C’est la question posée à Philippe Gervais-Lambony lors du Café géo du 26 novembre 2013 au Café de Flore.
Philippe GL se propose de répondre à cette question en quatre temps.
–Les inerties spatiales
– Le nouveau paysage politique
– Mémoires et nostalgies
– Le changement social
Les inerties spatiales
Philippe Gervais-Lambony invite à réfléchir sur deux cartes :
– La carte de l’ancien découpage territorial de l’Afrique du Sud (1948-1994).
– La nouvelle carte administrative dessinée après l’apartheid.
La nouvelle carte n’a qu’une signification relative : la carte de l’apartheid qui n’a plus aucune valeur autre qu’historique apparaît cependant toujours en filigrane derrière la nouvelle.
Les bantoustans faisaient la spécificité de l’Afrique du Sud jusqu’en 94.
Le principe de division réside dans le fait de décréter qu’une terre est blanche ou noire et de diviser les populations selon les groupes ethniques.
Cette politique commence en 1913 (terres réservées) puis se poursuit dans le processus d’ethnicisation des années 70.
A l’issue de quoi 5 millions de personnes sont déplacées. Tous les Noirs non salariés sont renvoyés dans un bantoustan. Presque tout habitant noir d’une ville est rattaché à un bantoustan.
Le découpage fait apparaître 9 ethnies et 10 bantoustans. 4 Etats deviennent indépendants, indépendance tout à fait théorique. L’Afrique du Sud blanche finance tout.
C’est peut-être le seul cas au monde où certains territoires avaient la possibilité de se séparer de l’ensemble (On peut tout de même rappeler que cette possibilité théorique existait au sein de l’Union Soviétique ou de la Yougoslavie)
Comment se débarrasser de cet héritage ?
Dans un pays qui a « la religion de l’espace », on dessine une nouvelle carte administrative.
La nouvelle carte, celle des 9 provinces fait théoriquement litière des anciennes divisions.
En fait les bantoustans étaient des sortes de réserves de main d’œuvre. On ne remet pas en cause (sauf à la marge) la division des terres en deux catégories par peur de voir s’effondrer la production agricole qui permet à l’Afrique du Sud d’atteindre son autosuffisance alimentaire et même d’exporter. On ne veut pas imiter le Zimbabwe, où la réforme agraire a chassé les fermiers blancs déclanchant une très sévère crise et l’émigration des Blancs.
– Les anciens bantoustans ont été intégrés tels quels dans les nouvelles provinces : c’est le cas du Kwazulu-Natal où vit le groupe ethnique des Zoulou et le cas du Cap de l’est qui abrite les Xhosa. Ici on vit de l’argent qui vient de la ville : salaires et pensions de retraite. Certains bantoustans (cas de l’ethnie Zoulou) votent pour des partis opposés à l’ANC. Il existe donc des partis politiques ethnicisés. L’actuel président, Jacob Zuma, est zoulou et a réussi à faire s’effondrer le Inkato Freedom Party.
– A l’inverse, il y a des provinces sans bantoustans, telles le Cap de l’Ouest et le Cap du Nord. Ici, il n’y a pas de poche de pauvreté. Donc de très profondes inégalités entre provinces subsistent.
-L’autre facteur de différentiation de l’espace est le poids des villes dans une province. La province du Gauteng (Pretoria, Johannesburg, Ekurhuleni) est urbaine à 95%. Une grande partie de la richesse nationale y est produite et distribuée.
A l’échelle intra urbaine la ségrégation raciale reste structurante, comme le montre la carte des élections municipales.
Les résultats électoraux de 2011 à Johannesburg et au Cap sont intéressants à étudier. Les circonscriptions où l’ANC remporte plus de 80 % des voix sont des quartiers noirs.
Sur la carte de Johannesburg, on repère aisément, à la périphérie, le vaste ensemble de Soweto et plus au sud, le secteur d’Orange Farm où nombre de logements sociaux post-apartheid ont été construits. Au nord de l’agglomération s’étendent d’autres quartier noirs : le township d’Alexandra, celui de Diepsloot ou de Tembisa.
Au centre de l’agglomération et dans la proche banlieue demeurent les quartiers blancs, avec intrusion des classes moyennes noires.
En même temps, la peur de l’Autre et l’accroissement de la criminalité ont poussé les citadins aisés à s’enfermer dans des complexes sécurisés (gated communities) : quartiers clos, derrière des murs de plus en plus hauts, barrières électrifiées, gardes à l’entrée… Enfermement d’un nouveau genre dans la maison individuelle.
Avec l’enrichissement d’une partie de la population et le maintien de populations repoussées très loin des zones d’emploi, la circulation automobile est devenue infernale entre lieu de résidence et lieu de travail. Ainsi sur l’autoroute entre Soweto et Johannesburg les bouchons sont garantis, soir et matin.
Une carte intéressante qu’on ne montre pas ici est celle du plan d’Aménagement du Territoire, dit Plan National de Développement, avec échéance à 2030. C’est le fruit d’une initiative de l’ANC en 2010.
Ce document remarquable est issu d’une énorme collecte d’informations. Il affirme deux priorités : la lutte contre la pauvreté et la réduction des inégalités. Pour cela il faut opérer un traitement différentié de l’espace en distinguant :
-les pôles de grandes métropoles
– les grands corridors : ainsi à partir de Johannesburg un axe vers Le Cap, un vers Durban, un vers Maputo au Mozambique, un vers le Botswana.
– les zones à aider : bantoustans, anciennes régions minières
– les zones à protéger : les parcs
Les opposants, ceux de l’aile gauche de l’ANC jugent ce plan trop libéral.
N’oublions pas qu’une mobilité spatiale interne s’est beaucoup développée. Les provinces pauvres (Cap de l’Est, Limpopo) perdent de leur population au profit des provinces les plus riches (Le Cap de l’Ouest, Gauteng). De même à l’échelle intra urbaines, on observe une grande mobilité entre quartiers en crise et quartiers qui accueillent les emplois.
Enfin, la mobilité internationale en provenance des pays voisins provoque l’augmentation de la xénophobie et des violences de toutes sortes.
Le nouveau paysage politique
La population est profondément choquée par le renforcement des inégalités, par une opulence outrancière confrontée à une pauvreté extrême. Elle dit son inquiétude de l’avenir. La vie politique change. L’ANC est un vieux parti né en1912, qui arrive au pouvoir en 94. Où se trouve sa légitimité actuelle ?
Lors de la dernière élection locale, en 2011, l’opposition a recueilli 25% des voix
Deux nouveaux partis sont apparus :
– Economic Freedom Fighters, dirigée par Julius Malema, ancien leader de la branche Jeunesse de l’ANC se positionne à l’ultra-gauche et réclame la nationalisation des banques et des mines ; une réforme agraire radicale et l’expulsion des Blancs.
– Autre parti Harang, dirigé par une femme, la compagne de Steve Biko –militant anti-apartheid mort en prison en 1977-, se proclame parti anti-corruption.
Les deux partis touchent les sans-emploi et les classes moyennes. Ils soulignent la responsabilité de l’ANC dans la situation actuelle.
L’Alliance Démocratique, ancien parti blanc, est en voie de transformation.
Un évènement constitue un tournant, le massacre de Marikana, en août 2012. C’est une des grandes mines de platine de la région de Rustenburg. On a relevé parmi les mineurs grévistes 34 morts et 78 blessés. C’était la première fois depuis 1960 que des grévistes étaient morts sous les balles de la police.
Le contexte est celui d’une grande confusion entre syndicats. Le syndicat des mineurs a été débordé par un nouveau syndicat qui a organisé le mouvement de grève et qui demandait une augmentation des salaires. Il faut rappeler que les mineurs logent toujours dans des bidonvilles autour de la mine et qu’ils sont souvent des immigrants. Les syndicats incriminent une alliance entre ANC, patronat et forces de sécurité. Une alliance qui tire sur les mineurs. Enquête encore en cours. Tournant politique.
Le contexte, dans une économie mondialisée, c’est aussi une crise dans l’ensemble des industries, avec suppression d’emplois dans les industries lourdes, alors que le secteur tertiaire, peu syndicalisé, progresse.
A l’échelle locale une démocratie participative existe. Elle met en cause la corruption, à tous les niveaux, et elle s’inquiète des violences xénophobes contre les migrants étrangers. Elle proteste aussi contre la déficience des services promis : c’est le Service Delivery Protest.
Mémoires, nostalgie et changement social.
Problème : le passé c’est l’apartheid. Il fut très présent dans l’opération « Réconciliation et vérité » Mais pour beaucoup de sud-africains, la mémoire de l’apartheid est une mémoire qu’on raconte mais qu’on n’a pas vécue. L’apartheid, c’est fini depuis plus de vingt ans et la majorité actuelle de la nation arc en ciel essaie de comprendre un passé douloureux. Un passé qui interdit d’affirmer « c’était mieux avant » !
Il y a une difficulté à se remémorer avec bonheur des moments vécus à l’époque d’un régime oppressif. Les souvenirs heureux de l’apartheid sont politiquement incorrects, donc difficilement exprimables.
Les anciens racontent cependant avec nostalgie la vie conviviale menée dans le township, dans l’entre soi. Ils rêvent aujourd’hui « de dormir en banlieue mais de vivre au township », avec sa vie nocturne animée.
Un tourisme s’est organisé autour des lieux de mémoire : on visite l’île prison de Robben Island où fut enfermé Nelson Mandela, le monument aux morts de Soweto, ou le Musée de l’apartheid où on distribue des billets blancs et des billets noirs. « Native nostalgia » pour les anciens, l’apartheid c’est aussi leur jeunesse.
Dans un roman à succès « Black Diamond » le héros s’ennuie. Le week-end il va à Soweto.
Philippe Gervais-Lambony étudie actuellement ce qui se passe à Ekurhuleni une cité minière située à l’est de Johannesburg. La mine d’or est aujourd’hui fermée. Les retraités sont perdus car ils étaient des privilégiés de l’apartheid dans un système où la compagnie minière fournissait tout : logement, sapin de Noël, cadeaux pour les enfants, film une fois par semaine. La compagnie a été rachetée par une société d’investissement qui veut tout raser pour édifier un complexe immobilier bien plus rentable ! Mouvement de protestation : le système ancien, c’était le bon temps.
Questions de la salle
Les questions sont nombreuses dans une salle comble et Philippe Gervais-Lambony s’efforce de répondre brièvement à toutes.
Quid du système éducatif ?
Du temps de l’apartheid, les Noirs avaient une éducation pratique, limitée à ce dont ils pourraient avoir besoin dans les fonctions limitées qui leur étaient assignées.
Il y avait cependant les écoles des Missions qui avaient aussi des universités. Elles ont formé des élites régionales. En milieu urbain leur niveau est acceptable, beaucoup moins en milieu rural.
De nos jours il y a une égalité théorique, mais les classes moyennes noires s’efforcent de mettre leurs enfants dans les écoles des quartiers blancs. Déplacement et stratégies résidentielles. Il existe aussi un système éducatif privé important.
Contestation sur les livres d’histoire où des points de vue différents s’affrontent.
Encore peu de noirs dans les domaines scientifiques. Après 3 ans d’études supérieures on accède à un bon poste si on est noir.
Mais Affirmative Action ou discrimination positive. On ironise sur les fonctionnaires AA jugés incompétents.
La situation des Blancs
Maintenant 8,7% de la population totale. Soit moins que les « coloured ». Il semble que l’émigration, qui intéresse surtout les Anglophones et moins les Afrikaners soit maintenant presque arrêtée.
Les Afrikaners étaient à l’origine de l’apartheid qui avait pour but principal de protéger leurs terres, de leur assurer le plein emploi et un niveau de vie correct. Ce sont les grands perdants de l’abolition de ce système.
Une question sur le métissage permet de rappeler que jusqu’en 1927, les relations sexuelles entre races différentes étaient interdites et que les couples mixtes devaient quitter le pays.
Situation économique
Avec le retour de l’Afrique du Sud dans les instances internationales et son statut de puissance émergeante, peut-on parler de l’éveil « d’un lion africain répondant au tigre asiatique ?
L’agriculture permet l’autosuffisance alimentaire et assure des exportations (maïs, vin etc.) Mais elle est entre les mains des Blancs. C’est la raison essentielle de la mise en attente de la réforme agraire.
Depuis 2008, la crise économique n’épargne pas l’Afrique du Sud, mais beaucoup de pays sont dans ce cas. Cependant on peut pointer un disfonctionnement majeur : les coupures d’électricité à répétition qui alimentent les inquiétudes de tout un chacun.
Aspects sociaux
Une loi récente décide des sujets qu’il ne faut pas aborder dans les médias, est-ce dramatique ? Le pays dispose de journaux d’investigation et partout on peut recevoir, par satellite les émissions des TV des pays voisins.
Le sida est rapidement évoqué puisqu’il constitue un facteur puissant de baisse de l’espérance de vie. On peut aussi relier cette question à celle de la liberté de la presse en évoquant la caricature de Zapiro, puisée dans les journaux sud-africains, qui représente Jacob Zuma la tête surmontée d’une pomme de douche en référence à ses propos lors du procès où il était poursuivi pour viol l’ procès s’est achevé par son acquittement.
Décembre 2013
Notes de Michel Sivignon, complétées par celles de Maryse Verfaillie.
Elles ont été relues par Philippe Gervais-Lambony
Professeur de Géographie, IUF, UMR LA VUE
Vice-président en charge de la Recherche
Université de Paris Ouest Nanterre La Défense
Au moment même où nous achevons d’écrire ces lignes, nous apprenons le décès de Nelson Mandela, le 5 décembre 2013.
L’Afrique du Sud et le monde perdent une figure majeure de la lutte pour les droits de l’homme.
Hommage, tristesse mais aussi, parce qu’il l’aurait souhaité, espoir.