Je me rappelle très précisément le 5 juillet 1962.

Une imageme revient, celle de la descente en avion sur Oran :le survol des bidonvilles interminables,  proches de l’aéroport, ponctués de figuiers et partout surmontés ce jour là de drapeaux verts et blancs, innombrables. L’affaire était pliée; une nouvelle ère commençait. C’était une chose d’avoir manifesté pour la paix en Algérie durant mes années d’étudiant et c’était tout autre chose d’assister  à ce bouleversement, la fin de 130 ans de colonisation française. Le paysage de la nouvelle Algérie, au sens propre, me sautait aux yeux.

Ce jour-là, après une permission en France,  j’avaisà Marseille pris l’avion pour Oran,afin de rejoindre Sainte Barbe du Tlélat, petit village de colonisation de l’Oranais. Làse trouvait mon nouveau corps, en l’occurrence un régiment de cuirassiers où je venais juste d’être affecté. J’y fus le cothurne de  Marc Augé qui se préparait à une carrière d’ethnologue ; il avait déjà pris langue avec Claude Lévi-Strauss.

La SAS (Section Administrative Spéciale) de Branaoù j’avais vécudepuis plus d’un an venait d’être dissoute.

J’avais passé dix-huit mois comme sous-lieutenant sur les Hauts Plateaux de l’Ouest algérien, dans un bordj totalement isolé au milieu des tentes des nomades et des cueilleurs d’alfa. Mille mètres d’altitude, un horizon plat  et des touffes d’armoise qui servaient de pâture aux moutons et aux chameaux. Du point de vue militaire, il ne se passait rigoureusement rien.Les nomades descendaient vers le sud en hiver, aux limites du Sahara et remontaient vers le nord à la saison chaude.

Algerie_1962

Depuis ce bordj à la Bugeaud, où j’étais même armé d’un sabre, nous passions jusqu’à dix heures par jour à patrouiller à cheval. Notre SAS comptait un peloton de spahis et aussi un Maghzen, c’est-à-dire une section de Moghaznis, supplétifs qui s’étaient engagés dans l’armée française ? Avec eux on s’efforçait de contrôler des nomades qui n’avaient aucun papier d’identité, de distribuer quelques vêtements et couvertures et des soins d’infirmerie à ces populations qui n’avaient jusque là guère bénéficié des avantages proclamés de l’Algérie française. Les SAS étaient un héritage du service des Affaires Indigènes. Cette Algérie donnait l’image non pas d’un ensemble de départements français,comme je l’avais appris depuis l’école primaire, mais d’une colonie dont, de mon point de vue,  il fallait s’extraire avec le minimum de casse.

On se repliait : la SAS nomade et son bordj furent abandonnés. C’était une retraite au sens militaire du terme.

On  rejoignit alors Vialar, dans leSersou.

Là, la situation était très différente de celle de mon bordj de la steppe. La petite région duSersou était le poste avancé de la colonisation agricole française sur les Hauts Plateaux. On y avait  construit des villages et on y cultivait le blé dur par dry farming, Le village de Vialar avait son église, ses commerces et même une boîte de nuit à l’enseigne des « Trois Beaux Dés ». Au bar-restaurant du coinj’avais ma cantine où je déjeunais en compagnie du juge de paix et d’un instituteur suppléant. Au comptoir quelques de Pieds Noirs proclamaient que jamais ils ne quitteraient ce pays qui était le leur. Ils n’en avaient pas d’autre. Pourtant, le lendemain matin, portes et fenêtres restaient fermées : ils étaient partis dans la nuit et avaient rejoint Alger.

On m’accorda une permission d’une dizaine de jours pour la métropole.

 Un groupe de Pieds Noirsdu village me proposa alors que nous fassions route ensemble vers Alger. Je serais en uniforme à côté du chauffeur dans leur voiture et constituerais en quelque sorte leur garantie de sécurité, sous la dérisoire protection de mon képi, vis-à-vis des unités de l’ALN qui tenaient le pays depuis le cessez-le –feu de mars, suite aux accords d’Evian.

J’étais sûrement inconscient des dangers de cette expédition.

Il nous fallut une journée entière pour rejoindre Alger : on roulait d’abord sur les Hauts Plateaux, puis il fallait franchir la montagne de l’Ouarsenis. Là se trouvaient les barrages  tenus par de tout jeunes gens de l’ALN.  On descendait ensuite dans la vallée du Cheliff, puis on arrivait à Blida, où mes compagnons de route me laissèrent pour rejoindre les autres réfugiés européens, cantonnés dans l’enceinte du lycée, en attente d’un départ en métropole, dans une ambiance musicale festive qui me surprit beaucoup  et que je m’explique toujours mal.

Le sort de ces Européens me préoccupait ; en revanche, par naïveté sans doute, je n’ai jamais imaginé les dangers (le mot est faible) que couraient les Moghaznis qui du point de vue politique avaient fait le mauvais choix et se retrouvaient chez eux dans le camp des vaincus, ou pis des traîtres à leur nouvelle patrie.

Après dix jours dans ma famille,mon retour en Algérie pour la fin de mon service militairereste marqué par la verte floraison des drapeaux algériens sur les cahutes de la banlieue d’Oran, le 5 juillet 1962.

Michel Sivignon, le 5 juillet 2012