Café géographique, Strasbourg,
Géraldine Djament-Tran : Rome, ville éternelle ou capitale parasitaire ?
23 novembre 2011
Le titre de ce café géographique met en regard deux des principaux clichés accolés à Rome dans la longue durée. Nous nous proposons ici de déconstruire ces clichés pour mieux comprendre la situation géopolitiqueoriginale de Rome, à la fois symbole de pérennité urbaine et de dysfonctionnement des relations unissant la capitale à la nation. Ces clichés permettront de montrer des enjeux géopolitiques et d’explorer la trajectoire urbaine romaine, très étudiée par les historiens, moins souvent par les géographes. L’approche sera géohistorique, avec un positionnement interdiciplinaire histoire et géographie, non seulement dé géographie historique, c’est-à-dire que seront étudiées les dynamiques spatiales dans une optique de meilleure compréhension des échelles et des temporalités des sociétés.
La ville éternelle : déconstruire le cliché pour l’analyser l’arme et l’enjeu géopolitique
L’expression « ville éternelle » (« Roma aeterna« ) est née à l’époque impériale, pour glorifier l’Empire augustéen. Elle apparaît chez Tibulle, puis se développe chez Tite-Live, Ovide et Virgile (Pratt, 1956). Son succès forme initialement système avec le culte de la déesse Rome instauré par Auguste afin de symboliser et renforcer l’unité de l’Empire (L. Salerno ; 1968). Cette figure de permanence se trouve complétée par un discours de renaissance. L’idée d’une rénovation urbaine est présente dans les légendes monétaires depuis l’époque augustéenne (Krautheimer, 1980/1999) et reste un thème fondamental des cercles païens de la fin du quatrième siècle. Déjà consacrée à l’époque d’Hadrien (117-138), qui lui associe le symbolisme du Soleil et de la Lune, elle déjà un lieu commun au IVème siècle. Dès le début du Ve siècle, apparaît un emploi ironique de la formulation urbsaeterna.
Avec les Chrétiens, la perpétuation de cette mythologie urbaine a initialement fait débat : Saint Jérôme attaque l’expression Roma aeterna comme blasphématoire. Toutefois, intégrée à la stratégie pontificale, la périphrase finit par surimposer à la glorification antique le thème de l’élection divine de la ville des martyres de Pierre et Paul. L' »éternité » romaine devient métaphore du pouvoir suprême.
La permanence de la métaphore à travers les âges est étonnant, compte tenu des nombreuses perturbations et bifurcations que la ville a connues. Aujourd’hui, elle constitue un élément de l’image urbaine contemporaine, jusqu’à devenir un argument touristique et métropolitain. En fait, le cliché a persisté comme un élément de la propagande du pouvoir romain. Il convient donc de le resituer dans une stratégie de légitimation de la papauté, qui se présente comme l’héritière de l’Empire romain.
La stratégie a été élaborée au Moyen-Âge, et la réactivation des thèmes antiques se généralise au retour des papes d’Avignon. Elle se poursuit à la Renaissance, à la faveur de la relecture des textes antiques et des découvertes archéologiques, dans le cadre d’une comparaison systématique entre la Rome antique et la Rome pontificale. Cette stratégie passe par le rapprochement urbanistique du présent et d’un passé glorieux. Il s’agit de créer une continuité fictive avec un passé valorisant, en mettant en contact direct la strate urbanistique ancienne et la strate contemporaine. Ainsi, Nicolas V (1447-55) fait restaurer l’église San Stefano Rotondo, du Ve siècle, et marque l’édifice de ses insignes. Sous le pontificat de Sixte V, on restaure et on ajoute des croix aux obélisques antiques ;ainsi, on érige une statue de Saint Pierre au sommet de la colonne Trajane. La « méthode comprimante » préside également aux pratiques événementielles de l’espace urbain : à l’occasion de la venue de Charles Quint, le cortège impérial relie les vestiges les plus significatifs de la tradition impériale romaine, pour finir au Vatican.
Cela participe d’une stratégie pontificale globale de l’image urbaine, sur fond de centralité religieuse qui repose d’abord sur de l’idéel, du symbolique. L’image de Rome est diffusée dans toute la chrétienté puis dans toute la catholicité pour renforcer la centralité de la capitale pontificale.
Une capitale parasitaire
Le cliché est évidemment plus récent. Lors du débat italien sur le choix de la capitale entre 1861 et 71, certains évoquent une ville morte inadaptée aux fonctions de capitale de l’Italie. Le thème de « Milan capitale morale » de l’Italie et le rejet de Rome capitale naît en 1894-1895 dans le contexte des premiers grands scandales politico-financiers romains. La corruption, mais aussi l’opposition au gouvernement, sont à l’origine de la polémique qui part de Milan. Le succès que rencontre l’expression est lié non seulement aux dérives qui ont lieu à Rome, mais aussi au décalage entre une capitale politique qui stagne sur le plan fonctionnel, et une capitale économique en plein essor. Dès le Risorgimento, Milan devient en effet le centre industriel et commercial le plus important de la péninsule, le « centre propulseur de l’économie italienne », au point de dominer le décollage économique italien de l’extrême fin du 19esiècle à 1914 (Dalmasso, 1969). Pour l’opinion, la métropole septentrionale devient alors une alternative à Rome.
L’opposition binaire Rome-Milan (et non pas Turin, l’ancienne capitale politique) devient, après la parenthèse fasciste hyperboliquement pro-romaine, une structure des représentations italiennes. Sa spectaculaire permanence se manifeste par exemple dans des allusions récurrentes dans les Actes parlementaires et les Actes du Conseil municipal de Rome. En 1975, A. Moravia publie un recueil d’essais au titre provocateur Contro Roma (1975), dont l’introduction est intitulée « Désillusion de Rome ». L’Espresso du 13 janvier 2000 consacre un dossier à « Roma kaputtmundi », dénonciation de la gestion du jubilé par le maire de gauche Francesco Rutelli, avec un jeu de mots multilingue très significatif.
Cette image dépréciative véhiculée notamment par la presse doit être reliée aux dysfonctionnements politiques nationaux, qui sont souvent attribués à la capitale, dans le cadre d’une confusion entre l’État, le gouvernement et leur siège, de la même manière que sont attribués aux villes du Nord l’entreprenariat et le dynamisme. Ce sont des stéréotypes héritiers de « l’esprit des lieux » du XIXe siècle. La question de la capitale est souvent posée en termes de charge pour le contribuable. Mais cette question de la capitale interfère en fait avec la question méridionale, témoin d’une « fusion socio-nationale manquée » (Benenati, 1988). Depuis les années 1960, les Italiens du Nord et du Sud s’approprient différemment la capitale : tandis que la capitale constitue pour le Sudun centre attractif,une véritable place avancée du nord, elle est au contraire assimilée comme une périphérie par les habitants du Nord.
Cette image dépréciative est réactivée par la Ligue du Nord à la faveur de la « question septentrionale ». Celle-ci, qui se noue à la fin des années 1980,constitue la réactivation contemporainede l’unification inachevée. La Ligue du Nord, alliée de Berlusconi au cours de ces dix dernières années, a été formée en décembre 1989 par le regroupement de ligues régionales (lombarde, vénitienne, valdotaine…) apparues à la fin des années 1980. Elle plaide, sous la direction d’Umberto Bossi, en faveur d’une confédération de la « Padanie », de l’Etrurie et du Mezzogiorno ou Meridione au sein de l’Europe des régions et d’une plus grande autonomie régionale. Le fédéralisme voire le sécessionnisme de la Ligue du nord vise dans une même idéologie d’extrême-droite l’État italien identifié à Rome et le Mezzogiorno assimilé au Maghreb. Il est une condamnation de la politique méridionale italienne. Certes, il ne faut pas en surestimer l’importance, mais la Ligue témoigne du « dangereux écartèlement de l’Italie entre une ‘question septentrionale’ qui surgit et une ‘question méridionale’ qui dure » (G. Gario ; in M. Pacini, 1993, p. 93).
Toutefois, l’image de Rome s’est améliorée à la faveur du jubilé de l’an 2000. Celui-ci a justifié de grands travaux, a modernisé la ville, a augmenté son attractivité (l’Agence pour le jubilé avance le chiffre total de 35 millions de visiteurs). Dans le domaine de la construction de l’image, le maire Rutelli tente de moderniser les représentations de la « Ville Éternelle ». Les journaux titrent « Rome, douce Rome, Un rafraîchissement de l’éternité », « Rome, éternelle et virtuelle » (Elena Doniin A. Aronica ; 2003), par référence à la campagne informatique lancée par la Commune. Les sondages la plébiscitent : 82% des Italiens déclarent avoir une image positive de la capitale (Abacus, novembre 2002). La réforme constitutionnelle de 2001 n’en prend pas moins la précaution d’affirmer que « Rome est la capitale de la République » : dans un contexte marqué par les critiques à l’encontre de la capitale, ce n’est pas superflu.
En fait, la question nécessite un retour sur l’histoire des relations de l’Italie et de Rome, et des relations entre Rome et les autres villes.
Pourquoi Rome est devenue capitale de l’Italie ? Fonctions et ambivalences d’un choix complexe
Rome est devenue tardivement et difficilement capitale de l’Italie. Elle l’est devenue tardivement non seulement parce que l’unité n’a été proclamée qu’en 1861, mais aussi parce que la « question romaine » a été un problème international créé par le conflit entre le pouvoir temporel pontifical et l’Italie unifiée. La papauté refusait de renoncer à son pouvoir temporel, remis en cause par révolutionnaires dès la fin du 18esiècle ; la France du Second Empire et les catholiques lui apportaient un soutien militaire et diplomatique. Rome, qui avait été proclamée capitale de l’Italie en 1861, ne l’est devenue effectivement qu’en 1871, après l’entrée militaire des Italiens le 20 septembre 1870, profitant de la guerre franco-prussienne. Entre-temps, Turin puis Florence avaient assumé lesfonctions de capitale provisoire. Rome est devenue difficilement capitale, aussi en raison du débat interne à l’Italie. Le débat parlementaire et médiatique a duré de 1861 à 1871 ; il a été aux origines des représentations très ambivalentes de Rome et de son rôle en Italie.
Ce choix s’est fondé sur trois raisons principales, toutes ambivalentes. La première était de voir en Rome la capitale historique de l’Italie. Cela correspondait à une reconstruction téléologique de l’histoire italienne. Celle-ci avait été initiée par le Risorgimento démocratique, pour lequel il y avait eu trois Rome : celle des Empereurs, celle des papes, enfin celle du peuple. L’idée a été récupérée par le Risorgimento monarchique (discours de Cavour, 1861), qui désignait Rome comme la capitale historique « naturelle » de l’Italie. Mais l’argument était aussi dirigé contre la papauté qui refusaitl’inclusion de la ville dans l’Etat-nation, et contre le Risorgimento démocratique. Le mot d’ordre était repris, mais vidé de son contenu politique : Rome devait devenir la ville de l’Italie, pas celle du peuple.
La deuxième raison était de voir en Rome une capitale neutre. La neutralité était affirmée en regard des autres villes en compétition pour le statut de capitale (il y eut des émeutes à Turin à l’annonce de la perte du statut de capitale). Rome était une ville « neutre », car faible. Elle n’était pas alors la plus grande ville de l’Italie ; elle ne le devint que dans l’entre deux guerres. C’était une ville d’Ancien Régime, dépourvue de banlieues, au fonctionnement insulaire, en déclin depuis la fin de l’époque moderne, peu touchée par l’industrialisation et par la modernisation du fait de la distance aux foyers de la Révolution Industrielle.Il y avait peu de bourgeoisie, pas de classe ouvrière, pas de tradition politique moderne. Elle était aussi neutre par sa situation géographique entre le Nord et le Sud.
La troisième raison était que Rome était une ville charnière. Il est vite apparu impossible de gouverner l’Italie depuis Turin. Turin était associée à la piémontisation de l’Italie, alors que l’Unité italienne donna lieu à une guerre civile dans le Sud, avec la résistance des partisans des Bourbons et le brigandage. La piémontisation était à la fois politique (diffusion des institutions du Piémont à l’Italie) et économique (la disparition des barrières douanières a entraîné une crise dans les régions éloignées desfoyers de la Révolution Industrielle). La classe politique comprit alors que Turin était inacceptable comme capitale pour les Italiens du Sud, qui plaidaient en faveur de Naples, alors la ville le plus peuplée de l’Italie (500 000 habitants contre 213 000 habitants pour Rome, cinquième ville du pays). D’où le choix d’une capitale charnière. Plusieurs solutions furent envisagées plus ou moins sérieusement, y compris une ville nouvelle. Florence, capitale provisoire (1865), apparut un moment comme une autre capitale historique possible.
Ce sont donc de lourdes arrières pensées géopolitiques qui ont présidé au choix de Rome comme capitale du nouvel Etat, d’où des problèmes ultérieurs.
Par la suite, Rome a connu uneforte explosion démographique. Mais les politiques italiennes ont été contradictoires. Il y avait à la fois un effort pour faire de Rome la capitale de l’Italie, la vitrine et le catalyseur de l’unification, mais il y eut aussi le choix politique de ne pas en faire une capitale trop forte.
La ville a été italianisée, par exemple dans la monumentalité et la toponymie, y compris au détriment du patrimoine antique que le pouvoir invoquait pour se légitimer. Ainsi, le Vittoriano, énorme bâtiment néo-classique dédié au roi Victor-Emmanuel II et inauguré en 1911 sur la colline du Capitole en face de la Coupole du Vatican et en surplomb du forum,est porteur d’une signification géopolitique, à l’encontre des recommandations de la Commission archéologique municipale. Rome a aussi connu son haussmannisation, avec de grandes percées et des destructions patrimoniales.
La « capitale parasitaire » a aussi été un choix politique, avec le refus de l’industrialisation et l’absence de grand projet de la part des autorités centrales. Le refus de l’industrialisation a été affirmé de la fin du 19ème siècle jusqu’à la deuxième guerre mondiale, du fait de la crainte de contestations politico-sociales (discours de Q. Sella à la Chambre des Députés, 27 juin 1876). Les courants politiques prônant de grands projets pour Rome capitale n’ont pas été entendus. La politique de disjonction des fonctions centrales a renforcé cet aspect : Turin a été encouragée dans l’essor de son industrialisation en compensation de la perte des fonctions de capitale.
Certes, le fascisme a renforcé la centralité romaine. Un rattrapage a eu lieu dans les années 1950 et 1960, grâce à la politique méridionale, étendue au sud de la région romaine. Il a encouragé un effet frontière : les entreprises bénéficiaient à la fois des aides au développement fournies par la Caisse du Mezzogiorno et du marché romain. C’est ainsi que le Latium est devenu la troisième région d’Italie dès le début des années 1980.
Rome, laboratoire de la mondialisation
Il ne faut pas réduire la mondialisation à la nouvelle étape dans laquelle le monde est entré à la fin des années 1980. Il y a toute une géohistoire de la mondialisation (C. Grataloup), qui a été étudiée par Braudel et Wallerstein. Or, dans la construction du mondial, comme d’autres villes, Rome a joué un grand rôle.
Rome a ainsi été insérée très précocement dans un réseau international.Le réseau religieux romain a construit des interactions entre différentes parties du monde : la Chrétienté latine a contribué à la constructiondu système-monde, dans le cadre de relations dialectiques, à la fois de complémentarité et d’opposition,par exemple avec la colonisation européenne. La papauté a joué un rôle dans le partage du monde entre puissances coloniales européennes ; à la fin du 15e siècle, des bulles pontificales sanctionnèrentle pouvoir portugais sur l’Afrique et le partage du Nouveau Monde entre Portugais et Espagnols.
Rom a aussi été une ville pionnière dans des jeux d’échelles complexes (d’où l’expression urbi et orbi) : une sorte de glocalisation avant la lettre. Ce qui se passe à Rome continue d’influencer le monde (voir les enjeux actuels de la représentation des différents continents au Vatican). Réciproquement, Rome est le « sismographe de la catholicité » à l’époque moderne (G. Labrot).
A l’époque contemporaine, Rome est en quelque sorte une ville mondiale non globale (Milan est une ville globale). Elle assume des fonctions culturelles mondiales : fonctions religieuses, métropole touristique, siège d’organisations internationales (FAO). Elle a un rapport spécifique aux échelles : elle est une double capitale, elle est traversée par une frontière intra urbaine, fixée par les accords du Latran (1929), entre l’Italie et le micro Etat du Vatican.
Rome s’affirme comme métropole. Une politique est élaborée en ce sens. En 2010 a été instituée une nouvelle gouvernance dans le cadre du « fédéralisme fiscal » (« Roma capitale« ). Le Progetto Millenium est un plan stratégique 2010- 2020. Les grandes lignes stratégiques de positionnement de Rome dans la métropolisation sont la filière culturelle et la stratégie euro-méditerranéenne (dans le cadre de la politique de l’Union Européenne). La mondialisation de la ville passe beaucoup par le patrimoine et le tourisme. Rome compte parmi les premières villes touristiques du monde. Le centre historique a été inscrit en trois temps au Patrimoine mondial de l’humanité 1980, 1984, 1990). De nouveaux musées ont été créés (MACRO, Maxi, Ara Pacis), répondant aux standards internationaux et architecturaux (J-M. Tobelem, 2005). Les anciens musées (musées Capitolins, les plus anciens d’Europe) ont été transformés, modernisés et répondent désormais aux normes mondialisées. La patrimonialisation est aussi affirmée en périphérie : infrastructures culturelles nouvelles, valorisation du patrimoine industriel du quartier Ostiense (ouverture de l’annexe centrale Montemartini, reconversion tertiaire et culturelle typique des quartiers en friche devenus quartiers « créatifs »). Des grands projets patrimoniaux et touristiques ont été développés, comme le projet des Fori.
Rome a connu une trajectoire urbaine originale, et un fonctionnement géographique spécifique. Sur le plan inter-urbain, la ville a eu un lien précoce et structurant à l’échelle mondiale, mais des difficultés relativement récentes dans les relations nationales. Sur le plan intra-urbain, Rome est une ville du réemploi généralisé, avec un mode de conservation du passé spécifique aux villes historiques.
Pour comprendre les représentations ambivalentes sur la ville et les enjeux contemporains de Rome, il est nécessaire de développer une approche géohistorique. Le positionnement actuel de la ville s’inscrit dans une histoire longue : ne négligeons pas le passé comme ressource métropolitaine !
Questions
Qu’est-ce qui freine l’industrialisation de Rome, un dispositif juridique ou l’absence de bourgeoisie ?
Il n’y a pas eu de dispositif législatif, mais dès le départ un refus politique que la ville se peuple d’ouvriers. Ainsi Quintino Sella prononce un fameux discours à la Chambre des Députés le 27 juin 1876 qui résume la position de la classe dirigeante italienne : « J’ai toujours désiré que se trouve à Rome la classe dirigeante, la classe intellectuelle, mais je n’ai jamais désiré que s’y trouvent de grandes agglomérations d’ouvriers. Dans une grande agglomération d’ouvriers à Rome je verrais un véritable inconvénient, car je crois qu’ici se trouve le lieu où doivent être traitées de nombreuses questions qui requièrent une discussion intellectuelle, qui requièrent le concours de toutes les forces intellectuelles du pays, mais les mouvements populaires de grandes masses d’ouvriers ne seraient pas opportuns. Je croirais dangereuse ou du moins inadaptée une organisation de cette nature. Je pense même qu’il faut porter la production et le travail, sous toutes ses formes, dans les autres parties du royaume ».
Par ailleurs, le tissu artisanal de la ville a très mal résisté à la disparition des barrières douanières pontificales. Il y avait aussi peu de bourgeoisie et il y a eu une faible diversification économique. Un certain rattrapage a eu lieu après la première guerre mondiale, puis à partir de la seconde guerre mondiale, mais il ne fut longtemps pas proportionnel à la taille de la ville.
De quelle nature est la politique patrimoniale de Rome ? Ne concerne t-elle que le patrimoine « éternel » ou concerne t-il également les périphéries, comme les Borgate, ces quartiers occupés de manière non réglementaire et dont les habitants luttent pour leur reconnaissance ?
Le concept de patrimoine a évolué, depuis la prise en compte exclusive du centre historique vers une acception plus large. La planification romaine est également passée de la notion de centre historique à la notion de ville historique. On prend en compte aujourd’hui le patrimoine industriel et l’art contemporain. Les périphéries sont requalifiées, notamment à travers la question de l’amélioration des transports.
Par rapport à d’autres capitales dans lesquels les pouvoirs publics se sont toujours investis pour s’affirmer, il est étonnant que l’on cite le jubilé comme moment clef de l’investissement de l’Etat italien. La faiblesse de Rome est-elle pour rien dans la faiblesse de l’Etat italien ?
L’investissement des pouvoirs publics à l’occasion des jubilés est une vieille tradition à Rome depuis la création du jubilé en 1300 par Boniface VIII. En l’an 2000, il y eut une collaboration assez poussée entre l’Etat et la papauté (grands travaux, modernisation des musées, des transports, des espaces publics, des infrastructures culturelles), en contraste avec la gestion palliative habituelle. Dès les débats sur le choix de la capitale, en 1861, cette contradiction entre la construction de l’Etat et la faiblesse de la ville était soulignée. Certains disaient que le choix d’une capitale inadaptée entrainerait la faiblesse de l’Etat. D’autres que le système politique était seul responsable des dysfonctionnements. On a abouti à un système vicieux, dans lequel les représentations collectives se sont indurées.
On dit que les brigades rouges n’auraient pu se développer qu’à Rome, en raison du certain anonymat qu’offre la ville. Est-ce que ce phénomène a joué en défaveur de la ville ?
Rome a connu après être devenue capitale un afflux de migrants de toute l’Italie. L’identité romaine a été complètement transformée. Mais cette transformation de la société a t-elle tenu à la ville ou à la présence de l’Etat ?
Rome connaît-elle une économie mafieuse, à l’influence de Naples ?
A Rome, les scandales sont réguliers. Mais ce n’est pas seulement le cas à Rome. Toutefois, il est vrai qu’il y a à Rome des facteurs favorables.
Qu’en est-il du défi actuel de la gouvernance, de la question du polycentrisme à l’échelle du Latium ?
Pendant longtemps, Rome a connu un fonctionnement insulaire.En outre, les plans régulateurs n’ont pas été appliqués. L’enjeu est aujourd’hui de réarticuler Rome et le Latium. La loi de 1990 sur les aires métropolitaines a eu peu d’effets.
En 2010, a été approuvé le projet d’une nouvelle gouvernance, en application de la loi de 2009 sur le fédéralisme fiscal. Roma Capitale est dotée (à l’échelle pour l’instant de la commune, qui est vaste) d’une autonomie administrative et fiscale et de compétences spécifiques.
Rome est désormais pensée comme une ville polycentrique, mais beaucoup reste à faire.
La population italienne se reconnaît-elle dans sa capitale ?
Pour les Italiens, la valeur symbolique de Rome est forte, même s’il y a un contraste entre l’histoire de long terme, qui est assumée, et l’histoire du court terme, qui pose problème. Les références à l’Empire romain sont partagées. En outre, l’unité italienne s’est construite en partie à Rome.
Le traité fondateur de l’Europe a été signé à Rome. Mais aucune grande institution européenne ne siège à Rome. Rome a t-elle raté le coche de l’Europe ?
A Rome, plus récemment, a aussi été signé le traité constitutionnel européen. La Démocratie Chrétienne a joué un rôle important dans la construction de l’Europe. Aujourd’hui, Rome tente de reprendre un rôle de leader à travers la stratégie euro-méditerranéenne : pour cela, elle joue de sa situation, mais aussi de son ancrage européen.
Rome est-elle une capitale de l’Europe ou un haut-lieu de l’Europe ?
Rome est incontestablement un lieu de mémoire de l’Europe. Elle représente également une des capitales symboliques de l’Europe (P. Boutry in G. Pécout, 2004).
Pour René Dumont, il y avait des villes parasitaires et des villes génératrices. Rome est-elle une ville génératrice ?
Rome a contribué à une certaine fusion de l’Italie. Elle a été un creuset, où a été formée l’Italie. Les Italiens se sont réapproprié l’histoire, comme en témoignent à la fin du XIXe siècle les pèlerinages nationaux vers le Panthéon, transformé en nécropole des rois d’Italie.
Le Vatican est-il un parasite de Rome ?
La ville de Rome est un « parasite » depuis longtemps : dans l’Antiquité, elle ponctionnait l’Empire. Aujourd’hui, le Vatican est une institution majeure à l’échelle mondiale. Il a aussi un poids économique fort, quoique sans comparaison avec certaines banques islamiques. Son rapport avec Rome est complexe, il faut en voir toutes les dimensions.
Dans cette période troubles, l’image de Ville éternelle peut-elle aider l’Italie à ne pas tomber dans les affres de la Grèce ?
Il est vrai que, dans les crises, les pouvoirs ont toujours essayé de relancer les politiques publiques en s’appuyant sur une image valorisante. Le contexte actuel est très différent,il n’est pas sûr que les vieux schémas puissent aider à la relance.
Prise de notes : Jean-Luc Piermay