Compte rendu du Café géopolitique qui s’est tenu au Café de la Mairie, Paris 3e, le 1er juin 2015
Après avoir rappelé que l’analyse du territoire représente l’élément de base de la géopolitique, Delphine Papin précise que cette analyse peut aussi être effectuée à un niveau national voire infranational. On parle alors de géopolitique locale. Un des objectifs de cette « spécialité » développée par l’Institut Français de Géopolitique (IFG) est d’analyser les rivalités de pouvoir à l’échelle locale, et ainsi de se donner la possibilité de s’intéresser non plus seulement aux enjeux mondiaux mais aussi aux questions françaises et territoriales. Les sujets du découpage des régions, des élections, des politiques publiques, du logement, etc. sont autant de thèmes qui pourront être abordés dans le cadre des futurs cafés géopolitique locale.
Les organisateurs du café se présentent, puis introduisent les deux intervenants de la soirée : Philippe Subra et Marine Attané. Désormais, un Café géopolitique sur deux sera consacré aux problématiques de géopolitique locale.
La doctorante Mathilde Costil présente le programme de la soirée.
« Le terme de géopolitique locale est utilisé depuis le début des années 1990 : il s’agit d’étudier des rivalités de pouvoir sur un territoire pour en prendre ou en garder le contrôle à l’échelle locale voir micro-locale, au sein d’un Etat, ou bien d’une ville ou encore d’un quartier. La géopolitique locale permet notamment une analyse fine des conflits d’aménagement où l’on retrouve une multiplicité d’acteurs, cherchant tous à obtenir l’usage d’un même territoire et donc d’une certaine manière son contrôle, en fonction de leur objectifs propres, souvent rivaux : usage résidentiel, usage économique, usage politique… L’analyse des jeux d’acteurs, l’analyse des représentations des acteurs et l’analyse multiscalaire sont autant d’outils régulièrement utilisés pour éclairer les conflits d’aménagement.
Ce soir, nous avons souhaité vous parler de Notre Dame des Landes, de Sivens, de Roybon, d’Echillais, etc. Le point commun entre tous ces territoires ? Ils accueillent tous des projets d’aménagement, qu’il s’agisse d’aéroport, de retenue d’eau, d’un Center Park de Pierre et Vacances, faisant l’objet d’une contestation et dont les lieux ont été ou sont occupés de façon durable par une partie des opposants. De fait, ces territoires sont surnommées ZAD (« Zones à Défendre »). Les ZAD les plus connues sont celle de l’aéroport de Notre-Dame des Landes ainsi que celle de Sivens, où les affrontements entre les forces de l’ordre et opposants ont conduit au décès du militant Rémi Fraisse. La violence des « combats » a récemment fait apparaître ce sujet dans les médias.
Avec la création de plus en plus de ZAD, nous assistons à une radicalisation des formes de contestation des projets d’aménagement. L’occupation des lieux visent à empêcher le démarrage des travaux ou des études préliminaires sur site. Cela explique pourquoi l’acronyme de ZAD, qui signifie d’abord une « Zone d’aménagement différé » dans le langage des aménageurs a été détourné par les occupants de Notre-Dame-des Landes en « Zone à défendre ». Les projets sont majoritairement contestés par les opposants au nom de la sauvegarde de l’environnement (zone humide par exemple) mais aussi de leur coût, de leur supposée inutilité (avec des reproches sur les évaluations des besoins, notamment dans un contexte de possible pénurie de pétrole) et de la société marchande ou capitaliste qu’ils représentent.
En investissant et en occupant les territoires de projet, puis en en faisant des lieux de vie et de lutte, les opposants s’approprient l’espace, en changent parfois la toponymie, essaient d’en garder le contrôle et d’en maîtriser les accès… Le développement sur les ZAD de l’agriculture vivrière, de modes de vie collectifs fondés sur l’autogestion sont aussi, pour les opposants, une manière de mettre en pratique un autre projet de société. A leurs yeux, la contestation des projets d’aménagement et le mode de vie expérimenté sur les lieux témoigneraient d’un nouveau rapport au territoire, à la nature et à l’environnement.
Le phénomène des ZAD pousse à l’analyse : comment expliquer le développement des ZAD, sur un projet contesté spécifique et pas sur l’ensemble des territoires de projet ? Les ZAD signent-elles l’échec des processus de concertation qui se sont développés en France ces 20 dernières années ? Quels sont les éléments déclencheurs d’une ZAD ? Comment les ZADistes s’approprient-ils le territoire?
Pour mieux saisir le sujet et pour répondre à ces différentes questions, nous avons invité deux intervenants ce soir : Philippe Subra, professeur à l’Institut Français de Géopolitique, auteur entre autres de « Géopolitique de l’aménagement du territoire », et Marine Attané, jeune chercheuse de l’IFG qui a travaillé sur la ZAD du Testet, à Sivens. »
Intervention de Philippe SUBRA (PhS)
« Les ZAD sont-elles légitimes ? Je ne me risquerai pas à répondre à cette question. Nous ne sommes pas là pour discuter des raisons – bonnes ou mauvaises – de réaliser des projets d’aménagement ou de faire des ZAD. La géopolitique n’a pas pour objet de prendre position sur ces sujets, mais de comprendre ces projets et les résistances ou soutiens qu’ils reçoivent. Depuis 2012-2013, les médias parlent de plus en plus de ces projets devenus des ZAD. Cela s’est encore accentué avec le drame de Sivens, je fais ici référence à la mort de Rémi Fraisse, dans la nuit du 25 octobre 2014. Qu’est-ce-que cela signifie ? De nouvelles étapes dans la conception d’un projet sont-elles apparues ou doivent-elles apparaître ?
Les aménageurs parlent des années 1970 comme l’âge d’or de l’aménagement. Les années 1990-2000 représentent, pour leur part, une rupture dans la manière de concevoir l’aménagement, notamment par la mise en place des pratiques de concertation extrêmement innovantes, avec une rupture dans les pratiques habituelles de l’Etat. La preuve en est que les aménageurs ont développé leurs propres modèles de communication, en parallèle des procédures légales lancées par les pouvoirs publics. Aujourd’hui, nombre d’acteurs s’accordent à dire qu’il est nécessaire de réfléchir aux outils et pratiques utilisés jusqu’à présent, afin de rendre les projets des aménageurs plus « honnêtes », plus « transparents ». Cela engage-t-il une nouvelle phase dans la conception des projets d’aménagement ? Cela reste à prouver. »
Question 1 : Combien y-a-t-il de ZAD ? Le phénomène est-il si important ?
La première définition des ZAD qui est apportée par les intervenants les considère avant toute chose comme un territoire occupé illégalement.
Cette carte présente les différents projets d’aménagement contestés à l’échelle de la France. A partir de là, Marine Attané complète la définition précédente et offre un second élément de compréhension d’une ZAD, les différenciant de n’importe quel projet contesté.
« Les ZAD se caractérisent en effet par le fait qu’elles soient considérées ainsi par les opposants mais aussi par les médias, et qu’elles sont un moyen de combattre un aménagement mais aussi et surtout de mettre en avant une lutte globale. »
A la différence des ZAD emblématiques citées précédemment, la majorité des projets d’aménagements contestés correspondent à un phénomène Not In My BackYard (NIMBY). Il s’agit là d’un nouveau type de contestation, initié par des habitants riverains de l’équipement ou du projet contesté. Ils protestent contre les nuisances de différents types dont celui-ci est ou sera la source du danger qui fait peser sur ces populations. Ces riverains n’expriment pas une opposition de principe à l’équipement contesté, mais leur hostilité à la localisation de cet équipement précisément et à l’impact qu’il aura sur leur cadre de vie et sur la valeur de leur patrimoine.
Aux yeux de Philippe Subra, cette distinction entre ZAD et projets contestés est essentielle :
« Il y a ZAD et ZAD :
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Les ZAD « Hard » du type Sivens ou NDDL, qui comptent plusieurs centaines d’occupants (présents toute l’année à toute les saisons), mobilisés en faveur d’une véritable occupation du territoire ;
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Les ZAD « Light », autrement dit, des « pseudos » ZAD qui se manifestent plutôt par l’occupation d’une salle de cours par exemple. »
Cette classification démontre bien qu’il y a un label « ZAD », porteur de représentation positive et reconnu par les opposants. Ces derniers ont d’ailleurs conscience qu’ils ont tout intérêt à se faire (re)connaître comme tel.
Toutefois, le développement des contestations d’aménagement du territoire et l’émergence de ZAD est encore très disparate et limité. Ce qui fait le cœur de la ZAD, c’est bel et bien l’occupation. Et c’est justement cette exigence qui semble limiter le nombre de ZAD « hard ».
Question 2 : Le phénomène est-il nouveau ? Ou est-ce la résurgence de conflits finalement assez anciens, de type Larzac, Plogoff, Superphénix ?
Les véritables ZAD symbolisent un mouvement poussé et organisé de contestation de projets d’aménagement, à l’instar des luttes précédentes que vous citez telles que celle de Plogoff. Elles prennent alors un caractère emblématique, disposent d’un écho national voir international, ce qui leur permet ainsi de rallier des comités de soutien conséquents. De telles contestations n’arrivaient plus en France depuis les années 2000, la caisse de résonnance des conflits d’aménagement du territoire étant alors plutôt régionale.
Comme on l’a vu plus haut, les combats des ZAD portent sur des luttes plus larges que le projet contesté en lui-même, les motivations des ZADistes ne se bornent pas à la lutte environnementale. Les ZAD semblent être dans la lignée des luttes anti-G8, Occupy voire du parti Podemos en Espagne. A bien des égards, ces contestations peuvent même être considérées comme une manifestation française de ces mouvements socio-politiques.
Le mot ZADiste est rentré dans le dictionnaire en 2015, même si la définition reste minimaliste et ne s’embête pas de toutes ces précisions et nuances que l’on évoque aujourd’hui. Selon la définition du Petit Robert, un ZADiste est « un militant qui occupe une ZAD [zone à défendre], pour s’opposer à un projet d’aménagement qui porterait préjudice à l’environnement. »
Nous pouvons tout de même identifier deux différences entre les ZAD de Sivens ou de NDDL avec les conflits antérieurs :
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Le rapport au territoire, avec une occupation qui est aujourd’hui essentiellement le fait de personnes venues de l’extérieur à la ZAD, quand, par le passé, l’occupation était plutôt le fait de la population locale.
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Le recours à la violence assumée. Qu’elle soit défensive ou non, cette stratégie est profondément différent aux luttes passées.
Question 3 : Quels sont les effets de la création d’une ZAD sur le développement du conflit ?
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Le rapport de force : l’occupation suppose l’abandon ou l’enlisement du projet.
En effet, qui dit évacuation des lieux dit résistance, et donc des images qui font sensation… La production d’image est rapide et simplifie la réalité. L’image de fond qui reste et frappe est donc celle de jeunes qui résistent à mains nues contre les « robocop » armés. Le déséquilibre des forces est clairement affiché et utilisé. L’issue du conflit se joue devant l’opinion publique et donc à travers les médias, ce qui représente un coût politique et médiatique pour les maîtres d’ouvrage et les pouvoirs publics. -
La radicalisation du conflit : la mort de Remi Fraisse à Sivens, par exemple, a fait totalement basculer l’issue du projet. Initialement les opposants au projet étaient peu soutenus par l’opinion publique et la population locale. Puis, la radicalisation du conflit a fait basculer le conflit et l’opinion publique a pris position en faveur des opposants au projet. Aux opposants historiques (associations environnementales, riverains, agriculteurs) prêts à négocier, à faire évoluer le projet, s’ajoutent à présent des opposants à qui la négociation importe peu, déterminés à gagner le conflit. La cause dépasse l’enjeu immédiat et implique donc une prolongation du conflit. Comment faire avec ce nouveau type d’opposants, qui est totalement imperméable à la concertation ?
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De nouvelles rivalités : la création d’une ZAD peut créer des tensions entre opposants historiques et les nouveaux ZADistes (même si ce n’est pas toujours le cas). Par exemple, à Roybon nous pouvons retrouver cette rivalité, alors qu’à NDDL, il n’y en a toujours pas étant donné que les uns et les autres ont pris conscience de la nécessité de s’allier pour emporter la victoire « Nous sommes opposants, mais les uns sans les autres, nous ne sommes rien » peut-on entendre régulièrement. Sur le même territoire se retrouvent les ZADistes – avec leurs modes de vie, de défense de système d’alerte et de replis –, quand les agriculteurs continuent leurs activités tout comme les riverains. Ce sont trois calques qui se superposent et qui doivent coexister.
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L’intérêt géographique : l’installation d’une ZAD a des effets sur l’organisation des territoires occupés, avec la création de nouveaux lieux de vie (grange abandonnée, prés, etc.), une nouvelle toponymie, de nouvelles frontières (mentales et physiques). Ces nouveaux territoires se superposent aux territoires existants mais également au territoire virtuel du projet.
Question 4 : Qu’est-ce qui favorise l’apparition d’une / des ZAD ?
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Une consultation publique mal conduite ou, à tout le moins, trop ancienne (ex : NDDL = 2003)
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Une opposition locale au projet
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La proximité d’une ville importante avec une population sensible aux questions environnementales, ce qui permet de disposer d’un « vivier » de personnes mobilisables contre le projet (néo-ruraux, jeunes, etc.)
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L’alliance entre opposants historiques et ZADistes.
Question 5 : Qu’est-ce-que les ZAD nous disent de la contestation de l’aménagement ? Est-ce un mode de lutte voué à se généraliser ?
« Mettre sur pied une ZAD représente une lutte exigeante : l’occupation du site à toutes les saisons de l’année pourrait d’ordinaire être un facteur limitant, et nécessite d’avoir, à l’échelle nationale, un vivier de militant suffisant. Il semble donc difficile d’imaginer que les ZAD vont se généraliser, demain, à tous les projets d’aménagement » explique Philippe Subra
Pour autant, trois éléments vont dans un sens inverse et font penser à un durcissement possible des ZAD :
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Le sentiment de certaines personnes sensibles aux causes environnementales d’un recul politique sur le sujet avec par exemple l’abandon de l’Ecotaxe, le débat sur la circulation alternée, la phrase-polémique de Nicolas Sarkozy au Salon de l’agriculture – « l’environnement ça suffit » – ou la potentielle relance de l’exploration du gaz de schiste si la droite revient en 2017.
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Les errements politiciens de l’écologie politique. Les crises répétitives au sein des Verts puis d’Europe Ecologie-Les Verts (EELV) alimentent l’idée qu’il ne faut pas attendre de changements de la part de la politique, et que cette action politique doit se passer sur le terrain.
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La tentation que peut avoir une partie de la population française, de vivre en opposition, à la marge de la société mondialisée, etc. Il suffit que ce phénomène concerne suffisamment de gens pour que le vivier soit de plus en plus important.
Question 6 : Des territoires sont-ils plus propices à la naissance d’un conflit ?
Tous les territoires ne se valent pas : c’est la rencontre d’un projet et d’un territoire qui fait le conflit. Il s’agit de répondre au cas par cas, car la contestation dépendra de la manière dont le maître d’ouvrage mènera le projet, de la communication faite, du territoire, de la localisation, de l’histoire régionale, etc.
Par exemple, à NDDL et dans le bocage nantais, nous retrouvons un contexte historique de révolte important et des facteurs favorables (territoire appartenant à la Bretagne historique, forte implantation du catholicisme de gauche, mouvements écologistes forts, soutien à la paysannerie, etc.) à l’émergence d’une ZAD. Tandis qu’avec l’exemple de Bure, site prévu pour l’enfouissement des déchets nucléaires, il n’y aura pas de ZAD selon PhS. Aucune opposition locale, une faible densité de population, une moyenne d’âge élevée sont autant de facteurs ne constituant pas vraiment un terreau favorable à la contestation.
Intervention de Marine Attané (MA)
De la contestation à l’occupation
Après avoir écrit son mémoire de recherche à Sivens, la chercheuse Marine Attané revient sur ce conflit et donne quelques éléments de compréhension sur les différents facteurs favorables à l’installation d’une ZAD :
« La ZAD du Testet est un projet d’aménagement d’une retenue de substitution, relancé dans les années 2010 dans le sud-ouest du Tarn.
Bien que reproduisant la représentation des opposants au projet – notamment sur le rôle contesté de la société d’économie mixte « CACG », le CG du Tarn et de l’Agence de l’eau –, le schéma ci-dessus (et en première page de la newsletter) permet toutefois d’avoir une bonne vision des acteurs intervenant sur ce territoire.
Jusqu’en 2013, le collectif contestataire du Testet, était plutôt représenté par des associations environnementales locales, ainsi que des néo-ruraux âgés de 40-55ans venus s’installer là pour le cadre de vie. Le projet vient alors menacer leur nouveau projet de vie. Le terrain est donc, dans le cas présent, assez favorable à l’émergence d’un conflit voire l’implantation d’une ZAD. L’installation de ces néo-ruraux a fortement influencé le tissu associatif local. La contestation s’explique également par d’autres éléments fondateurs, comme celui de la destruction des zones humides, l’opposition à un modèle agricole productiviste soutenu par ce type de projet (un barrage pour l’irrigation dans l’agriculture généralisée), l’opacité du Conseil Général en proie à plusieurs conflits d’intérêts, etc. »
En octobre 2013, est créé le collectif « Tant qu’il y aura des bouilles » allant plus loin que les stratégies de lutte des associations locales. Il appelle à l’occupation du site et donc à la création de la ZAD du Testet. La réponse des pouvoirs publics est rapide : Delphine Batho, à son arrivée au ministère de l’Ecologie, lève le moratoire, et la Préfète du Tarn enclenche la Déclaration d’Utilité Publique.
« Comme nous l’avons vu plus tôt, la transformation d’une contestation de projet d’aménagement en ZAD s’inscrit dans un contexte général de représentations beaucoup plus large que celui de la simple opposition locale/environnementale, reprend MA. Pour comprendre le fonctionnement de la ZAD de Sivens, il est nécessaire de prendre en compte l’ensemble des motifs potentiels de conflit :
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L’impunité d’un « pouvoir oligarchique »,
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Le faible poids donné à la société civile et à la parole citoyenne,
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La toute-puissance des forces de l’ordre,
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La destruction de l’espace de vie,
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Le quasi-monopole d’une agriculture productiviste davantage soutenue par les pouvoirs publics que les exploitations de moindre taille,
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Etc. »
La création de la ZAD entraine également des redéfinitions territoriales, avec le parallèle entre un espace de vie et un espace de lutte : « Nous sommes la nature que nous défendons ». La réappropriation du territoire est vécue comme la réappropriation de soi-même. C’est bien dans ce cadre-là, que le déboisement du site a été un élément de crispation majeur pour les opposants.
La courbe d’occupation de la ZAD du Testet (voir schéma ci-dessus) laisse apparaître plusieurs périodes distinctes.
« En fin d’été, l’affluence sur le site est plus importante notamment parce que les festivals d’été ont gonflé le rang des opposants. L’occupation du site suit également le mouvement des travaux, tandis que la mobilisation des forces de l’ordre entraîne également une baisse de fréquentation. Par ailleurs, la mort de Remi Fraisse amène à la résurgence de l’occupation, avant son évacuation totale en début d’année (décembre à mars) facilitée par l’essoufflement des opposants présents sur site » illustre MA.
Aux yeux de Marine Attané, « plusieurs profils de ZADistes peuvent être dégagés (voir schéma ci-dessus) représentés sur ce schéma où chaque rond représente une typologie d’occupants. La ZAD s’est construite grâce au réseau des ZADistes «professionnels». Le premier opposant venait de NDDL (il se prénomme Laurent), le second (appelé Sylvain) est un adepte des squats et avait passé une semaine à NDDL pour apprendre de nouveaux modes de vie, d’où l’importance de la transmission des pratiques d’un site à l’autre. S’ajoutent à ces deux personnes, le noyau de militants locaux soutenant cette nouvelle forme de mobilisation et les ZADistes temporaires à la recherche d’une nouvelle expérience de lutte. Enfin, s’agrègent également à eux des personnes qui sont à la recherche d’un nouveau mode de vie et quelques expérimentateurs
L’arrivée successive de nouvelles personnes permet de créer un certain équilibre sur le site, alors que les travaux viennent fragiliser cette occupation (début septembre). Remi Fraisse décède dans la nuit du 24 au 25 octobre, alors que devait être fêté la première année de l’occupation de la ZAD du Testet. Cela entraine la création d’une nébuleuse violente à Sivens. Suite à ce drame, ce sont plutôt des SDF qui s’installent alors sur le site : ils sont plus là dans l’optique de se poser que de faire vivre une lutte globale. . Le 6 mars, on constate qu’il ne reste qu’un petit noyau car l’équilibre entre les différents types de ZADistes n’existe plus »
Crispation des tensions et historique du conflit
En septembre et octobre 2014, le rapport de force bascule et la violence devient de plus en plus courante. En effet, la défense du projet se durcit suite aux élections municipales et à un changement de politique majeur. La nouvelle Mairesse n’est pas favorable à la négociation, et durcit ces positions (elle a été élue sur ce programme). Le nouveau Premier ministre, Manuel Valls, demande la fermeté et veut éviter un nouveau NDDL – cela lui permet une différenciation avec JM Ayrault. Aussi, si l’on se rappelle des résultats de la primaire du PS en 2011, le premier ministre n’a que peu de soutien en région Midi-Pyrénées : l’ancien maire d’Evry (Essonne) espère donc rallier des forces auprès des acteurs politiques locaux par cette prise de position ferme que beaucoup d’entre eux attendaient de la part du gouvernement.
Deux mouvements de contestation apparaissent et s’opposent, avec les forces de l’ordre d’un côté et les riverains de l’autre. Alors que le déboisement progresse, les lieux de vie sont expulsés. Quand le lieu historique « la maison des druides » est détruit, cela entraine l’affaiblissement des leaders historiques, jusque-là pacifistes. En octobre, il reste deux lieux de vie qui ne sont pas évacués par les forces de l’ordre, parce que peu importants d’un point de vue stratégique. L’opposition entre opposants et habitants devient de plus en plus violente (agressions physiques notamment), et la représentation des « pas chez nous » est de plus en plus présente au sein de la population locale. Alors que la ZAD se voulait accueillante, les rapports se complexifient et la ZAD tend à se refermer sur elle-même.
La mort de Remi Fraisse a un impact important sur la poursuite de la lutte, et participe au basculement du rapport de force. L’affluence médiatique est telle que cela entraine de nouveaux flux d’occupants sur le site. L’arrivée de ces nouvelles populations a participé à la destruction du lien qui unissait jusque-là l’opposition. L’absence de capacité de gestion de la part des ZADistes explique, en partie, la dégénérescence de la ZAD. A cela s’ajoute une crispation des élus qui se sentent contestés. Finalement, cette crispation va les servir lorsque la situation va se renverser avec la parution notamment du rapport d’expertise. L’Etat abandonne symboliquement le projet, car finalement la digue ne sera repoussée que de 30 mètres, ce qui laisse paraître un semblant de considération et d’écoute de l’opinion publique.
Pour conclure, le terreau libertaire et anarchiste, l’existence de comités de soutien locaux, l’échec de l’opposition légaliste et l’absence de concertation réelle sont autant de facteurs qui expliquent la création d’une ZAD. Pour autant, pour qu’une ZAD existe et perdure dans le temps, la population locale doit l’accepter. En interne, l’autogestion doit fonctionner et être un principe de base de fonctionnement. Or, l’occupation de Sivens s’est fait dans l’urgence et n’a semble- t-il (selon Sylvain, ZADiste interrogé par MA) pas été suffisamment expliquée aux riverains.
Questions de la salle
Question 1 : Comment avez-vous travaillé sur le terrain ?
MA explique qu’elle était en stage à la Préfecture du Tarn à l’époque, ce qui lui a permis de comprendre le fonctionnement de la structure « Etat » et son positionnement en région. Elle est restée sur la ZAD pour observer, discuter et se fondre avec les occupants. Il faut du temps pour gagner la confiance sur le site, elle explique que c’est aussi beaucoup le fait du hasard des rencontres.
Question 2 : Vous avez parlé de la violence de plus en plus prégnante, est-elle liée à celle des Black Block ?
PhS : « Les Black Block sont une composante de mouvement anti-G8. La mouvance est assez classique, libertaire violente, et n’a pas grand-chose à voir avec les mouvements écologistes. Le 25 octobre, c’est dans un contexte peut-être lié à l’alcool, mais également à une tension présente qui ont abouti à cette violence. Elle ne se limite pas à une certaine frange de la population, elle était en partie défensive et devient une des composantes de la ZAD avec une tactique de défense telles que des barricades, du harcèlement et la copie des techniques des forces de l’ordre, type carapace. »
Question 3 : Pouvons-nous considérer que les ZADistes ont gagné ? Les projets sont-ils minimisés et ne valent-ils peut-être plus rien aujourd’hui ?
PhS : « Sur NDDL, par exemple, nous n’avons aucune idée de la suite que va prendre le projet, l’alternance politique peut jouer sur son devenir. Sur Sivens le projet n’est pas abandonné mais plutôt ré-imaginé, redimensionné. A l’avenir, les projets vont être lancés avec plus de prudence, avec la prise en compte du coût politique que cela peut engager, car désormais un mode de contestation efficace existe. »
MA : « Pour Sivens, le projet n’est pas abandonné mais le vote du Conseil Général est un non vote, le projet étant seulement décalé de quelques mètres. A ses yeux, il est clair que les ZADistes ont perdu, notamment avec l’absence de soutiens locaux. »
Question 4 : Y-a-t-il de bons et de mauvais projets ?
PhS : « D’un point de vue géopolitique, il n’y a pas d’avis à avoir sur ces projets. Tout est une affaire de points de vue et d’intérêts. Le sujet central est plutôt celui de l’intérêt général et de l’utilité publique. »
Question 5 : Quel est votre avis sur le potentiel conflit du « Central Park » de La Courneuve : un avis de faisabilité sur la construction de 24 000 logements accueillant 80 000 nouveaux habitants doit être rendu en septembre, mais un appel à la création d’une ZAD circule déjà sur le web… Une telle contestation peut-elle prendre ?
PhS : « C’est une question difficile. Les ZAD se constituent sur un élément important d’appropriation du territoire. Un canton, un département, ça parle aux gens. Est-ce que les abords du parc de La Courneuve bénéficient de cette appropriation? Probablement pas, à la différence du « 9-3 » qui, par contre, diffuse une identité territoriale basée sur la mixité sociale, son paysage urbain, etc. et une diversité entendue comme une richesse. Cette série d’images négatives transformées en points positifs pourraient éventuellement constituer des éléments communs d’appropriation. D’autres éléments sont également à prendre en compte. Se pose, par exemple, la question du positionnement des élus : sont-ils prêts à lutter quant eux-mêmes défendent la création de logement sur leur territoire ? Sans compter que ces élus ont une large culture de l’aménagement. »
Question 6 : Les années 60 sont considérées comme l’âge d’or de l’aménagement, quand les années 80-90 sont celles de la concertation. Assistons-nous désormais à la création d’une autre forme de concertation fondée sur la création des ZAD ?
PhS : « Depuis quelques années, en France, la concertation est systématique. A l’étranger, la concertation se fait encore au cas par cas, notamment lorsqu’il y a conflit. Dans ce cas et seulement dans ce cas, l’Etat nomme alors un conciliateur (ex : Stuttgart 21, Lyon-Turin, etc).
La géopolitique peut représenter une nouvelle approche dans la concertation. Les maitres d’ouvrages vont désormais faire attention à la fausse concertation, et ainsi ne pas donner d’éventuelles prises en limitant l’argumentation.
A Sivens, François Hollande a soumis l’idée d’un référendum. Pour autant, cette question du référendum local a ses limites : comment définir géographiquement l’électorat ? A NDDL, par exemple, si nous prenons l’ensemble du territoire concerné par le projet à l’échelle des départements, la participation serait plus que minime et le résultat sans réel pouvoir, à la différence du Tarn où la participation serait bien plus importante. »
Question 7 : Quels est la responsabilité des élus dans la gestion de ces conflits ? Si tous n’agissent pas évidemment en “barons” et en “notables”, n’en sont-ils pas en partie responsables avec des décisions peu discutées voire des conflits d’intérêts manifestes ?
MA : « Il y a un vrai problème de représentativité des élus locaux, et la confiance que les habitants attribuent à ces derniers s’en ressent. Historiquement, dans les espaces ruraux, le vote se fait par l’affectif (vote pour une personne plus que pour une étiquette politique). Les habitudes de vote et les équilibres tendent à changer lorsque les néo-ruraux s’installent sur le territoire. Les élus ne vivent pas les modifications de leurs territoires, mais se comportent plutôt comme des barons. Pour autant, de façon relative, l’argument de la non-représentativité des élus n’est pas le premier porté par les ZADistes. »
Question 8 : Pour le cas de Sivens, à quel moment la contestation a commencé et quel en a été le point de départ ? Quelle procédure de contestation a eu lieu, et quel en est le bilan ? Avions-nous vu les choses venir ?
MA: « Ce sont effectivement des questions que pose ce conflit, avec un système politique d’émiétage. Concernant Sivens, l’enquête publique a été très spécifique : il y a bien eu une enquête publique, mais pas de procédure de concertation car le projet était trop petit et ne faisait donc pas l’objet d’une telle obligation. L’enquête publique a été menée de façon très spécifique, et ce ne sont pas les opposants qui ont le plus participé. La pression des agriculteurs, notamment par le biais de la Fédération Départementale des Syndicats d’Exploitations Agricole (FDSEA), a été forte sur les habitants pour qu’ils participent positivement à cette enquête publique. S’il est difficile de quantifier les risques qu’un projet soit contesté avant la réalisation de l’étude d’impact, il serait peut-être intéressant de définir des critères sociologiques favorables à une contestation et, le cas échéant, de décider de lancer une concertation plutôt que de fonder comme c’est le cas actuellement la mise en place d’une telle procédure de bon sens uniquement sur la taille technique du projet. »
Question 9 : Des territoires sont-ils plus conflictuels ou favorables à l’implantation d’une ZAD, à sa perpétuation et survie ?
PhS : « Il y a en effet des sites qui peuvent être plus difficiles pour tenir le terrain pour les forces de l’ordre. C’est bien la différence entre NDDL et son paysage de bocage et Sivens avec sa forêt. Mais, à partir du moment où il y a choix de l’implantation de la ZAD comme mode de contestation, c’est que les terrains y sont favorables. Une fois les facteurs de risques définis, il est difficile de prédire quelle sera l’intensité du conflit à venir, mais il sera le fruit d’une conjonction d’éléments, avec notamment des facteurs anecdotiques qui jouent un rôle majeur (un leadership, un mauvais choix, des partisans, etc.) Une grille de facteur de risque peut être établie et calquée sur chaque territoire. Tenir le terrain nécessite le déploiement conséquent des forces de l’ordre, qui ne peuvent pas le mettre en place dans un contexte de forte mobilisation actuelle (Manif’ pour tous hier, Vigipirate aujourd’hui, etc…) »
Question 10 : Vous parlez d’une méthodologie et d’une grille d’analyse de facteurs de risques. Que pensez-vous d’une orientation de la concertation et un rééquilibrage du rapport de force par les maîtres d’ouvrage ?
PhS : « Chacun se bat avec ses armes. Les ZADistes peuvent avoir une très bonne lecture du conflit, et utilisent les outils à leur disposition. Les maitres d’ouvrage, eux, doivent sur-jouer le respect de la démocratie participative et sont sous le regard et la critique de l’opinion publique. Toute manœuvre trop visible se retournerait alors contre eux. »
Question 11 : Avez-vous un avis sur la possible constitution d’une ZAD autour du projet d’extension de Rolland Garros ?
PhS : « Il pourrait y avoir une mobilisation des écologistes par exemple, comme cela a été le cas avec le Bois de Boulogne lors de la candidature de Paris aux JO. Pour autant, il n’est pas certains que les habitants du 16ème arrondissement soient le public classique de mise en place d’une ZAD… ! »
Question 12 : Que vous inspire l’état de la démocratie locale en France, comparée à la votation et les référendums d’initiative populaire en Suisse?
PhS : « Le territoire n’est pas le même, tout comme la culture politique. C’est une question de représentation du territoire comme territoire politique. La Suisse est un pays peu peuplé et petit, une votation nationale équivaudrait à une votation au sein de la Région Rhône Alpes en France. »
Question 13 : Est-ce que la concertation systématique peut être une solution ?
PhS : « Non ! Une concertation mieux menée et plus systématique permettra assurément d’éviter ou de diminuer l’ampleur de certains conflits, mais elle n’apporte aucune garantie. La seule évidence, c’est que plus il y aura de la concertation, moins les conflits seront importants. Tout comme la démocratie représentative – qui n’est pas parfaite, mais a le mérite d’exister –, les procédures de concertation mises en place actuellement permettent à la société de fonctionner. Et, elles aussi, elles ont le mérite d’exister. La concertation et la démocratie participative permettent un dialogue qui va peut-être être tendu, mais qui pourrait diminuer l’ampleur de certains conflits. »
Question 14 : N’est-ce pas à l’Etat de revenir en force dans le cadre de la décentralisation, pour ne pas que des élus locaux soient sous influence de lobby comme la FDSEA qui les induiraient à prendre position pour des intérêts particuliers davantage que pour l’utilité publique ?
MA : « Les rapports de forces sont permanents. Pour autant, à l’échelle des départements ou des régions, les représentants de l’Etat qui changent régulièrement d’affectation n’ont pas suffisamment de recul ni la connaissance du territoire pour prendre des décisions s’opposant à celles des élus. Quelle est la légitimité locale d’un Préfet qui reste en place trois ans ? »
PhS : « Si elle a certaines vertus, la décentralisation a aussi des effets pervers qui entraînent la baronnie et le clientélisme, surtout quand l’intérêt national n’est plus jugé légitime par les acteurs locaux. Il faut reconstruire et redéfinir les procédés à chaque élaboration de projet, retravailler également le contenu et l’échelle de l’intérêt général. »
Pour aller plus loin :
« Il y a une grande part de hasard dans l’aménagement du territoire » – interview du romancier Aurélien Bellanger, prix de Flore 2014, sur le site de la Gazette des communes.
La carte des « Grands Projets Inutiles et Imposés », réalisée par Reporterre
« Zone d’aménagement différé » contre « zone à défendre » : analyse d’une lutte pour l’autonomie dans/de l’espace rural, par Anne-Laure Pailloux ; Justice spatiale n°7, janvier 2015
« Sivens, le déménagement du territoire en France », par Philippe Pelletier ; Justice spatiale n°7, janvier 2015
« La concurrence territoriale autour du projet d’aéroport de Notre-Dame-des-Landes », café géographique à Rennes, avril 2010
« Dégage, on aménage », par Jean De Legge et Roger Le Guen, éditions Le cercle d’Or, 1976
Compte rendu rédigé par Floriane, Hugo, Mathilde, Maelly et Amandine pour lescafesgeopolo@gmail.com
Je vous propose d’ajouter à la bibliographie le dossier que nous avons établi, Cécile Rialland et moi même pour géoconfluences en 2013 à propos de Notre-Dame-des-Landes intitulé :
« Notre-Dame-des-Landes : les rebonds d’un aménagement contesté. »
Nous y relatons, avec moult documents l’histoire ainsi que le jeu des acteurs, ce par deux universitaires nantais.