L’expression ‘lieu saint » pose la question de la relation entre une notion géographique (la localisation) et une notion religieuse (la sainteté).
Extra-terrestre, le divin échappe par principe à la géographie : il n’a pas de lieu ; mais toutes les religions et les mythologies ont, ou ont eu, sur terre, leurs lieux saints ou leurs sites sacrés. En amont de cette distinction qu’il faudra expliciter, s’impose une question fondatrice : d’où procède cette nécessaire territorialisation du divin ?
Ces lieux, parfois communs à plusieurs divinités, ont-ils partout le même statut ? Selon les religions, les mythologies et les époques, les multiples modalités de la territorialisation du divin impliquent des rapports différenciés de l’homme au monde.
La territorialisation du divin
Le lieu saint comme interface entre le divin et l’humain
Les mots saint et sacré ont de fait une signification commune. Le mot saint est traduit de l’hébreu (quados) par hieros en grec, dans la Bible des Septantes (II° s. av. J.C.). Les deux mots ont la même étymologie latine (sancire): ce qui est séparé, délimité, circonscrit, voire interdit (on se déchausse à l’entrée d’un mosquée, Moïse retire une sandale devant le buisson ardent), intouchable (Ouzza est terrassé pour avoir touché à l’Arche d’alliance, Zeus foudroie Sémélé qui le regarde), inviolable (l’église de la Nativité est le refuge ultime des Palestiniens), et même invisible (l’image est au cœur des querelles théologiques). Ce sont là des valeurs éminentes propres au divin, qui le mettent à part de l’homme.
Mais, selon que l’on est croyant ou non, l’homme est créature du divin, ou, à l’inverse, secrète celui-ci : le divin suppose l’homme qu’il a créé ou qui l’a créé. Quel que soit le sens de la relation entre le divin et l’humain, il y a relation : ce qui est séparé de l’homme est aussi lié à lui, et la religion relie les hommes au divin (religare) autant qu’elle les rassemble entre eux (religere). Le lieu saint est peut-être la manifestation terrestre de ce passage, de cette interface entre le clos et l’ouvert, l’interdit et l’accessible, le divin et l’humain, le lieu d’altérité par excellence.
La manifestation divine (hiérophanie)
Le lieu saint est donc le lieu où le divin se territorialise en se manifestant aux hommes. Imaginaire ou réelle, la manifestation divine est hiérophanie (en référence au mot « séparé ») ou parfois hagiophanie (en référence au sens de « brillant » ou de « pur » que l’hébreu ajoute à « séparé »). Elle peut être épiphanie quand le dieu apparaît sous une forme supérieure (le Christ en majesté) ou hypophanie dans le cas contraire (Jupiter transformé en taureau). Sans manifestation divine, pas de lieu saint : sur l’Acropole d’Athènes, l’Erechtéion est un lieu saint (où se sont manifestés Athéna et Poséidon, fondateurs rivaux de l’Attique), mais pas le Parthénon (simple temple votif en remerciement à Athéna pour son aide militaire).
Dans tous les cas, le divin se manifeste à l’homme par un signe dont la dimension peut être cosmique (la Nuée emplit le temple de Salomon ; une étoile guide les rois Mages ; le soleil s’éclipse et l’obscurité se fait sur le pays tout entier entre la sixième et la neuvième heures, selon les trois premiers Evangiles), naturelle (Athéna fait pousser un olivier en frappant le sol du pied, Poséidon fait jaillir une source salée d’un coup de trident) ou humaine (voix entendues par Jeanne d’Arc ou Ulysse, multiples apparitions de la Vierge). Héraclite écrit : L’oracle dont le dieu est à Delphes ne dit ni ne cache, il fait signe ; aux hommes d’en saisir le sens divin, avec l’aide des prêtres.
Les prêtres
L’ensemble des prêtres assure ainsi l’interface entre le divin et l’humain. Pas de lieu saint sans prêtres : c’est pourquoi il n’y a pas de lieux saints protestants puisque le pasteur n’est que le premier des fidèles et non l’intermédiaire entre le divin et l’homme, sanctifié par l’onction comme le prêtre catholique, savant théologien comme le rabbin ou l’imam, ou le plus ancien et donc le plus sage pour servir les dieux grecs (le presbuter).
Les spécialistes du sacré (prêtres, mais aussi sorciers, rabbins, imams et autres ministres du culte) apparaissent tardivement dans l’histoire, quand les sociétés s’élaborent au-delà de la famille et de la tribu. Ils établissent les rites du culte dans le lieu saint, le calendrier (la douzième nuit après la Nativité, le douzième mois de l’année lunaire à La Mecque), la gestuelle (les musulmans font sept fois le tour de la Kaaba à La Mecque en touchant la pierre noire de la main droite, les pèlerins s’immergent à Lourdes ou dans l’Indus), les offrandes (graffitis, ex-voto, sacrifices), les instruments du culte (autel, feu, parfum, huile), etc.
La position des prêtres, à l’articulation entre le divin et les hommes, leur donne, sur ces derniers, un pouvoir qui conjugue le religieux et le politique : le geste d’Athéna est l’acte fondateur de l’Attique, ses prêtresses en sont les garantes ; Jésus-Christ fonde son Eglise sur une pierre et un homme, ancêtre du Pape dont le pouvoir temporel fut longtemps égal à son pouvoir spirituel. Le groupe des prêtres s’organise enfin de façon hiérarchique, à l’image de la hiérarchie des dieux ou des saints, mais aussi de la classe politique à laquelle ils sont étroitement mêlés : les archontes grecs choisissent les prêtres dans la bonne société ; les rois de France, sacrés à Reims, sont les représentants de Dieu sur terre. Le lieu saint est ainsi, par les prêtres, à l’intersection de la société civile et du divin.
Le site
Le site est un autre élément de la territorialisation du divin. Ce vocable, si fréquemment employé par les géographes et souvent confondu à tort avec le mot lieu, n’implique aucun déterminisme : la montagne, la source, l’embouchure ou le cap ne sont pas prédestinés à être des lieux saints. Seul compte ici l’investissement du divin dans un emplacement qui répond à la définition de la sainteté : ce qui est séparé, clos, circonscrit, difficile d’accès, et pourtant ouvert et accessible à l’homme dans sa relation au dieu.
Le site sacré est donc un endroit qui répond à cette vocation d’interface du lieu saint. Il peut être naturel : une éminence (le Sinaï, l’Acropole, le Golgotha), un fond de vallon, un amphithéâtre rocheux (Delphes), une grotte (Lourdes), une oasis (La Mecque, autour du puits de Zem-Zem qui alimentait en eau le désert d’Arabie), une île (Delos), un simple bois où se cachent les nymphes. Il peut comporter un ou plusieurs édifices : temple (Salomon à Jérusalem, Apollon à Delphes), église (Saint-Jacques de Compostelle), mosquée (à Médine, sur la maison de Mahomet), simple bergerie (aujourd’hui Eglise de la Nativité à Bethléem). Naturels ou construits, souvent les deux, ces sites sont des sanctuaires (en grec : hieron).
Le temple
Du latin templum, le mot désigne le carré que l’augure romain dessinait du doigt dans le ciel pour observer les signes divins, et par extension l’édifice construit à l’endroit de la manifestation divine dans un lieu saint. Deux exemples : le temple de Salomon à Jérusalem (X° s. av. J.C.) et le temple d’Apollon à Delphes (IV° s. av. J.C.). La topographie des deux temples, orientés à l’Est, est exemplaire du rôle d’interface entre le divin et l’homme.
Au cœur des bâtiments, le Saint des Saints (Débir à Jérusalem, Adyton à Delphes) est le lieu de la manifestation divine (réduit au mihrab dans une mosquée ou au tabernacle dans une église) : là se trouvent l’Arche d’Alliance, qui contient les Tables de la Loi gravées par Yahvé et remises à Moïse, ou le cadavre du dragon femelle Python tué par Apollon. De par son caractère sacré, provenant souvent de divinités différentes (Apollon succède à Python, incarnation d’une déesse archaïque de la fécondité), l’endroit est inamovible : les temples, sans cesse détruits et reconstruits, se superposent. Le Saint des Saints est bien sûr clos (sans fenêtre) et à l’écart de tous, sauf, à certains moments, du chef des prêtres.
Le Saint (Hekal ou Naos) est la maison du dieu, habitée (naio) par celui-ci sous la forme de la ménorah juive (chandelier à sept branches) ou d’une statue grecque ou archaïque. C’est la plus grande salle, ouverte sur l’extérieur (fenêtres), réservée au culte (autels) et aux seuls prêtres, qui en sortent par le vestibule (Oulam ou Pronaos) vers le parvis (du vieux persan ou avestique paridaiza, « enclos », une fois de plus).
Là se trouve l’autel des sacrifices, lieu par excellence de la communication entre le divin et l’humain, le sacré et le profane, les prêtres et l’assistance, par l’holocauste ou l’immolation réels ou symboliques. Cette assistance circule autour du temple dans le déambulatoire où elle trouve abri et nourriture après un long voyage vers la divinité : pas de lieu saint sans cheminement, hadj, pérégrination ou pèlerinage dont les routes multiples, ponctuées de sanctuaires mineurs, convergent vers le temple.
Ainsi se dessine une chorologie des lieux saints, fondée sur des territoires où ils se regroupent à des échelles différentes (ville sainte, terre sainte) et des réseaux d’itinéraires dont les chemins de Saint-Jacques ou les flux de pèlerinage à La Mecque sont paradigmatiques : c’est toute une géographie dont le principe est l’interface entre le divin et l’humain.
Mais le lieu saint n’a pas le même statut selon les religions et les époques : dans la culture occidentale, un clivage majeur oppose polythéisme et monothéisme, cependant qu’un processus de laïcisation affecte l’histoire récente. La géographie des lieux saints est multiple et suppose des rapports différenciés entre l’homme et le monde.
LES LIEUX SAINTS ET LE MONDE
Le monothéisme
Les trois religions du Livre et la mythologie antique ne présentent pas les mêmes modalités de territorialisation du divin. Les premières sont des religions monothéistes (croyance en un dieu unique), mais aussi historiques (fondation, mythique ou réelle, par Moïse, Jésus ou Mahomet), révélées (par Dieu aux hommes) et théorisées (par le Livre et les commentaires des théologiens).
Parmi elles, le christianisme apporte la solution la plus ingénieuse au problème de l’interface entre le divin et l’humain, à tel point qu’on lui réserve souvent, de façon restrictive, l’expression lieu saint. Le génie du christianisme réside dans l’incarnation : entre Dieu et l’homme, il y a Jésus-Christ, à la fois humain et divin, le parfait intercesseur ; il est à la fois manifestation de Dieu sur terre et présence de l’homme auprès de Dieu. Cette médiation permet aux hommes d’être eux-mêmes sanctifiés : par l’onction pour les prêtres, par le baptême pour les fidèles. Une sanctification par l’esprit de vérité (l’esprit saint ou Paraclet) et non par la loi, par l’adhésion et non par l’élection, intimior intima mea (Saint Augustin). C’est en esprit et vérité qu’ils doivent adorer, fait dire Saint Jean (II, 4) à Jésus, et Paul affirme à l’Aréopage athénien que Le Seigneur du ciel et de la terre n’habite pas dans des temples faits de main d’homme (Actes des Apôtres, IV 17).
Est-ce à dire qu’il n’y a pas de lieux saints chrétiens ? Ils sont en fait lieux de mémoire de la manifestation divine fondatrice : le séjour terrestre de Jésus-Christ. Parmi eux, le premier est l’église de la Nativité à Jérusalem, construite à l’emplacement supposé de la crèche, sanctifié non par la naissance du Christ mais par l’Epiphanie (la douzième nuit) : la naissance est affaire privée entre les parents, l’enfant, le bœuf et l’âne (ce que retient l’idéologie actuelle), tandis que l’Epiphanie est présentation glorieuse du dieu-homme au monde figuré par les rois Mages. Le dernier et le principal est l’église du Saint Sépulcre où le Christ fut enterré comme un homme, mais ressuscita trois heures après, manifestant ainsi son caractère divin. D’autres lieux saints chrétiens existent à Jérusalem (le Mont des Oliviers, le Golgotha) ; plusieurs, comme le temple de Salomon reconstruit par Hérode où le rideau séparant débir et hékal se déchira au moment de la mort du Christ, sont communs avec le judaïsme et l’islam.
Dans la religion musulmane, l’interface divin/humain repose sur le rapport direct, non médiatisé par l’incarnation, entre Allah et Mahomet, Dieu et son Prophète. Le second « parle pour » (prophêtès) le premier, qui lui a dicté le Coran (Al–Kitâb, le Livre) par l’intermédiaire de l’archange Gabriel, mais ne se confond pas avec lui comme, dans le christianisme, les trois personnes de la Trinité ne se distinguent pas du Dieu unique. Pas de présence réelle comme celle du Christ dans l’Eucharistie (transsubstantiation du pain et du vin), mais la parole d’un Dieu invisible (et donc sans représentation imagée) dont le seul intercesseur est le Prophète chez les musulmans orthodoxes (sunnites, majoritaires) où l’imam n’est que le savant directeur de la prière. Les chiites (minoritaires, sauf en Iran et en Irak) seraient plus proches des chrétiens car pour eux l’imam est non seulement un chef comme pour les sunnites, mais aussi un saint prêtre, héritier inné des fonctions du Prophète.
Dans ce rapport divin/humain où médiation et dualité s’équilibrent, les lieux saints sont aussi lieux de mémoire, mais celle (la mieux connue historiquement) du parcours terrestre de Mahomet et non d’un dieu fait homme : dans l’ordre hiérarchique, le sanctuaire de La Mecque (où il mourut) construit autour de la Ka’ba, la mosquée de Médine (où se trouve son tombeau) et la mosquée d’Omar (bâtie au-dessus du rocher d’où il monta au ciel, mais qui fut aussi l’autel du sacrifice d’Abraham). Comme le christianisme, tout en ayant des lieux saints ailleurs, l’Islam partage Jérusalem avec le judaïsme.
Dans le judaïsme, l’acte fondateur historiquement est plus incertain (XIII° s. av. J.C.), la dualité entre le divin et l’homme est plus affirmée (Moïse ne grave pas lui-même les Tables de la Loi, Dieu est invisible et sans image, et même son nom est imprononçable). Ce Dieu terrible et inaccessible communique pourtant avec les hommes par la médiation directe de Moïse : il lui confie son nom et la mission de mener les fils d’Israël en Terre Promise, il lui donne le pouvoir des signes (le bâton transformé en serpent) et il parle par sa bouche. Moïse est le premier des prophètes, mais aussi un personnage plus proche de Dieu que de l’homme : à la fois un « serviteur de Dieu » (Nombres, 12), un homme à qui Yahvé parle « face à face, comme un homme parle à un ami » (Exode, 33). Le judaïsme émerge des religions archaïques en imposant pour la première fois le monothéisme contre le paganisme antérieur (Aaron fête le veau d’or au moment où Moïse reçoit les Tables de la Loi), mais il en conserve certains aspects : les « signes » de Moïse relèvent de la sorcellerie plus que du miracle, Yahvé est unique mais seul Israël est son peuple en attendant l’arrivée du Messie, peuple sanctifié par l’élection et la loi divines et non par la foi et l’adhésion humaines.
Déséquilibrée par l’omnipotence divine qui impose aux hommes une confiance aveugle dans une intervention salvatrice future, l’interface entre le divin et l’humain s’estompe dans la nuit des temps et les lieux saints se confondent avec l’histoire approximative du peuple d’Israël et de son guide : le buisson ardent au sommet du Sinaï, le mont Nebo où Yahvé ensevelit lui-même Moïse, et surtout le temple de Jérusalem âprement disputé, détruit et reconstruit dont il ne resterait qu’une partie du mur Ouest, le Mur des Lamentations.
Les modalités différentes de la territorialisation du divin dans le monothéisme ne doivent pas oblitérer un rapport de l’homme au monde commun aux trois religions. Les lieux saints sont des centres fondateurs, foyers de départ et de diffusion des religions sur terre, mais aussi points de convergence des hommes par leurs prières (en direction de La Mecque ou de Jérusalem) et leurs déplacements (pèlerinages chrétiens ou musulmans, migrations juives vers la Terre promise), à la rencontre d’un dieu unique qui leur assure le salut et le repos éternels. Au centre du monde d’ici-bas pour les croyants, le lieu saint est l’entrée du Paradis.
Le polythéisme
Tout autre est le rapport au monde institué par les lieux saints, alors plutôt appelés sites sacrés, dans le polythéisme de l’Antiquité archaïque : pas de révélation d’un dieu supra-humain et créateur du monde qui impose sa loi aux hommes, mais une construction anthropomorphique qui souvent transpose, de façon magnifiée et sublimée, les rapports entre les hommes. Pas de dieu unique, mais des divinités multiples liées aux forces souvent hostiles de la nature (vent, éruption, pluie, foudre) ou à celles, plus maîtrisées, de la culture (techniques du bois et du métal, de l’agriculture et de la chasse). Pas de fondement historique auquel se repérer (pour établir un calendrier par exemple), mais une tradition immémoriale perpétuée par des rites non consignés dont l’origine est perdue. Pas de livre, de concepts théologiques abstraits et universels, de savants théologiens, mais des récits événementiels transmis et sans cesse renouvelés par la tradition orale ou par des écrits poétiques (Homère). Pas de religions (le mot n’existe pas en grec), mais des mythologies.
S’il existe des dieux et des hommes, ce n’est pas dans un rapport de dualité et de rencontre, mais dans l’unité du cosmos dont les deux font partie, dans l’expérience quotidienne, collective et souvent terrifiante pour l’homme de cet ordre universel, dans la présence directe, continue et oppressante des dieux sur terre, dans un monde enchanté qui ne sépare pas divin et humain, sacré et profane, idole et statue. La relation dieux/hommes se fait sur le mode de l’immersion généralisée de l’homme dans le divin.
En témoignent ces textes grecs, pourtant postérieurs aux mythologies archaïques. Le premier (VIII° s. av. J.C.) est extrait de l’Odyssée (VI, 119-158, éd. de la Pléïade, traduction Victor Bérard) où Homère décrit l’arrivée chez les Phocéens d’Ulysse, qui rencontre Nausicaa sur la plage où il s’est échoué après son naufrage :
« Je suis à tes genoux, ô reine ! que tu sois ou déesse ou mortelle ! Déesse, chez les dieux, maîtres des champs du ciel, tu dois être Artémis, la fille du grand Zeus : la taille, la beauté et l’allure, c’est elle !… N’es-tu qu’une mortelle, habitant notre monde, trois fois heureux ton père et ton auguste mère ! trois fois heureux tes frères ! (…) et plus que tous les autres, bienheureux le mortel dont les présents vainqueurs t’emmèneront chez lui ! »
A la fois invocation divine et déclaration d’amour, le discours du héros (lui-même transfiguré par Athéna) révèle qu’il ne peut distinguer la déesse de la reine : ce n’est pas une figure de rhétorique ou un discours de flatterie, mais la manifestation de cette immersion.
Le second texte, plus tardif encore (IV° s.), provient du Phèdre de Platon (228e-229bc, GF-Flammarion, traduction Luc Brisson), où Socrate et son ami cherchent un endroit où discuter philosophie :
PHEDRE : (…) Alors, où souhaites-tu que nous allions nous asseoir pour lire ?
SOCRATE : Quittons ici la route, et suivons l’Ilissos. Après, quand l’endroit te semblera tranquille, nous nous assoirons. (…)
PHEDRE : Tu vois, là-bas, ce très haut platane ? (…) Il y a là de l’ombre, de l’air frais et de l’herbe pour nous asseoir ou, si nous le désirons, pour nous étendre. Dis-moi, Socrate, n’est-ce pas dans les parages que, de l’Ilissos, raconte-t-on, Borée enleva Orithye ? (…)
SOCRATE : Non, c’est plutôt en aval, à deux ou trois stades, à l’endroit où nous passons l’Ilissos pour aller vers le sanctuaire d’Agra ; il y a justement là (…) un autel de Borée.
PHEDRE : Je n’y ai jamais fait attention. (…)
SOCRATE : Par Héra, le bel endroit pour faire halte ! Oui, ce platane étend largement ses branches, et il est élevé. (…). Bien plus, une source on ne peut plus charmante coule sous le platane, et son eau est bien fraîche, comme l’atteste mon pied en tout cas. Elle est consacrée aux Nymphes et à Achéloos, si l’on en juge par ces figurines et par ces statues…
Le dialogue souligne poétiquement, sans dimension épique cette fois, la familiarité quotidienne entre deux hommes ordinaires et l’environnement divin dans lequel ils sont immergés : Borée, le dieu-vent, enleva la fille du premier roi d’Athènes (Eréchtée), Achéloos, le dieu-fleuve, est près du ruisseau, et les Nymphes innombrables et invisibles sont réellement, pour un Grec, près de la source ou dans le bois. Pourtant Phèdre n’avait jamais fait attention à l’autel de Borée : est-ce le début du désenchantement du monde ?
L’immersion généralisée de l’homme dans le divin semble exclure la présence de sites sacrés ponctuels. L’hypothèse de Marcel Gauchet est qu’entre le IX° et le III° siècles, le passage progressif de la tribu ou de la famille à la cité et à l’Etat s’accompagne d’une focalisation géographique du divin sur terre en même temps que de la prise de conscience de la dualité dieux/hommes : le politique et le religieux vont de pair pour engendrer des interfaces entre le divin et l’humain, des sites sacrés où, sur l’Acropole par exemple, Athéna fonde politiquement l’Attique et reçoit un culte spécifique. Les dieux s’individualisent en même temps que les citésgrecques, les temples se multiplient où se rencontrent le dieu poliade et le citoyen, associés le plus souvent à d’autres édifices destinés à des dieux mineurs.
Peut-on cependant parler de lieux saints ? Les dieux grecs ne sont pas saints, mais immortels, les prêtres ne sont que des exécutants, des ministres du culte et non des passeurs de la parole divine (c’est le rôle des poètes et du théâtre), les assistants ne sont pas des croyants ou des fidèles, les fêtes votives ne sont pas des buts de pèlerinage. Si saint et sacré se confondent dans le monothéisme, le second est mieux approprié ici pour qualifier la manifestation divine, l’ensemble des prêtres et le site qui constituent l’interface divin/humain.
Les sites sacrés du polythéisme grec sont aussi des centres du monde, mais postérieurs à la mythologie primitive et non pas fondateurs de religion (mais de cités). Ils ponctuent la présence généralisée du divin plus qu’ils ne focalisent celle d’un dieu ; ils sont des lieux privilégiés d’interface entre le divin et l’humain, et cependant des lieux parmi d’autres : le divin n’est pas au cœur des hommes, il est autour d’eux partout. Certes l’omphalos de Delphes est le nombril du monde, mais pas la porte du Paradis (les Grecs morts n’ont d’autre destin que de s’ennuyer aux enfers) ; il est plutôt à l’intersection des différents niveaux cosmiques : le « creux du dieu » dans l’Adyton est l’ouverture de la terre sur le ciel, là où la Pythie fait signe aux hommes et profère l’inconnaissable. Mais le désenchantement progressif du monde rapproche les lieux saints antiques de ceux du monothéisme : le monde grec lui aussi finit par se construire à partir de points fixes où s’est territorialisé le divin. Celui-ci ne constelle plus la terre, mais la ponctue… avant d’être délaissé.
CONCLUSION
La sacralisation des lieux profanes
Toute société a tendance aujourd’hui à sacraliser certains lieux sans rapport avec la religion, mais le plus souvent avec la mort : le Panthéon ou la tombe du soldat inconnu sous l’Arc de Triomphe à Paris, l’ossuaire de Douaumont en Lorraine, le tombeau de Lénine à Moscou, le camp d’extermination d’Auschwitz en Pologne, Hiroshima au Japon, Ground Zero à New-York.
Ce sont des lieux de rupture de l’histoire humaine, des événements qui fondent une nouvelle époque, symbolisant un au-delà de l’homme impensable et pourtant advenu, et par là, sinon religieux, du moins à part, séparé, circonscrit, intouchable, mais aussi reliant les hommes entre eux dans une sorte de vénération. Ils sont, en quelque sorte, sacralisés plutôt que sacrés. Insoutenable comme une apparition divine, l’absence des Twin Towers dépasse l’entendement humain : au-delà du saint et du sacré, nous sommes alors dans le domaine de la transcendance.
L’instrumentalisation des lieux saints
La relation entre religion et politique est inhérente aux lieux saints : les fêtes des grandes Panathénées et des grandes Dionysies scellent l’unité de la cité athénienne dans le culte du dieu au temple, au théâtre ou au stade, tous les trois présents dans les sanctuaires grecs ; le roi de France, représentant de Dieu sur terre, est oint en la cathédrale de Reims ; Mahomet prend La Mecque avec 10000 guerriers pour en chasser les divinités païennes ; Israël, peuple élu de Dieu, revendique la Terre promise et Jérusalem. Mais aujourd’hui, depuis une vingtaine d’années, Israéliens et Palestiniens se réfèrent moins au sionisme ou la nation arabe qu’aux lieux saints qui leur sont communs et cristallisent le conflit : est-ce encore une référence à la religion ou bien une instrumentalisation politique des lieux saints ?
La religion et l’argent sont également associés dans les lieux saints : l’inviolabilité (l’asylie) des temples grecs en fait les meilleurs coffre-forts et leur confère une activité bancaire considérable (dépôt, change, prêts publics et privés) lors des panégyries ; tous les sanctuaires impliquent des activités commerciales : moyens de transport (caravanes à La Mecque ou chemins de fer à Lourdes au XIX° siècle), hébergement et alimentation, négoce de l’argent. Les marchands du temple y ont bien leur place, quoiqu’en dise Jésus…
Mais aujourd’hui, ils vendent le temple lui-même, devenu but de tourisme plus que terme de pèlerinage : Lourdes reste un lieu saint pour les croyants, mais c’est en même temps un pôle touristique régional ; les chemins de Saint-Jacques de Compostelle deviennent des sentiers de grande randonnée où se côtoient pèlerins et marcheurs ; les temples grecs ne ponctuent plus que les itinéraires des tour-opérateurs. Cette sécularisation progressive par le tourisme est moins poussée dans les lieux saints musulmans, totalement achevée dans les sites sacrés grecs, et encore ambivalente dans les sanctuaires chrétiens où le visiteur de Saint-Pierre à Rome n’est pas forcément insensible à la destination religieuse du site touristique. Là encore, est-ce une référence à la religion, voire à la transcendance, ou bien à nouveau une instrumentalisation, cette fois touristique, des lieux saints ?
A travers les lieux saints et les sites sacrés, revendiqué, oublié, nié ou instrumentalisé, le divin continue à ponctuer et à écrire la Terre.
Jean-Marc PINET
Géographe, agrégé de l’Université
Professeur de Première supérieure (khâgne)
06/12/2007
Bibliographie générale :
– BOTTERO J. et KRAMER S., Lorsque les dieux faisaient l’homme, Gallimard, 1989.
– CAILLOIS Roger, L’homme et le sacré, Gallimard, 1976.
– ELIADE Mircea, Le sacré et le profane, Gallimard 1957.
– GAUCHET Marcel, Le désenchantement du monde, Gallimard, 1985.
Bibliographie géographique :
– CHAMUSSY Henri. « Religions dans le monde », Encyclopédie de géographie, Economica, 1992.
– « Religions et géopolitique », revue Hérodote n°106 (3° trim. 2002), La Découverte.
Bibliographie usuelle :
– GERARD André-Marie, Dictionnaire de la Bible, Robert Laffont – Bouquins, 1989.
– HOWASTON M.C., Dictionnaire de l’Antiquité, Robert Laffont – Bouquins, 1993.
– LEVÊQUE Pierre, La Grèce, P.U.F., 1971.
– WILSON C., Atlas des lieux saints et des sites sacrés, Le Pré aux Clercs, 1997.
Remerciements à :
– Claudine LEDUC, Maître de conférences d’Histoire à l’Université de Toulouse II.
– Danielle MONTET, Professeur de Philosophie à l’Université de Toulouse II.