Au CNAM (Conservatoire National des Arts et Métiers), le 20 février 2020, le Forum Europe accueille Michel Barnier, négociateur en chef pour l’Union européenne chargé de mener les négociations liées au Brexit. Il évoque le nouveau partenariat entre l’UE et le Royaume-Uni.
Organisé par la chaire « Union européenne, institutions et politiques » sous la direction de Nicole Gnesotto, le Forum Europe a pour objectif d’aider au déchiffrage des interactions nouvelles qui se tissent entre l’Union européenne et le processus de mondialisation économique.
Introduction par Nicole Gnesotto (titulaire de la chaire « Union européenne » au CNAM)
A 22 ans, en 1973, vous êtes conseiller général. En 1978, vous êtes le plus jeune député de France. Vous avez exercé des fonctions multiples à l’Union européenne. Depuis le 27 juillet 2016, vous présidez aux négociations pour le Royaume-Uni.
Michel Barnier :
Oui, et ce sont des négociations extraordinaires. Vous avez oublié de dire que je suis Savoyard de Haute-Tarentaise. Avec Jean-Claude Killy nous avons consacré 10 ans et 16 jours aux J.O. de Grenoble. Ce fut un good training (« bon entrainement ») pour le Brexit… J’ai gardé la même capacité d’indignation et d’enthousiasme qu’à 22 ans.
Voici une slide (voir document 1) publiée par Mr Cameron, premier ministre britannique, pour soutenir mes efforts pour le marché intérieur, et non pour montrer mon travail sur la régulation financière.
Dans ce monde, personne ne nous attend. Parfois on nous espère encore. Sur l’image intitulée « l’Union et le Royaume-Uni dans le monde », on voit bien que tous les 10 ans, un des 4 pays européens est éjecté. Si on est seul, on est progressivement éliminé.
C’est dans ce contexte géoéconomique que le Royaume-Uni a décidé d’être solitaire et non solidaire. Si on n’est pas ensemble, on devient un sous-traitant, un spectateur de notre destin. Il faut être européen et être aussi patriote. Dans sa conférence Chris Pattern, dernier gouverneur de Hong-Kong, a prononcé cette phrase : « Est-ce que la défense de l’intérêt national doit être seulement nationale ?
Quels sont les défis à relever ?
La pauvreté, le climat, les défis technologiques, la maîtrise des flux financiers, la sécurité. On ne peut les relever qu’ensemble.
En 1972, quand j’avais 22 ans, a eu lieu la campagne pour le premier référendum européen sous Pompidou. Il s’agissait de l’adhésion de quatre pays : le Royaume-Uni, l’Irlande, le Danemark, la Norvège ? J’ai fait campagne pour le oui.
Depuis 3 ans 1/2 je travaille avec une équipe exceptionnelle. Un pays part. On n’est donc pas dans une prison… Pourquoi 52 % des Britanniques ont-ils voté contre l’Europe ? Les gouvernements devraient réfléchir aux leçons du Brexit.
C’est un divorce voulu par l’une des deux parties. Il est coûteux et soulève de nombreuses incertitudes. En juin 2017, au début des négociations, on a listé les points d’incertitude, d’insécurité juridique créés par le divorce. Il fallait donner une réponse juridique aux 4,5 millions de personnes concernées par le fait de se trouver au Royaume-Uni pour des non-Britanniques et aux Britanniques qui vivent dans un autre pays de l’UE (droit de résidence, droits sociaux.) 3,5 millions de ressortissants de l’UE vivent au Royaume-Uni et 1,5 million de Britanniques vivent dans l’UE hors du Royaume-Uni. Il fallait garantir leurs droits à eux, à leurs familles et pour toute leur vie. Le Royaume-Uni vient de décider de nouvelles conditions pour entrer au Royaume-Uni. En vertu de ce nouveau règlement, 70 % des Européens vivant au Royaume-Uni n’auraient pas eu le droit d’y entrer.
Le budget européen est fixé pour sept ans. Il représente 1 % du PIB européen. Le Royaume Uni va payer sa part : 14% de l’ensemble. Ce qui a été décidé à 28 sera payé par 28 pays.
Ils quittent 6000 accords internationaux. Par exemple, les indications géographiques (3000 au total). On a convenu de protéger ces indications géographiques. Et il y a la dure question de l’Irlande.
Personne n’a pu démontrer la valeur ajoutée du Brexit. J’ai reçu Nigel Farage et lui ai posé la question suivante : « Comment voyez-vous notre future relation ? » Voici sa réponse : After Brexit, the UE will no longer exist. (« Après le Brexit, l’Union Européenne n’existera plus »).
Des forces sont à l’œuvre à l’intérieur et à l’extérieur pour nous détruire.
En Irlande du Nord, il y a eu 3 500 morts dans le conflit entre Unionistes et Républicains, entre Catholiques et Protestants. En 1998, le Good Friday Agreement a apporté la paix. 140 coopérations entre Nord et Sud ont été soutenues par Londres, par Dublin, par l’UE. Pas de frontières. C’est une des conditions de la paix. Cela fonctionne tant qu’il y a la même union douanière. On a un problème sérieux de contrôle. C’est bien davantage qu’une zone de libre-échange. Il s’agit de régulation commune, de juridiction commune.
Tout produit qui entre dans le marché unique est contrôlé sous 3 angles : la protection des consommateurs ; les taxes ; la protection des industries contre les contrefaçons. La contrefaçon détruit 25 000 emplois dans l’UE.
J’ai été marqué par une rencontre dans le sud de l’Ulster à Dungannon. Un groupe de femmes chargées des relations sociales entre Ulster et Eire étaient en pleurs. Elles exprimaient leur crainte de voir revenir la guerre. J’ai cette exigence dans ma tête : éviter la guerre. On a pensé à plusieurs solutions :
– Placer l’Irlande du Nord dans le territoire européen. Theresa May n’a pu accepter à cause de son Parti.
– Le Royaume-Uni continue à faire partie de l’union douanière (untill and unless). Il n’en est pas question pour Boris Johnson.
Jusque-là, il n’y avait pas de frontière entre l’Ulster et l’Irlande. L’économie se faisait à l’échelle de l’île et l’Irlande était dans le territoire douanier du Royaume-Uni.
Après le Brexit, toutes les marchandises qui entreront par l’Irlande du nord seront contrôlées selon les critères de l’UE. Le traité devra être mis en œuvre et opérationnel à la fin de 2020. Je vais être très vigilant. Déjà, un ministre britannique aurait déclaré qu’il n’y aurait pas de contrôle…
Il faut tout reconstruire. Les Britanniques quittent l’UE dans onze mois après la période de transition. Cette période pourrait être prolongée mais Boris Johnson ne le veut pas. On a publié une déclaration politique de 36 pages (le traité en fait 600) et elle est consultable par tous les citoyens. Les Britanniques disent que ce document ne compte pas.
Ils quittent le ciel unique (horaires des avions…). Il faut qu’ils renégocient tous les accords économiques, commerciaux et de circulation avec tous leurs partenaires.
10% des exportations de l’UE se font vers le Royaume-Uni. 47% des exportations britanniques se font vers l’UE.
Tous leurs produits seront contrôlés (sécurité sanitaire, alimentaires, taxes). On a recruté 700 douaniers supplémentaires en France et en Allemagne, 400 en Belgique. Y aura-t-il des quotas comme avec les USA ou la Chine ? c’est l’objet de la négociation qui va commencer le 2 mars. On ne peut le prédire.
Nous avons des accords avec 60 pays. Les derniers conclus avec Japon, Canada, Corée du sud ? Accords win-win (gagnant-gagnant). Ce sont des pays éloignés en distance, au plan des normes et standards. On recherche une convergence règlementaire. C’est exactement le contraire avec le Royaume-Uni : ils veulent diverger.
Quittent-ils notre modèle social ? le Brexit est-il un outil de dumping social, fiscal On ne va pas les laisser nous concurrencer de façon déloyale (unfair competitive advantage). C’est le sujet le plus difficile. C’est une question de good behaviour (« bon comportement »). Il ne s’agit pas d’éliminer la concurrence mais d’interdire la concurrence déloyale.
Les questions de coopération, de recherche, celles liées à Erasmus sont aussi posées. J’ai reçu le directeur général de l’Institut Gustave Roussy qui a bâti un réseau de recherche mutualisée avec, entre autres, Cambridge qui ne pourra plus recevoir de subventions de l’UE.
Il y a aussi les questions de sécurité et de défense. Les Britanniques ne veulent pas discuter de politique étrangère et de défense. Ils quittent Europol et Eurojust.
En ce qui concerne les futures relations économiques d’un pays avec l’UE, il y a 3 boîtes à outils (voir document 3) : les nouvelles négociations ; les accords avec les pays non membres de l’UE ; les mesures unilatérales de l’UE (qui accorde par exemple des équivalences à certaines institutions financières.)
Les Britanniques ferment tous les marchés. Nous ne pouvons avoir avec le Royaume-Uni des relations équivalentes à celles que nous avons avec l’Australie ou le Canada ! Avec ces pays, si la négociation échoue, on reste sur un statu quo Avec le Canada, par exemple, la négociation a duré 7 ans. Les Britanniques reviennent en arrière, ils sont maintenant comme ils étaient avant leur entrée dans l’UE. C’est maintenant un pays de l’OMC comme un autre. Il faut trouver un socle.
Je travaille avec une équipe de 60 personnes de 18 nationalités. Deux à trois fois par semaine, je rencontre les 27 gouvernements. On dit tout à tout le monde. On fait la même chose avec le Parlement. Une fois par semaine je me rends dans l’une des capitales des 27 pays membres.
Question de Nicole Gnesotto :
On a l’impression que ça démarre mal. David Frost évoque un « abus de position dominante ». Boris Johnson déclare : « pas un jour de plus ». Le Drian : « On va s’étriper sur la pêche ». Rappelons qu’ils ont quitté l’UE pour un libéralisme absolu.
Michel Barnier :
Les négociations sont extraordinairement complexes et difficiles mais nous ne transigerons pas sur la protection du marché intérieur. Dans certains domaines on risque une concurrence déloyale. Il faut du progrès et de la durabilité. On ne va pas ouvrir sans tarifs et sans quotas à des produits douteux. Je ne changerai pas d’attitude. Il y a pas mal d’agressivité de la part du Royaume-Uni. De mon côté pas mal de passion mais pas d’émotion. Il faut toujours remettre les choses en perspective. Cela rend tout plus relatif. Un but essentiel : la paix en Irlande.
Il faut chercher à avoir avec le Royaume-Uni une relation intelligente. On peut déboucher sur une relation sans précédent.
Questions de la salle :
1-La presse a fait écho de tiraillements entre 27 membres au sujet du Brexit.
A 27, c’est normal qu’il y ait des discussions. Huit membres sont concernés par la pêche dans les eaux territoriales britanniques et 60 % de le pêche britannique est écoulée dans l’UE. Il y a des consultations et des discussions avec les ministres des 27. La semaine prochaine on se mettra d’accord pour mon mandat. Nous ne sommes pas un Etat fédéral. Nous sommes un ensemble de 24 langues avec de multiples cultures. L’idée n’est pas de fusionner et ce n’est pas facile pour que ça fonctionne. Cette complexité est une belle réponse à Madame Le Pen et à Jean-Luc Mélenchon. C’est le prix à payer pour que l’Europe soit unie et non uniforme. Ce débat-là est normal. Ils quittent toutes les règles. Ils ne reconnaissent plus la Cour de justice européenne. Ils veulent zéro quota et zéro tarif, il faut zéro dumping.
2-Et l’Ecosse ?
Je ne peux intervenir dans le discours politique du Royaume-Uni.
3- Et les fonctionnaires européens britanniques ?
Ils restent.
4- Quel risque de voir le Royaume Uni négocier des accords avec chaque pays de l’UE ?
Le Royaume Uni ne peut négocier un accord de commerce avec tel ou tel pays de l’UE. Les règles et les pouvoirs sont partagés.
5- L’hostilité à l’Europe :
Nous avons des progrès à faire. Par exemple au sujet des impôts sur les sociétés. Il faudrait la majorité qualifiée.
Le vote Le Pen rencontre un sentiment populaire. C’est aussi le cas pour le Brexit.
Ce genre de vote suit 3 courbes : celle du chômage, celle de la distance maison- médecin, celle de la distance maison-gare. Il peut y avoir des réponses nationales Personne n’a obligé la France à la désindustrialisation. J’avais proposé un observatoire des investissements étrangers en Europe quand José Manuel Barroso était à la présidence de la Commission. Il faut savoir qui achète quoi à l’UE. Le commissaire Thierry Breton fait un travail de professionnel. Il y a 10 ans, l’expression « stratégie industrielle » était un gros mot.
Je recommande de tenir compte du sentiment populaire. A ne pas confondre avec le populisme.
6-Quelles négociations entre l’UE et les USA ?
Trump est assez rude par rapport au projet européen. C’est la première fois depuis 1945 qu’un président des USA a cette posture. Mais c’est l’intérêt de nos deux continents qui doit primer. On peut dire la même chose pour nos relations avec la Russie.
7-Faut-il craindre un effet domino ?
Je ne le crois pas, mais… Je n’entends plus dire les mêmes choses qu’il y a trois ans. On ne parle plus de « sortir de la zone euro ». Mais cela doit certainement être temporaire. Il faut rester vigilant.
Avant de clore la séance, Michel Barnier signifie son intention de revenir en France et d’y prendre des responsabilités mais seulement après avoir mené à bien sa mission pour le Brexit.
Compte rendu de Claudie Chantre, mars 2020