, vers l’océan en fonction de la ligne de partage des eaux et vers le bas en raison de l’altitude. La course entière du fleuve appartient à l’origine.[7]
LE COURS
Car on ne peut entrer deux fois dans le même fleuve (Fragment 91)
Dans les mêmes fleuves
nous entrons et nous n’entrons pas
Nous sommes et nous ne sommes pas (Fragment 49a)
HERACLITE, « De la Nature », Fragments[8]
Etymologiquement, le fleuve (flumen, de fluere) est écoulement, course de l’eau, cours d’eau. Le fleuve du géographe est constitué des eaux courantes et du débit des eaux : d’emblée le vocabulaire géographique pointe le singulier du cours et le pluriel des eaux, de même que le penseur grec alterne le nombre du fleuve dans ses Fragments. Mais le fleuve est aussi force en action, chemin qui marche pour la navigation, source d’énergie pour le moulin ou l’usine hydroélectrique, source de vie pour l’homme qu’il désaltère et la végétation qu’il irrigue. Et en même temps, il est rythme, avec ses régimes saisonniers, ses crues et ses étiages, ses ruptures de pente qu’exploitent les barrages. Mobilité, énergie, cadence spécifient le cours des eaux.
Chacun de ces caractères géographiques est fondé sur la pente, sur l’inclinaison sans laquelle, dès sa source, le fleuve n’existerait pas ; l’eau stagnerait, sans force et sans rythme. Mais un autre facteur influe sur le débit et le régime, le climat, du grec klima, là encore inclinaison. Pente topographique et humidité du climat ressortissent d’une approche cosmologique : les figures topographiques imagées de l’amont et de l’aval renvoient aux notions premières de haut et de bas, les saisons climatiques et la pluviométrie à l’inclinaison fondamentale de la Terre par rapport au Soleil. Inexorablement, la loi de la gravité ou de l’attraction universelle préside à l’écoulement du fleuve et des flots.
La course des eaux due à la pente fait qu’on ne se baigne pas deux fois dans le même fleuve. Cette assertion vient de la nuit des temps présocratiques, transformée au cours des millénaires en cliché qui fait du fleuve le symbole connu du temps qui passe. Mais Héraclite emploie le verbe entrer et non se baigner : le second désigne un état, être dans l’eau, le premier une action, y pénétrer. Peut-on entrer deux fois dans le même fleuve ? Il est évident que non puisque l’eau ne cesse de s’écouler. Nous n’entrons même pas une fois dans le fleuve : ce n’est pas la même eau qui monte de nos chevilles à nos épaules, le fleuve est à la fois singulier et pluriel. A la fois nous y entrons et nous n’y entrons pas, et par là nous sommes nous-mêmes uniques et changeants. Nous sommes et nous ne sommes pas : non pas to be or not to be, être ou ne pas être, qui implique un choix, mais être et ne pas être, qui affirme l’unité des contraires.
La double nature géographique et cosmique du fleuve place l’homme dans le temps présent de l’instant, et pas seulement dans le temps fuyant qui passe. Commencer à être ce qu’on n’était pas sans cesser d’être ce que l’on est, passer d’un état à un autre tout en restant semblable à soi, c’est dans cet écart entre l’instant et la durée, entre le même et l’autre, que l’identité de l’homme se construit : et c’est peut-être pourquoi la contemplation des eaux mouvantes du fleuve immobile exerce sur nous une telle fascination. En-deçà de l’écoulement et de l’inclinaison, le fleuve se révèle ainsi comme symbole archaïque du devenir, retour du même, passage éphémère et incessant entre le passé et le futur, course continue et figée du temps dans le lit des eaux.
LE LIT
C’était la voix du plus noble des fleuves / Celui qui naît libre, le Rhin,
Et l’espoir le guidait ailleurs, lorsqu’à ses frères / Là-haut, le Tessin et le Rhône,
Il avait dit adieu, tout ivre du départ – et vers l’Asie / Impatiente, l’entraînait son âme royale !
Mais devant la destinée / Toute clairvoyance est refusée au désir,
Et les plus aveugles sont encore / Les fils des dieux.
Car l’homme connaît sa demeure / Et la bête le lieu où bâtir la sienne,
Mais à ceux-là fut donné ce défaut / Dans leur âme toute naïve
De ne savoir où ils s’en vont.
Enigme, ce qui naît d’un jaillissement pur !
HÖLDERLIN, Le Rhin[9]
Le lit du fleuve est construit par les eaux, par incision en amont et par dépôt en aval : la roche appelle l’entame / Et la terre le sillon.[10] Le talweg est également aménagé par l’homme, les versants rocheux amarrent les barrages et les bourrelets de rives sont renforcés par des digues. L’érosion fluviale liée au transport et à la mobilisation de la charge de fond se double du surcreusement ou de la sédimentation provoqués par l’intervention humaine, directe lors des dragages et des extractions de graviers, indirecte par l’impact des barrages et de l’endiguement sur la charge. Les eaux et leur lit sont indissociables.
Entre eux s’établit une relation systémique[11] soumise à des variables externes d’origine naturelle (climat, tectonique) ou anthropique (aménagements). Ils constituent un système fluvial dynamique dont l’équilibre tient à de multiples ajustements du chenal et des versants, de la pente et du profil en long. La rupture de cet équilibre et la mise en place d’un autre peuvent se traduire par des changements de direction du fleuve : c’est alors que le flot et le lit se disjoignent. Ainsi les eaux construisent le lit qui cherche à les contenir, le lit corsète les eaux qui tentent de lui échapper : la nature et l’histoire font que le fleuve, aménagé ou non, est constamment en lutte avec lui-même.
Cette lutte prend la dimension cosmique de l’orientation quand elle aboutit à des changements de direction : le Rhin, que l’espoir (…) guidait ailleurs, part vers l’Est puis coule vers le Nord. La Durance abandonne la Crau pour rejoindre le Rhône plus au Nord, le cours inférieur de l’Adour oscille du Nord au Sud, la Loire se détourne de la Seine pour aller vers l’Ouest. Le Niger et le Congo, le Brahmapoutre et le Chang Jiang font d’impressionnantes boucles entre les points cardinaux. L’Orénoque partage ses eaux entre le Nord où elle garde son nom et le Sud où elle rejoint le Rio Negro et l’Amazone ; la Volga se dirige vers le Sud et la Caspienne, mais aussi vers le Nord et la Baltique. A grande échelle, le fleuve Méandre a donné son nom aux sinuosités mythiques qui affectent les cours inférieurs. Changements de cap, captures et captages, inondations et détournements, recoupements de méandres et canaux de jonction, partages et transferts des eaux témoignent que les fleuves déboussolés hésitent entre droite et gauche car ils ont la propriété De ne savoir où ils s’en vont.
La symbolique du devenir s’impose à nouveau, mais dans l’espace et non plus dans le temps. Fondé sur le cours géographique des eaux du haut vers le bas, sur la loi cosmique de la gravité, le devenir temporel est inéluctable. Le devenir spatial semble au contraire aléatoire : mais, entre droite et gauche, il s’agit plutôt d’énigme, ce qui naît d’un jaillissement pur. Le fleuve surgit mais ignore sa direction, il faut qu’il naisse mais il a le dé-faut d’être sans orientation. Entre la nécessité inhérente au cours d’eau de s’écouler et l’ignorance radicale de sa destination, il est comme le gardien de but au moment du penalty[12], obligé par sa fonction de plonger, mais sans savoir de quel côté…L’écart entre le destin dont il ignore la voie et le souhait impatient d’en choisir une dans l’ivresse du départ est le sort de celui qui naît libre, le Rhin. Il en est de même pour l’homme libre face à l’énigme de son devenir.
L’EMBOUCHURE
Mais toutes choses vont ainsi.
HÖLDERLIN, A la source du Danube[13]
Le lit et les eaux du fleuve, parfois de plusieurs fleuves à la fois (le Rhin et la Meuse, le Brahmapoutre et le Gange), débouchent sur l’océan ou le lac, espaces ouverts qui accueillent les chenaux étroits. A la rencontre des eaux de température et de salinité différentes, la floculation produit des vases qui construisent les rives de l’estuaire ou l’avancée du delta. Les mouvements des flots s’y conjuguent, écoulement horizontal et continu des eaux fluviales, oscillation verticale et rythmée du sac et du ressac des vagues, du flux et du reflux des marées. L’embouchure n’est pas seulement un terme pour le fleuve, mais un seuil entre deux mondes.
Le flot y passe dans les deux sens : en témoignent le mascaret, l’usine marémotrice ou le port d’estuaire par où sortent et pénètrent les marchandises et les hommes. Plus encore, l’embouchure est une étape dans le cycle de l’eau : passage de l’eau douce issue des profondeurs du continent à l’eau des océans que l’évaporation transforme en nuages, dont les précipitations arrosent à leur tour la terre qui les absorbe. De même, les dépôts fluviaux se transforment en sédiments au fond des océans et des lacs avant d’être repris par l’orogenèse, participant ainsi au cycle de la formation des roches. L’embouchure est donc à la fois la borne ultime du fleuve et le moment d’un double cycle cosmique.
La dimension cosmique de l’embouchure est d’abord celle de l’horizon, ou mieux de la destination. L’horizon est un terme à la fois géographique (du grec horizein : être à la limite) et astronomique (la perpendiculaire à la direction de la pesanteur en un lieu). L’embouchure est bien l’horizon du fleuve, qui le borne et le sépare de l’océan, mais aussi le situe verticalement à l’opposé de la source, en haut, et au terme de l’écoulement par gravité, en bas. Cette double spécification est celle de la destination, vers laquelle le fleuve tend inexorablement du haut vers le bas, et, désorienté, oscille de droite et de gauche. L’embouchure a une autre dimension cosmique puisqu’elle n’est pas seulement une fin définitive pour le fleuve, mais ouvre une destination nouvelle à ses éléments dont l’orbite se développe de cycle en cycle (…), comme les astres énormes qui roulent dans les cieux.[14]
Le devenir du fleuve est nécessairement l’arrivée à l’embouchure, mais il doit prendre en charge cette destination dont il ne connaît pas la direction puisqu’il ne sait où aller ; c’est la destinée du fleuve et de l’homme que d’ignorer où ils s’en vont et d’y aller inexorablement. Mais devant la destinée / Toute clairvoyance est refusée au désir[15] : souhaiter une orientation n’est pas illégitime, insister est pourtant déraisonnable car le fleuve et l’homme qui s’entêtent sont incapables de prendre en charge leur destinée et s’en détournent pour tomber dans l’aveuglement[16]. Tel que tu naquis, tu perdures.[17]
Cette destinée n’est pas finitude puisque le fleuve s’inscrit comme segment du double cycle cosmique de l’eau et de la roche. L’interrogation qui fonde la géographie des fleuves dès leur origine n’est pas seulement : vers où va-t-il ? mais aussi : d’où vient-il ? A l’embouchure, la course du fleuve dans le cycle parcouru par ses composants lui fait rejoindre la source dans un mouvement circulaire sans repos, un recommencement infini, une sorte d’éternel retour du même. Les Grecs le savaient, pour qui tous les fleuves étaient fils de la nymphe marine Thétys et du dieu Océan, lui-même fleuve ceinturant sa mère Gaia, la Terre qui lui donne naissance.
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HÖLDERLIN GEOGRAPHE ?
La source, le cours, le lit et l’embouchure sont autant de faits géographiques distincts qui ponctuent l’histoire et le trajet du fleuve. L’altitude, l’inclinaison, l’orientation, la destination leur donnent une dimension cosmique, condensée dans les notions de haut et de bas, de droite et de gauche qui ordonnent le monde et sans lesquelles ni le fleuve ni l’homme n’existeraient. L’inscription géographique et la dimension cosmique du fleuve signifient symboliquement l’être-au-monde de l’homme, sa place dans l’Univers, son origine, son devenir et sa destinée. Tels sont les trois niveaux de réflexion que nous avons retenus pour analyser chacune des quatre composantes du fleuve.
Mais qu’en est-il du fleuve lui-même, pris non comme une juxtaposition d’éléments, mais comme une entité singulière ? La source n’est pas seulement image de l’origine pour l’homme, elle est origine, comme le cours et le lit sont devenir et l’embouchure destinée. Il en est de même pour le fleuve : il n’est pas seulement une image pour autre chose, un symbole emprunté à la nature, il est destin. C’est pourquoi le poète non seulement peut, mais doit alternativement parler du fleuve et du destin ; ce faisant, il ne sous-entend pas le fleuve comme image chargée de rendre sensible, et le destin comme concept abstrait qui lui correspond. Dans les deux, il pense une seule et même chose. Le fleuve Rhin est un destin, et le destin n’advient que dans l’histoire de ce fleuve. Toute tentative pour trancher entre image et concept manque nécessairement la vérité poétique.[18]
Jean-Marc PINET
04/10/2003
[2] HÖLDERLIN, Œuvres, Gallimard, Pléiade (1967), p. 841, traduction Ph. Jaccottet, G. Roud et A. du Bouchet.
[11] J.P. BRAVARD et F. PETIT, Les cours d’eau, Dynamique du système fluvial, A. Colin/Masson, 1997.