Café géographique, Strasbourg,
Mercredi 23 octobre 2013
Curieuse question ! Peut-on parler d’une possible faillite des États africains, comme dans les années 1990 ? « Négrologie : pourquoi l’Afrique meurt », avait écrit Stephen Smith en 2003. C’était le comble de l’afro pessimisme. Un débat avait eu lieu, Boubacar Boris Diop, Odile Tobner et François-Xavier Verschave répondant « Négrophobie » (2005) aux « négrologues ».
Aujourd’hui, on n’est plus dans l’afro pessimisme. Bien au contraire : Courrier international titre en 2013 « Afrique 3.0 » (c’est-à-dire l’Afrique d’aujourd’hui), sous-entendu après « Afrique 2.0 » (les Indépendances) et Afrique 1.0 (la colonisation). Aujourd’hui, les publications vantent l’Afrique, sa croissance, ses changements. Jean-Michel Sévérino, avec « Le temps de l’Afrique » (2010), a été l’exemple type de l’afro optimisme ; sa parole a eu d’autant plus de retentissement qu’il avait été le patron de l’Agence Française de Développement. Les organismes internationaux tiennent tous le même discours. On parle des « lions » africains, on vante la croissance à 5 % par an, on fonde l’optimisme sur la jeunesse du continent. Il y a très peu de voix discordantes : Axelle Kabou (« Et si l’Afrique refusait le développement », 1991) parle d’une révolution chromatique : on est passé du noir au rose.
En fait, répondre à la question posée dépend de la perspective selon laquelle on se place. Il ne faut pas confondre les flux (la croissance, qui est forte) et les stocks (le point de départ, qui est très bas). Ainsi, en termes d’IDH, parmi les trente derniers pays classés, 27 sont africains ; les « intrus » sont l’Afghanistan, Haïti et le Yémen… Le PIB moyen par habitant est sur la planète de 12 000 dollars ; en Afrique, il est de 3 000.
Mais, avec ses 57 États, le continent est très divers. Il y a des États « faillis », comme disent les politologues : la Somalie, le Mali ; des États fantômes, comme la République centrafricaine, le sentiment de délaissement expliquant d’ailleurs la rébellion. Des narco-Etats, comme la Guinée-Bissau, fondant leur quête de ressources sur des trafics juteux. Les conflits de l’est de la République Démocratique du Congo sont récurrents. Sans compter la Libye, dont on ne parlera pas, afin de réserver la réflexion aux pays sud-sahariens. Partout, les États sont fragiles. Mais les situations sont aussi très changeantes. Après des années de guerre, la Côte d’Ivoire retrouve le chemin de la croissance, mais aussi de la sécurité. De même, Libéria et Sierre Leone ont bien redémarré. Il n’y a pas d’Afrique condamnée ; il n’y a pas non plus de bons élèves qui aient réussi définitivement. Certes, peu États ont échappé à la guerre. Le Congo versa dans le conflit civil dans la semaine qui suivit l’Indépendance ; puis il y eut le Biafra, le Tchad à plusieurs reprises, la Somalie, l’Érythrée, etc. Le conflit du Sahara occidental n’est pas réglé. Le Somaliland reste un État qui n’est reconnu par personne, ce qui est quand même étonnant, alors que l’Érythrée et le sud-Soudan, également nés d’un démembrement d’États issus de la décolonisation, l’ont été. Depuis 1960, année de la majorité des indépendances, il y aurait eu en Afrique autant de morts que durant la seconde guerre mondiale. Pourtant, beaucoup de problèmes ont été réglés.
Aujourd’hui, tous les États africains sont confrontés à trois grands défis.
Le premier est la démographie. L’Afrique sud-saharienne connaît la plus forte croissance démographique du monde. Mais cela n’est que transitoire : comme en Afrique septentrionale, où, en Tunisie les taux de fécondité sont désormais similaires à ceux de la France, la transition démographique se fera nécessairement. L’Afrique sud-saharienne compte 900 millions d’habitants. Le défi est de faire face à ce nombre et à cette croissance. On prétend habituellement que l’Afrique n’en est pas capable ; ce n’est pas vrai. Ainsi, les anciennes colonies françaises ont vu depuis 1960 leur population quadrupler ; or, leur production alimentaire a fait plus que quadrupler. L’urbanisation en est en grande partie responsable, qui a créé un marché ; également l’amélioration du réseau routier, qui a permis l’écoulement des produits. Il n’y a plus de famines ; les seules qui subsistent sont des famines politiques ou liées au manque de routes. Par ailleurs, la jeunesse, très nombreuse, est pleine d’opportunités pour l’avenir (« le dividende démographique »). Mais elle est aussi un extraordinaire facteur d’instabilité, notamment en ville, où les jeunes chômeurs peuvent être aisément mobilisés par des agitateurs (ainsi, actuellement en RCA). Les États africains doivent donc investir dans la formation. La population a augmenté considérablement sur un continent longtemps considéré comme sous peuplé. La réponse de la paysannerie a d’abord été de défricher de nouvelles terres. Puis on en est parfois arrivé à une faim de terres, qui n’a sans doute pas été pour rien dans le génocide du Rwanda ou l’avancée des pasteurs Mbororo en RCA. Une autre conséquence des bouleversements démographiques a été la spectaculaire croissance des villes, mettant les États au risque d’émeutes urbaines.
Le deuxième défi consiste pour l’État à prendre possession de son territoire, autrement dit d’articuler territoire et gouvernance. Les territoires d’aujourd’hui sont les héritiers de la colonisation. En Afrique, contrairement à l’Europe, le tracé des frontières a marqué le début de l’histoire des territoires. À l’échelle du continent, les situations sont diverses, car les gouvernants disposent de savoirs faire inégalement efficaces. La situation est la plus difficile quand, à d’inévitables facteurs de division, viennent se superposer des rivalités ethniques ou religieuses. Dans tous les pays, la gouvernance est difficile à mettre en place. Le mode de gouvernance le plus habituel est celui de « la politique du ventre » (J-F. Bayart), c’est-à-dire de l’accumulation grâce au pouvoir. On parle de « démocratures », de démocraties de façade recouvrant des dictatures. L’accaparement est d’autant plus un problème de l’État qu’une classe d’entrepreneurs émerge à peine et que les classes moyennes, facteur d’évolution, sont rudimentaires (encore faudrait-il se mettre d’accord sur la définition de la « classe moyenne »). En définitive, les États qui marchent le mieux sont ceux où le pouvoir effectue une redistribution assez large des richesses. Cette question politique est aujourd’hui modifiée par l’échelle régionale (les unions économiques et douanières) et par la mondialisation, avec de nouveaux acteurs comme la Chine, qui apportent de nouveaux modèles et modes de penser, et qui sont donc ferments de recomposition.
Le troisième défi est de sortir de l’économie de rente. La rente, qui oriente les économies africaines depuis longtemps, fragilise les États et leurs fonctionnements, favorise la corruption. Peu de changements en vue : sur ce plan, la politique chinoise suit les mêmes modèles, en demandant à l’Afrique des matières premières. Une nouvelle menace s’ajoute aux précédentes, le land grabbing, l’accaparement massif des terres par des étrangers. Sur cette question, les effets d’annonce sont nombreux, les réalisations sont rares ; en fait, les chefs État y ont trouvé leur intérêt.
Deux images pour l’Afrique d’aujourd’hui. Le téléphone portable : un Africain sur deux le possède. Les réseaux modernes sont entrés en masse dans la vie du continent, bouleversant la vie des gens. La gouvernance doit tenir compte de cette réalité. Le stade : avec ses foules, c’est le lieu où s’affirme l’existence des États et où se forge l’identité nationale.
Débat
La croissance de l’Afrique est fragile et n’est pas extraordinaire. De plus, il n’y a pas de croissance endogène.
Oui, la croissance est fragile parce que l’Afrique n’a pas la maîtrise des marchés. Houphouët-Boigny avait tenté de réunir les producteurs de cacao ; il a échoué. C’est vrai, il y a peu de croissance endogène, mais il y a quand même l’agriculture familiale, les transports, le recyclage, le secteur informel, tous secteurs qui ne sont guère pris en compte dans les indicateurs officiels.
Des États africains parviennent-ils à infléchir les conditions imposées par la Chine dans leurs contrats ?
Il commence à y avoir des réactions. C’est difficile, mais les États africains sont aidés en ce sens par le FMI et par l’Europe. Certains contrats ont été révisés, comme celui de 9 milliards de dollars prévu en troc entre la RDC et la Chine. Certains États se renforcent, comme l’Éthiopie, qui bénéficie de retours de la diaspora et qui investit dans les infrastructures.
L’éducation progresse t-elle ?
Oui, mais de manière très différente selon les pays. Au Rwanda, c’est un secteur en pointe. L’enseignement se fait en langue locale dans l’enseignement primaire ; il passe ensuite à l’anglais (qui a remplacé le français). Certains pays proclament la priorité de l’enseignement, mais n’ont pas les moyens de leur politique. Souvent, le privé se substitue à l’État défaillant. Dans les pays connaissant conflits ou insécurité, l’enseignement n’est évidemment pas une priorité. Souvent, existe le problème de la fuite des cerveaux (l’enseignement peut être facteur d’émigration), mais il y a une évolution.
Quelle est la place des femmes dans l’éducation ?
Les taux de scolarisation sont souvent les mêmes pour les garçons et pour les filles. En ce domaine, les progrès ont été considérables. C’est une grande différence avec certains pays musulmans.
Les États ont été considérablement fragilisés par les politiques d’ajustement structurel des années 1990. Cela n’a pas été pour rien dans les difficultés internes de nombreux pays. La croissance actuelle permet-elle réellement d’augmenter la capacité des États de faire face ?
Il est vrai que la croissance a souvent un contenu assez abstrait par rapport à la vie de tous les jours. Des secteurs de l’économie sont en meilleure santé que d’autres. Pourtant, l’État existe plus et mieux qu’il y a vingt ans et des modèles extérieurs finissent par avoir une influence sur les États africains.
CR : Jean-Luc Piermay, relu par Roland Pourtier