En France, la conception du vin, à mettre en parallèle avec la notion de terroir, est différente de celle en vigueur dans le monde anglo-saxon : le terme « technologique » y est entouré de mépris et même d’une vision d’horreur, celle d’une exploitation qui ressemble à une raffinerie de pétrole… Lors de cette dégustation, nous allons essayer de quitter nos préjugés.
En Bourgogne, la nature est considérée comme divine, supérieure, et ne peut faire que de bons vins. Clos Vougeot s’inscrit dans la longue durée, avec un savoir-faire ancestral et 1 000 ans de tradition. L’alliance nature/culture et le savoir-faire, consacré par les appellations d’origine contrôlée (AOC), ont permis l’émergence d’un discours, d’un vocabulaire, avec des codes (comment tenir son verre de vin blanc) et une tradition. Ce sont des vins qui se dégustent presque religieusement, entre happy few, pour lesquels il est nécessaire d’avoir le bagage culturel pour y accéder, à l’aide de tout un discours poétique. Dans la sérieMondovino, Robert Mondavi (décédé en 2007) raconte qu’il a visité l’Europe vers 1950 et entendu un discours traditionnel, dans lequel la fermentation malolactique est méconnue (deuxième fermentation des vins en plus de la fermentation alcoolique, dans laquelle la levure transforme le sucre en alcool).
A l’inverse, les vins du Nouveau Monde ont choisi de s’appuyer sur la technologie, avec des cuves en inox, des moyens de réfrigération, la haute technologie étant considérée comme un gage de qualité.
La nature propose des conditions favorables dans les régions du Nouveau Monde qui cultivent de la vigne, en Californie, en Australie et notamment au Chili, avec un bon ensoleillement dans ces régions dont le climat ressemble au climat méditerranéen. La tradition y est perçue comme poussiéreuse, un handicap même pour la production de grands vins. Les vins du Nouveau Monde ont souhaité mettre fin aux codes en vigueur dans les milieux viticoles (des gestes que l’on fait de tout temps (ou presque !), sans savoir pourquoi), s’ouvrir vers les jeunes, vers les femmes, vers les pays qui ne sont pas de culture viti-vinicole, et construire un projet démocratique afin que chacun puisse accéder au vin et y goûter. Le numéro de juillet 2007 de la revue Decanter, qui mentionne en surtitre « The World’s Best Wine Magazine », pose une question redoutable : Le terroir est-il un mythe ?, question à mettre en relation avec nos préjugés. Peut-on faire des vins, des grands vins, voire même d’excellents sur des terres sans histoire ?
La dégustation
Que faut-il pour produire un vin agréable, de qualité, voire même de grande qualité ? Un bémol : ce sont des vins excessivement chers et difficiles à trouver. La réponse se fera en 3 temps, 3 vins, 3 pays : Australie, Chili, Californie. L’ordre logique et intellectuel aurait voulu que nous dégustâmes le vin californien en premier mais la légitimité organoleptique prime et nous commençons donc par le vin australien.
Première dégustation : vin australien
Jacob’s Creek, Chardonnay, Eastern Australia, vallée de la Barossa, 2005, 13 %, 4,5 euros. Jacob’s Creek est une production relativement jeune, qui a seulement trente ans. La publicité pour le trentième anniversaire indiquait 200 000 Livres et 4 millions de caisses de vin vendues en Angleterre, ce qui permet d’obtenir une estimation d’environ 20 000 ha plantés pour cette firme, à comparer avec les 18 000 ha du vignoble nantais. Nous sommes ici dans une autre dimension ! La bouteille est de forme bourguignonne, relativement classique : il s’agit là d’un vin du Nouveau Monde qui n’a pas complètement cassé les codes de la viticulture européenne, ce qui est fréquent pour les vins blancs. L’étiquette ne porte que peu de texte, court et ciblé. A la différence des vins français, la marque apparaît d’abord : peu importe d’où vient le vin, seul compte le projet démocratique et la banalisation du produit. Le nom du propriétaire et l’origine sont secondaires. L’étiquette montre ensuite une volonté de donner un peu de profondeur géographique et historique (1847 : « centenary hill »). Le vignoble australien est d’origine allemande et doit sa présence à des luthériens allemands qui ont fui la Prusse au XVIIIe siècle et se sont installés dans la vallée de la Barossa. Ces immigrés sont à l’origine des activités de cette région de l’Australie. Cette situation est à comparer avec celle qui prévaut au Mexique, qui compte peu d’immigrés et où le vin se développe difficilement.
Une photographie de la vallée de la Barossa nous permet d’observer un paysage de défrichement, un paysage géométrique. Ici se sont développés des villages-rue, comme en Allemagne, avec des vignerons qui ont défriché. Les Australiens ont introduit du vin pour lutter contre l’alcoolisme.
Revenons à l’étiquette : après la marque arrive le cépage, ici le Chardonnay (un cépage que l’on retrouve à Chablis et une des variétés dites internationales). Les vins du Nouveau Monde ont commencé par le vin blanc grâce à André Tchelistcheff, de l’Université de Davis, qui a introduit le contrôle des températures, avec la maîtrise du froid, ce qui permet une fermentation contrôlée à basse température pour extraire les arômes du vin (exacerbation). Celui-ci ne s’est développé que très récemment dans le muscadet, seulement dans les années 1990, avec des groupes de froid, ce qui démontre un certain retard. L’Australie est allée très loin en la matière notamment à la suite de Len Evans, qui un véritable gourou en Australie, et Max Schubert, qui a créé le Grange (d’abord appelé Grange Hermitage), considéré comme l’un des meilleurs vins au monde et dont la bouteille peut valoir (tout dépend des années…) plusieurs milliers d’euros. L’étiquette mentionne Orlando Wines, qui dépend du groupe Pernod-Ricard, troisième entreprise mondiale dans le domaine du vin. Il s’agit là de vins nourris par le bassin de la Murray (par exemple le vignoble du Riverland) avec des vignes à perte de vue travaillées par les machines, quasiment sans hommes. L’origine des vins est South Eastern Australia. Les volumes produits prennent des dimensions industrielles qui dépassent la simple région : les raisins sont de provenance multiple. Les vins du Nouveau Monde font une distinction entre producteur de raisin, grape grower, et oenologue, wine maker. La représentation de la viticulture a évolué au fil du temps, passant du viticulteur qui taille le raisin, dans les églises, au technicien qui produit le vin. Aujourd’hui, beaucoup d’oenologues travaillent sur les deux hémisphères.
A l’oeil : nous observons une belle couleur or citron avec des reflets verts (comme chez le chardonnay), un vin très limpide, certainement filtré, avec de petits cristaux blancs, dus à la précipitation de l’acide tartrique, ce qui est un signe de maturité et de qualité. Le degré de viscosité est faible, signe d’un vin jeune, plutôt liquide, avec de gros rendements. Au nez : nous essayons toujours de faire des analogies entre vin blancs et fleurs blanches. Nous décelons des arômes de pamplemousse, de pêche, de melon, de poire, de raisin blanc, de pomme, de coing. Des levures sont peut-être présentes, pour donner certains arômes. Nous avons une sensation de fruits à peine cueillis de l’arbre. Il s’agit d’un vin fruité, séducteur, qui présente une relative complexité par rapport à son prix.Ce vin a peut-être été boisé par des copeaux qui l’aromatisent (ce procédé fait l’objet d’un grand débat dans le monde viticole aujourd’hui). La deuxième mise en nez fait ressortir des arômes vanillés, des épices (clou de girofle, réglisse, cannelle). En bouche, n’hésitez pas à accentuer la rétro-olfaction avec un circuit continu du nez à la bouche pour mieux sentir les arômes, mâchez aussi le vin. En bouche, nous ressentons un peu d’acidité sur le bout de la langue, avec un goût de pomme, de poire à l’attaque puis de citron à la fin. Aux États-Unis, le vin fait souvent 15 % à 16 %, celui-ci avec 13 % n’est donc pas trop alcoolisé. Les vins du Nouveau Monde veulent atteindre une maturité très forte en suivant des paramètres scientifiques dont celui de l’alcoolisation. La longueur en bouche est l’un des meilleurs critères de qualité d’un vin : elle s’exprime en caudalie, nombre de secondes pendant lesquelles on continue à sentir le vin en bouche, et peut atteindre plusieurs minutes pour les très grands vins. Ce vin est très différent des vins français à 4 à 5 euros qui étaient proposés voici encore quelques années et qui étaient des vins plutôt mauvais, des vins acides, verdâtres, par exemple en muscadet ou en entre-deux-mers en Bordelais. Nous sommes ici en présence d’un vin qui suit les grandes tendances mondiales de l’alimentation : augmentation de la consommation de poulets, stabilité des ovins, diminution des bovins et des buffles. La clientèle ciblée est celle des 30/40 ans qui rentrant chez eux du bureau, le prennent en apéro ou avec une pizza. Nous sommes loin des repas de gibiers.
Deuxième dégustation : vin chilien
Casillero del Diablo, Concha y Toro, 2006, Vallée centrale, Chili, 13,5 %, cabernet sauvignon, 6,90 euros. Concha y toro est une entreprise très puissante, le premier producteur de vin au Chili, en position d’oligopole, représentative de ces familles qui ont fait fortune ailleurs et se font plaisir dans le vin. C’est donc ici une différence majeure par rapport à l’atomisation qui prévaut chez les entreprises européennes. Pour Philippe Roudié, Professeur à Bordeaux-III, trois éléments du modèle bordelais ont inspiré le Chili
1) le château, qui est à la fois édifice et centre de production (le siège social de Concha y toro est un château précédé d’un jardin à la française) ;
2) le cépage, cabernet-sauvignon et merlot. Au Chili, le cépage roi est le cabernet-sauvignon, qui représente la moitié de surfaces, donc le côté Médoc, puis le Pais (18%), un cépage espagnol qui tend à disparaître, suivi du merlot (16 %) et du carménère (7 %), un cépage typique du Chili.
3) les hommes, avec un savoir-faire, un discours des vins du Nouveau Monde, des producteurs aussi, qui consiste à produire du vin selon un goût particulier, mais dévié sous influence américaine.
Une nouvelle phase se produit du fait de la mondialisation, avec la recherche de meilleures conditions de production et l’utilisation de la technologie la plus moderne. Le Chili peut être présenté comme un eldorado de la viticulture : il a été protégé de l’invasion du phylloxéra par la cordillère des Andes, avec des sommets qui atteignent 5 000 à 6 000 m d’altitude, le Pacifique et le désert de l’Atacama. Le vignoble est quasiment exempt de maladies, à la différence du Bordelais (surtout en 2007, année pluvieuse autour de Bordeaux), donc la vigne est peu traitée. Le degré en alcool est plus élevé. La vallée du Maipo ressemble aux graves bordelaises, avec de gros cailloux roulés par l’érosion des Andes.
L’air froid venu de la cordillère des Andes et du courant de Humboldt entraîne un air sec, avec peu de précipitations et une alternance de froid et de chaud notamment dans une même journée, ce qui surprend le voyageur : à Santiago, située à la latitude (pour l’hémisphère sud) de Casablanca (33° 29’ S), l’amplitude thermique journalière est plus forte que l’amplitude thermique annuelle, ce qui permet au vin d’augmenter l’extraction des arômes. Ce sont là de bonnes conditions de production.
La main-d’oeuvre est abondante et pas chère. A la différence de ce qui se pratique en Europe, le raisin est suivi par la télédétection et par des sondes implantées dans les vignobles. Le taux de sucre est mesuré par l’échelle de Brix. De plus, il se développe un programme de sélection des terroirs avec des cartes (systèmes d’information géographique) qui permettent de discerner le meilleur potentiel pour tel ou tel cépage : une sorte d’anti-terroir puisque l’on part du ciel en fonction de ce que veut le marché. Tout cela donne un viticulture de précision pour cibler le goût des consommateurs : le consommateur dicte le cépage qui dicte à son tour l’endroit, dans un rétro-marketing où l’on produit en fonction de ce que les gens souhaitent boire. Les pays importateurs de vin chilien sont surtout les États-Unis et la Grande-Bretagne.
Il s’agit là aussi d’un vin destiné à la consommation des 30/40 ans. Pour l’exportation, tout est normalisé dans des containers, avec un départ de Valparaiso, port qui retrouve ainsi une seconde jeunesse, vers les grandes métropoles mondiales, ce qui permet de s’inscrire dans le commerce mondial. En l’absence de véritables contraintes, le marché décide de la qualité, tout ce qui n’est pas dangereux pour le consommateur est autorisé.
A l’oeil : ce vin est très sombre, avec des couleurs de cassis et de mûre, assez concentré, et présente même une viscosité avec quelques larmes. Il paraît quand même un peu cher. Au nez : ce vin présente un nez séducteur, très fruité, de cassis et de mûre, avec des arômes torréfiés de vanille obtenus grâce à l’adjonction de copeaux. En bouche : il est très fruité et très tannique, avec peut-être du chocolat. C’est un vin fort en bouche, plus fait pour l’apéritif que pour un plat, un vin qui demande à s’ouvrir.
Troisième dégustation : vin californien
Ridge Santa Cruz Moutains, Monte Bello, Cupertino, Californie, États-Unis, 1998, 12 %, 40 euros La présentation d’un extrait de Sideways, un film américain de 2005 d’Alexander Payne, film initiatique dans lequel deux trentenaires, l’un enterrant sa vie de garçon et l’autre un peu dépressif, font la tournée des grands vignobles californiens en connaisseurs (l’un deux va même jusqu’à déguster un Bordeaux Cheval-Blanc dans un verre en plastique dans un Mac Donald’s en se cachant !), nous permet d’aborder le vignoble des États-Unis, qui devrait être le premier marché mondial pour le vin en 2010.
Le goût des vins aux États-Unis a évolué : tous les consommateurs ne demandent pas des vins très boisés avec des arômes lactiques, mais demandent des vins fins. En Californie, il se produit un glissement de la Vallée centrale (cf. Steinbeck, Les Raisins de la Colère, 1939) vers les régions de cool climate, plus froides (différent du warm). Deux chercheurs de l’Université de Davis (Californie), Amerine et Winkler, ont cherché dans les années 1930-1940 les meilleurs espaces pour cultiver la vigne, en utilisant des indices pour déterminer le nombre de jour d’aridité par an (ce qui rappelle les travaux de Gaussen). La maîtrise très poussée de la vinification permet d’obtenir une deuxième fermentation, dite fermentation malolactique, dans laquelle l’acide malique se transforme en acide lactique.
Il s’agit ici d’accéder à une reconnaissance par les médias. Le Ridge Monte Bello propose une bouteille à plus de 1 000 euros. Ce vin a été découvert lors du premier Jugement de Paris, en 1976, au moment du Bicentenaire des États-Unis, où des vins français et américains furent dégustés à l’aveugle par un jury de spécialistes qui comptait dans ses rangs notamment Raymond Oliver et le propriétaire de la Romanée Conti. Les trois vins français étaient des vins bordelais, un Mouton-Rotschild, un Haut-Brion et un Château-Latour, les trois vins américains étaient californiens, dont un Ridge et un Stag’Leep. Le résultat de cette dégustation, peu connu en France mais fort médiatisée aux États-Unis, tourna en faveur des vins californiens. Deux autres Jugements de Paris, en 1996 puis en 2006, médiatisés pareillement, ont confirmé le résultat du premier. Le célèbre critique américain Robert Parker a amené un nouveau système de numérotation des vins, sur 100, avec des points attribués à la couleur, à la longueur en bouche, ce qui diffère des appréciations en vigueur dans des dégustations en France telles que « sensations de sous-bois à la tombée de la nuit ». Le Ridge est le vin le moins cher des vins californiens, qui sont inabordables lorsqu’ils sont bons. Les vins du supermarché sont vraiment du bas de gamme. Celui-ci a été sélectionné avec l’aide d’Olivier Poussier.
Au nez : il est moins alcoolisé, se rapprochant des normes européennes. Il provient d’un mélange de fûts et de cave en inox. Le nez rappelle des odeurs de sous-bois et d’herbes de Provence. En bouche : l’acidité est un gage de durée. Il s’agit là d’un vin qui est peut-être un peu cher, malgré la hausse de l’euro.
Conclusion
Les influences des vins du Nouveau Monde se font sentir dans les vignobles de l’Ancien Monde. De nouvelles modes apparaissent pour les bouteilles : l’étiquette de l’australien Yellow Trail, très colorée, affiche un kangourou, animal identitaire. Les vins du pays d’Oc fonctionnent aujourd’hui par cépages et par années, ce qui dénote une simplification de l’offre. Le renouveau architectural est sensible dans la région de la Rioja-Botega, en Espagne, avec des bâtiments dus à l’Américain Frank Gehry, qui a construit le musée Guggenheim à Bilbao.
Aujourd’hui, les flux européens continuent à dominer. Les États-Unis exportent 15 % de leur production. La Chine commence à entrer dans le circuit, mais sa présence sera peut-être annihilée par l’augmentation du coût du pétrole.
Les vins du Nouveau Monde constituent une nouvelle tendance très critiquée mais qui a permis de rajeunir les vins en France, notamment ceux de Cahors et de la vallée de la Loire.
Compte rendu : Michel Giraud (relu et amendé par Raphaël Schirmer)
Bibliographie
Le vin, entre sociétés, marchés et territoires, dossier publié sur le site Géoconfluences
Raphaël Schirmer, « Le Chili, un vignoble à la conquête du monde », 2005, Les Cahiers d’Outre-Mer, n° 231-232, pp. 301-328 ; numéro spécial « Vignobles de l’hémisphère Sud » coordonné par Hélène Vélasco-Graciet, exposé scientifique prononcé lors du colloque de Bordeaux « Vins, vignes et civilisations en Aquitaine et dans le monde », CERVIN – Université Michel de Montaigne Bordeaux 3 du 17 au 20 mai 2005 : « Le vignoble chilien, un vignoble stratégique ».
Raphaël Schirmer, « Les paysages des vignobles d’Australie. De l’Arcadie au Jacob’s Creek », 2006, Sud Ouest Européen, n° 21, Territoires et paysages viticoles, numéro coordonné par Michel Réjalot, pp. 105-116 et p. 144.
Raphaël Schirmer, « Les vins du Nouveau Monde sont-ils a-géographiques », 2007,Bulletin de l’Association des Géographes Français, mars 2007, pp. 65-80.