75ème Café de géographie de Mulhouse
Thierry Kranzer, United Nations, Department of Public Information, News and Media Division – Meetings Coverage section, Président des Alsaciens de New-York.
17 avril 2015
À la Cour des chaînes à Mulhouse

L’ONU au Kivu

On me dit toujours que je mets l’Alsace à toutes les sauces. Mais le fait est que je trouve nombre de similitudes entre ma région d’origine et celle du Sud-Kivu où j’ai été en mission pour l’ONU de mai 2006 à septembre 2007.  Nos quatre changements de nationalité, nos dizaines de milliers de morts, l’évolution de notre situation entre 1945 et Maastricht en 1992 m’ont permis de trouver des arguments pour sensibiliser la société civile du Sud-Kivu, en essayant de montrer que l’exemple de l’Alsace était la démonstration que tout est possible en termes de développement et de pacification d’une frontière, mais qu’il fallait laisser le temps au temps.

Je me suis retrouvé dans ce coin des trois frontières, coincé entre la RDC, le Rwanda et le Burundi,  où en « nonante-quatre », pour reprendre le vocabulaire local hérité des Belges. Les images des massacres au Rwanda de 1994 m’avaient bouleversé.  On ne comprenait pas à l’époque comment cette crise rwandaise avait eu un tel impact sur l’Est de la RDC voisine où s’étaient réfugiés 2 millions de Rwandais hutus craignant les représailles du FPR qui venait de prendre le pouvoir à Kigali.  Nous ne savions pas encore alors que nous vivions la fin de l’ère Mobutu. Deux ans après le génocide rwandais, en 1996, Laurent Désiré Kabila envahissait la RDC à partir de la Ville d’Uvira, avec le soutien logistique des nouveaux maîtres du Rwanda. A l’époque tout semble compliqué. On ne sait plus à un moment qui massacre qui, jusqu’à l’arrivée de Laurent-Désiré Kabila au pouvoir à Kinshasa en 1997, ni pourquoi et comment s’était développé en RDC un nouveau « génocide » provoqué par la colère et la vengeance des rescapés, parfois parqués dans les mêmes camps en RDC que leurs bourreaux : les génocidaires du Rwanda en 1994.

En novembre 1999, est créée la mission de Maintien de la Paix des Nations Unies en RDC. Elle est chargée de préparer la paix et de réunir tous les anciens belligérants afin de négocier un partage du pouvoir autour d’un président et quatre vice-présidents.  En effet, ce conflit avait impliqué 9 pays, une trentaine de groupes armés dont au Sud-Kivu, des miliciens étrangers intensifiant la guerre en cours en y ajoutant leurs propres tensions, avec par exemples des combattants Angolais pro- gouvernementaux affrontant en RDC des Angolais anti-gouvernementaux.

En 2006, l’ONU est chargée d’organiser les premières élections libres et c’est dans ce contexte que j’ai été volontaire pour cette mission de terrain au sein de la MONUC, Mission de maintien de la paix  Nations Unies au Congo (RD). Dans le cadre de cette mission l’ONU avait recensé dans un premier temps 20 millions d’électeurs, sur 60 millions d’habitants, et vérifié leur identité.  Il faut imaginer l’étendue de cette mission sur un territoire de 2,5 millions de km2 – cinq fois la France – sans chemin de fer, ni route asphaltée, souvent sans réseau électrique.  Le premier tour de l’élection présidentielle s’est tenu fin juillet et le second tour  fin octobre avec l’annonce des résultats le 7 décembre 2006.

Il est intéressant de noter que la RDC a aujourd’hui 75 millions d’habitants – contre 60 millions en 2006 – et que la RDC vit cette année une réforme territoriale puisqu’elle va passer cette année de 11 à 26 provinces dans le souci de rapprocher les citoyens du pouvoir.  Un processus contraire à celui de la France qui va, elle, augmenter la taille de ses provinces.  Le Katanga,  à lui seul, sera ainsi subdivisé en 5 provinces.

C’est donc dans le contexte de l’organisation de ces premières élections libres et transparentes que je suis nommé à Uvira, deuxième ville du Sud-Kivu, à 6 km de la frontière du Burundi au bord du lac Tanganyika.  Une ville stratégique qui fut le point de départ de l’invasion menée par Laurent-Désiré Kabila en 1996.  Rappelons que le sud du Sud-Kivu, très difficile d’accès, a toujours été sous Mobutu le siège des partisans de Kabila père. C’est d’ailleurs dans cette région du sud du Sud Kivu, et plus précisément le Territoire de Fizi que le « Che », Che Guevara, tenta d’exporter la révolution cubaine en Afrique en 1965.

Une région riche et attachante

Cette région aux paysages extraordinaires a un potentiel touristique considérable.  Le territoire du sud du Sud-Kivu dont j’étais en charge représentait 20 000 km², soit presque trois fois l’Alsace. Nous n’avions que 800 casques bleus pour couvrir cette zone de 20 000 km2, quand il en aurait peut-être fallu 10 fois plus.  Le Sud-Kivu, c’est au total 70 000 km2, pour 4000 casques bleus.

Bukavu, capitale du Sud-Kivu, abrite un Alsacien de Huningue, Etienne Erny qui, par la force des choses, est devenu le premier employeur du Sud-Kivu. Cet ex-responsable administratif et financier de Pharmakina, société spécialisée dans les médicaments antipaludéens et notamment la production de quinine, est resté après la fermeture décidée par les propriétaires allemands.  Avec un collègue badois, il a repris la gestion de l’usine que la direction allemande avait décidé d’abandonner en raison de la multiplication des combats entre 1996 et 2000. Aujourd’hui Pharmakina Bukavu, dirigée par un Alsacien et un Badois, emploie 6000 Congolais disposant d’une couverture médicale universelle. L’Alsacien est aujourd’hui le premier employeur du Kivu.

Il y a aussi Carlos Schuller, de Zurich en Suisse, qui est le « nouveau » Diane Fossey du lieu puisqu’il a décidé de vouer sa vie à la protection des derniers gorilles « Silverback », dont il reste quelques centaines de spécimen. J’ai aussi rencontré Alain Salesse, un Alsacien de Niederbronn qui était en charge de l’organisation des élections, notamment de la logistique et de la distribution des bulletins de vote au Sud-Kivu. Bref, le Sud-Kivu rassemblait en 2006 une colonie d’Alsaciens, de Badois et de Suisses qui se retrouvaient de temps en temps autour de leur dialecte rhénan commun.  Autre lien avec l’Alsace, l’élection chaque année d’une Miss Mutzig à Bukavu, car les Congolais ont hérité des Belges, leur amour de la bière, mais aussi les droits de produire de la bière achetés à la société alsacienne Mutzig.

Plus sérieusement, le centre de recherche en sciences naturelles de Bukavu dispose aussi de la plus grande bibliothèque du Congo après Kinshasa et son université est particulièrement active et renommée.

Expérience sur le terrain

En arrivant à Uvira début juin 2006, mon souci a d’abord été de connaître le territoire où j’allais exercer et devoir convertir tout le monde à la bonne gouvernance, au respect des droits de la Femme et de l’Enfant. Je suis alors allé à la rencontre des casques bleus pakistanais qui m’ont invité à me joindre à une de leur patrouille de nuit le dans le coin des trois frontières, RDC, Rwanda, Burundi

Les Congolais nous reprochaient parfois de faire du « para-tourisme », de ne rien faire, de laisser passer les miliciens des pays voisins sur le territoire congolais.  Des reproches injustifiés. Contrairement aux clichés que l’on peut véhiculer sur le Pakistan et son armée, il est bon de préciser que l’armée pakistanaise obéit à une discipline prussienne. Ils sont attentifs, consciencieux, bienveillants à l’égard de la population locale.  Ils vont souvent bien au-delà de leur mandat militaire en allant souvent jusqu’à offrir de la nourriture à la population. Ce sont des acteurs remarquables du maintien de la paix. Tous les Casques Bleus n’ont pas le même engagement, ni les mêmes valeurs.  J’ai aussi croisé des membres des forces spéciales pakistanaises au mess des officiers pakistanais, où j’ai pu constater une certaine scission entre officiers religieux et laïcs.

Le 30 juillet 2006, des milliers d’observateurs surveillaient les élections auxquelles participaient 20 millions d’électeurs, votant pour la première fois démocratiquement depuis Lumumba en 1960. Le peuple en était conscient et avait beaucoup d’espoir. Chaque parti avait ses observateurs, de même que l’UE, très présente.  Les bulletins de vote sont immenses de format A3, pour pouvoir contenir les photos des candidats. C’est le seul moyen pour contourner le problème de l’analphabétisme qui touche parfois 80% de la population. Ainsi ce bulletin de format A3, outre les candidats à la présidentielle comprenait, par exemple, dans le Territoire d’Uvira, les photos des 70 candidats aux législatives. L’ONU était chargée d’appuyer les efforts de la Commission électorale indépendante congolaise(CEI) pour distribuer les bulletins de vote et protéger les lieux de stockage.  À l’Est, le résultat du scrutin n’a laissé aucun doute, tant Joseph Kabila apparaissait comme un dieu vivant au Sud-Kivu, car considéré comme celui qui a mis fin à 10 ans de guerre et à la dictature de Mobutu.

Mon autre tâche était de former les formateurs, dont les journalistes et les groupes de sensibilisation qui devait expliquer aux populations comment allaient se dérouler les élections.  Mon espoir reste aujourd’hui de développer un partenariat avec des journalistes alsaciens. Il y a une soif d’information énorme au Kivu où un journaliste peut espérer un revenu mensuel de 100 dollars par mois, alors que le salaire mensuel d’une institutrice était de 40 dollars en 2006.

Une région d’accès parfois difficile

Au sud du Sud-Kivu, à la frontière du Maniema, la région de Misisi est connue pour sa mine d’or et pour avoir été lieu de séjour de Che Guevara.  C’est dans cette région, le Territoire de Fizi, berceau des rebelles anti-Mobutu, que le Che a tenté d’exporter la révolution cubaine en Afrique. Parce que Misisi était à plus de six heures de notre base la plus proche, il nous était interdit de nous y rendre car dans l’impossibilité de faire un aller-retour dans la journée. Misisi, de fait, était une zone témoin de nombreux abus des droits de l’Homme. Il est bon de savoir que compte tenu de l’état des routes, il faut en moyenne 4 heures pour faire 100 kilomètres sur la « route nationale 5 » qui traverse le Sud-Kivu du nord au sud.  Une route qui est souvent impraticable durant la saison de la pluie.

Avec des collègues, en charge des droits de l’homme, nous avons décidé de passer outre les recommandations de notre administration. Nous avons décidé de nous rendre à Misisi au nom de la crédibilité de l’ONU en acceptant les risques liés au fait que nous devions passer plusieurs nuits dans une zone, qui ne correspondait pas aux normes minimales de sécurité imposées par l’ONU.  Nous avons négocié avec l’autorité militaire congolaise la participation à notre mission d’un officier de la justice militaire congolaise qui, accompagné de deux gardes du corps, nous offrait un minimum de sécurité.

C’est ainsi que nous nous sommes mis en route le vendredi 13 octobre 2006 avec un convoi de 5 voitures et 13 personnes au départ de notre base d’Uvira, une base de l’ONU qui comporte 75 personnels dont 25 personnels internationaux de l’ONU et 50 personnels locaux congolais.  Après 12 heures de route en deux étapes nous sommes arrivés à un centre d’hébergement de réfugiés abandonné.  Il est à noter qui si cette région était très difficile d’accès en 2006 plusieurs ponts construits par le PNUD ont fini par désenclaver la région et nous aider à répondre aux besoins humanitaires des habitants, dont les seuls revenus proviennent de la vente et de l’écoulement des produits de leurs récoltes.  Sans pont, pas d’accès aux marchés, et donc pas de revenus.

12 km avant notre arrivée à Misisi, nous avons été interceptés par un groupe de femmes sortant de la brousse pour nous dire que les femmes de Misisi chantaient déjà notre arrivée.  En même temps, elle nous explique que c’est propagée dans la ville une rumeur annonçant l’arrivée de 100 véhicules de la MONUC. « Une rumeur qui a fait fuir les miliciens » nous racontent ces femmes!

Des rencontres exceptionnelles

A notre arrivée à Misisi, 600 personnes se rassemblent vite autour de nous tant le besoin  d’information est fort dans une zone non couverte par de réseaux de téléphonie mobile, dans une région les viols, arrestations arbitraires, travail forcé et autres maltraitances sont récurrents, l’arrivée de notre délégation est vécue comme une arrivée de libérateurs. Je dois calmer les attentes en expliquer que notre présence n’est que provisoire et que cette première étape est une étape de recensement des violations des droits de l’homme commises et identification de leurs auteurs. Il a été difficile de leur faire comprendre que nous n’étions pas là pour poursuivre les miliciens mais que nous pouvions faire connaître leur sort et obtenir pour eux des protections ultérieurement.

Il faut savoir qu’en RDC en 2006, non seulement les policiers ne sont pas payés, mais ils doivent faire remonter de l’argent à l’Etat par tous les moyens, parfois entre $300 et $500 par mois, ce qui explique leur mauvaise réputation au sein de la population. Les policiers doivent tout simplement se servir sur la population pour faire remonter les sommes demandées par l’Etat mais aussi pour se payer.  Ce sont souvent des gens les plus aisés qui sont arrêtés abusivement car eux ont les moyens de régler les $80 demandés pour une libération et le retrait de toute charge.

Pour changer les habitudes de corruption et de mauvaise gouvernance héritées de 30 ans de mobutisme, il a  fallu beaucoup de formation et de sensibilisation des policiers. Je me rappelle d’une anecdote racontée par un collègue. A la fin d’une séance de sensibilisation de policiers de Kinshasa sur les droits des femmes, un policier en pleur est venu voir les formateurs de l’ONU en disant «  je suis désolé, je ne savais pas qu’on ne pouvait pas violer les femmes emprisonnées, car pour nous une femme qui est en prison est une mauvaise femme qui n’a pas de droit et que l’on peut punir en lui infligeant sévices et maltraitances ».  Quand on leur explique leurs erreurs et les principes du respect des droits de l’Homme, il arrive qu’ils culpabilisent voire fondent en larmes.

S’agissant de notre périple de quatre jours à Misisi, il s’est conclu par la rédaction d’un rapport de 11 pages de violations de droits de l’homme et de leurs auteurs. Nous avons aussi relevé des témoignages relatant un massacre à une dizaine de kilomètres de Misisi de Pygmées tués par des miliciens rwandais qui redoutaient les pouvoirs de la médecine traditionnelle pygmée. Pour obtenir leur témoignage, nous avons traversé un fleuve sur un radeau composé d’une planche et de bidons en plastique servant de flotteurs.  Nous avons rencontré une communauté matrilinéaire et leur reine dénommée Sidonia, protectrice des pygmées.  Illustrant l’amélioration du climat sécuritaire Sidonia venait de rentrer auprès des siens après 10 ans d’exil en Tanzanie. Le lien entre sécurité et développement s’est imposé de lui même. Face à l’insécurité permanente, cette communauté ne cultivait plus, lassée des pillages et exactions répétées.  On produit juste assez pour survivre et ne pas attirer les pilleurs

Violences et solidarités

Les associations congolaises qui s’occupent des orphelins de guerre peine à survivre. Souvent des enfants issus de viols sont rejetés par les communautés et les mamans comme leurs enfants en souffrent. Je me rappelle d’un témoignage d’une maman d’un enfant de 8 ans à Bukavu qui nous a expliqué qu’elle n’a jamais pu laisser son enfant seul de crainte de le voir tué par sa propre famille.  Parce que le visage de l’enfant rappelle à sa famille le souvenir et le visage du violeur milicien rwandais.

À Uvira, en 2006, on compte 30 000 scolaires sur 60 000 habitants. La moitié des enfants ne sont pas scolarisés parce que les parents ne sont pas capables de régler des frais de scolarité se montant à un dollar par mois pour le primaire et parfois 4 dollars par mois pour le secondaire.  Notez qu’avec 20 dollars on peut offrir une année de scolarité primaire à un enfant avec toutes les fournitures scolaires qui vont avec. Et changer son avenir.

Une des ONG locales les plus imaginatives est l’œuvre socio-professionnelle (OSP) de Patient Alesire qui encadre des milliers d’enfants pendant les congés scolaires de juillet et août. On obtient leur participation aux cours du matin en échange d’un déjeuner et de matchs de foot l’après midi. Une bénédiction car dans ces familles très nombreuses, les enfants mangent à tour de rôle un jour sur deux. Ces enfants privés de tous se réjouissent de la moindre chose. Ils fabriquent eux-mêmes leurs jouets avec des fils de fer et des capsules de coca.  Ils ne se plaignent pas. Le bonheur qui transpire de leur visage est un terrible contraste avec celui de nos enfants européens gâtés et qui ne sont plus satisfaits de rien.

La journée de l’enfant africain le 16 juin qui commémore les émeutes de Soweto en 1976 et le massacre d’enfants qui se sont opposés à l’interdiction à l’école de leur langue maternelle. A Uvira, le 16 juin 2006, j’ai organisé une « coupe du monde de foot » pour les Watoto (les enfants), chaque école ayant été invitée à choisir le nom d’un pays.  On a aussi organisé une journée folklorique des ethnies rassemblant les sept ethnies de la région d’Uvira.  Il est bon de rappeler qu’au-delà des quatre langues nationales – kikongo, swahili, lingala et tshiluba – coexistent une grande variété de dialectes dont le kifulero et le shi près d’Uvira.

Une de mes rencontres les plus étonnantes était celle du père Roger Mpongo, qui était alors curé en Alsace, à Mussig et Staffelfelden. Le hasard a voulu que ma mère assistât à une de ses messes à Mussig et nous a mis en contact.  L’autre hasard fut que Roger était originaire de mon lieu d’affectation, ce qui n’était pas évident vu la taille de la RDC. J’ai ainsi eu l’occasion d’accueillir Roger Mpongo, à Uvira fin 2006 au Sud-Kivu où le père Roger est très actif dans le domaine  de la réhabilitation d’enfants soldats, cherchant à réconcilier les anciens adversaires et veillant à la sensibilisation des Européens de la situation du Kivu.

Une faune en danger

Le jour du départ de Misisi, on a voulu nous vendre un bébé gorille, victime du braconnage.  Notre mission étant une mission de promotion de bonne gouvernance, elle concernait aussi la protection des espèces rares dont 4 sont protégées par la constitution de  la RDC, les hippopotames, les grands singes, les éléphants et les perroquets. Nous nous sommes fait passer pour des acheteurs en collaboration avec la police locale qui collabore tant bien que mal avec l’ONU.  En fait de gorille, on nous a proposé un chimpanzé blessé par un piège. Nous l’avons pris en charge et ramené à Bukavu, à 16 heures de voiture (sans couche culotte pour le petit singe), où existe un centre.  Baptisé « Alsace », il a été sauvé mais est resté handicapé.  Nous avons monté autour de lui, une opération de communication pour rappeler le droit, l’importance de préserver la faune, ne serait-ce que pour l’intérêt du tourisme. Il faut se rappeler qu’avant la guerre il y avait des lions, des éléphants, des okapis qui ont disparu, mangés par les miliciens ou capturés par les braconniers. Un bébé chimpanzé peut se vendre 500 dollars américains au Burundi, l’équivalent d’un an de salaire d’un enseignent.

Les braconniers n’ont pas été arrêtés, car nous n’avons pas voulu accabler les enfants intermédiaires de la vente et le trafic continue mais la population commence à se sensibiliser à la question. C’est ainsi qu’on m’a apporté en avril 2007 un second singe, encore plus mal en point, qui pesait quelques kg à 18 mois après être resté enfermé dans un sac plusieurs semaines.  Lui aussi, baptisé Lorraine, a survécu, et a été remis au centre de réintroduction de Lwiro

S’agissant du potentiel touristique, il faut aussi souligner la beauté du Lac Tanganyika, un lac de 700 kilomètres de long avec une profondeur maximale de 1400 mètres.  Des plages de sable blanc et des ressources halieutiques uniques au monde.

Maudites richesses

La RDC est le 5ème pays le plus riche du monde en termes de richesses naturelles. La présence de cassitérite, coltan, diamants, or, etc a fait de ce pays un des plus pauvres du monde.

Le Tanganyika avec 1400 mètres de profondeur, est la deuxième ressource d’eau douce de surface du monde après le Baïkal. Malgré son potentiel touristique, c’est aussi une région pillée dont les forêts ont été dévastées pour répondre aux besoins de millions de réfugiés qui y sont passés après 1994 et dont la faune est en voie d’extermination. L’espérance de vie est courte. Il n’est pas rare d’y voir des gens mourir à 40 ans.  Souvent des enfants meurent de paludisme, de choléra et d’autres maladies en raison de la faiblesse de leurs défenses immunitaires L’alimentation est dangereuse parfois, car la qualité sanitaire et douteuse, et les épidémies fréquentes dans des populations affaiblies par les privations.

La paix est partiellement revenue, on célèbre l’armée congolaise lors de la journée nationale du 30 juin, mais la pauvreté perdure. L’ONU ne peut répondre que partiellement aux besoins des habitants et ses représentants très engagés, sont surmenés.

Bilan

L’ONU a mené une campagne de sensibilisation dans les hauts plateaux à 3000 mètres où la réalité est plus compliquée en raison des tensions entre populations bantoues et tutsies. Des cousins s’affrontent dans des camps opposés, l’un dans le camp gouvernemental, l’autre anti gouvernemental, ce qui suscite des guérillas. Après s’être battus ensemble contre les Rwandais et parce qu’ils ne savent faire que la guerre, ils négocient des postes et se battent. La circulation des armes est facile, Uvira a été attaqué voici quelques années par un groupe d’une centaine de miliciens qui avaient été payé 100 dollars par personne par un commerçant qui s’est dit qu’il pouvait devenir maître d’Uvira. De nombreuses victimes, mais les miliciens furent repoussés. On manque de confiance, on ne construit pas. La chose que redoutent les milices sont les hélicoptères de l’ONU.

Il y a aussi des tensions intérieures liées à la présence d’une minorité rwandophone qui se bat pour le Congo contre le Rwanda, alors que des Bantous congolais ont parfois collaboré avec les génocidaires.  Mais les Rwandophones sont souvent discriminés en RDC. Il a y a des amalgames regrettables entre rwandophones et envahisseurs, qui me rappellent les amalgames abusifs fait en Alsace après la guerre entre défenseurs de la langue allemande et collabos.  Pourtant, la population congolaise comprend une formidable société civile, une formidable jeunesse qui nous laisse croire que tout retour en arrière est impossible et que la RDC est sur la voie d’une démocratie durable.

Thierry Kranzer

Président de l’Union Alsacienne de New York
Ancien porte-parole d’une base de maintien de la paix de l’ONU à Uvira (Sud-Kivu) de mai 2006 à septembre 2007

                                     A Mulhouse, le 17 avril 2015

Questions

Que faites-vous maintenant ?

Je suis un des 6 attachés de presse francophone à l’ONU où le Français est une des deux langues de travail, à côté de l’anglais.

Qu’en est-il du Kivu en ce moment ?

Pour la première fois, après de longs débats au Conseil de Sécurité, on a envoyé des forces spéciales d’intervention ne se limitant plus au maintien de la paix.  Grâce à ces premières brigades d’intervention autorisées par le Conseil de sécurité pour intervenir à  Goma, des miliciens (M23) sous influence du Rwanda ont été chassés.  La région reste instable.  Les bourreaux hutus qui ont tué les tutsis, ont épousé des congolaises et ont des enfants nés au Congo. Comment considérer ces enfants ?  Un rapport d’enquête de l’ONU a montré que le M 23 était soutenu par le Rwanda.

Les plus âgés ne regrettent ils pas les colonies dans cette région qui est un peu l’Alsace d’Afrique ?

Si aucun ne souhaite revenir à la colonisation, certains regrettent Mobutu et une certaine stabilité qu’il garantissait.

L’ONU ne pourrait elle pas se lancer dans un plan Marshall pour l’Afrique ? Faire pression sur Joseph Kabila pour rétablir l’ordre ?

Mes contacts de la société civile du Sud-Kivu m’ont rappelé récemment que depuis que les Kabila sont au pouvoir, pas un kilomètre de route n’a été construit au Kivu. On en construit au Rwanda, au Burundi mais rien au Kivu. Il manque effectivement des infrastructures mais l’ONU ne peut pas tout faire. Les Nations-Unies dépensent un milliard de dollars par an pour le maintien de la paix en RDC, soit une partie considérable des 8 milliards de dollars consacrés à 16 opérations de la paix (OMP) en cours.  Toute la difficulté de la communauté internationale est de trouver le juste milieu entre aide au développement et assistanat qui déresponsabilise.

Qu’est ce qui vous a amené à faire tout cela et bien sur, à avoir une vie de famille ?

En 1940, mes grands-parents maternels ont été évacués dans le Sud-Ouest en devant abandonner leur ferme et bétail sans savoir s’ils pourraient un jour revenir et mon grand-père paternel, un « malgré-nous » a été prisonnier des Russes à Tambov et est rentré d’un camp de concentration avec 48 kilogrammes. Leur histoire a façonné ma vision du monde. En me rendant au Kivu j’ai découvert des histoires qui ont rappelé celles de mes grands-parents.  Et résoudre les problèmes de ces gens m’a donné l’impression de pouvoir me venger des souffrances vécus par mes grands-parents.  Notre vengeance sera la fraternité disait Victor Hugo en parlant de l’Alsace-Lorraine aux frontières changeantes.

Pouvez-vous détailler le travail des Casques Bleus. Que font-ils des armes, des prisonniers ?

On a recensé 100 morts parmi les Casques Bleus en 10 ans.  En 2006, l’ONU a désarmé et démobilisé 10 000 anciens combattants rien qu’au Sud-Kivu. Cela a permis de faire baisse de 1600 (2005)  à 900 (2006) le nombre de femmes violées au Sud-Kivu. Il faut préciser que malgré le chaos le Congo dispose d’un réseau extrêmement bien organisé de centres de santés qui couvrent le territoire autant que possible.  C’est aussi ces centres de santé approvisionnés par l’ONU et ses agences partenaires qui permettent de répertorier avec précision le nombre de victimes et de femmes violées par exemple.  Nous avons pu ainsi constater et chiffrer cette baisse de 40% du nombre de viols et la mettre en corrélation avec une diminution du nombre de miliciens dans la nature.

Le chapitre VII autorise les Nations-Unies à faire usage de la force mais les grandes puissances ne veulent pas d’une armée onusienne qu’on ne maîtriserait pas et qui pourrait perdre sa crédibilité en devenant partie au conflit.

Quand on sauve des vies, cela ne se voit pas, on ne voit que les victimes. La mission de l’ONU en RDC et ses 20 000 casques bleus coute 1 milliard de dollars.  Ce chiffre est selon moi un chiffre minimum pour avoir un minimum d’efficacité.  C’est le montant minimum autour duquel se sont accordés les États membres.  Il en faudrait peut-être dix fois plus ! C’est une course contre la montre pour former l’armée locale et réformer le secteur de la sécurité et de la justice, respectant les droits de l’homme, de la femme.  Malgré les lenteurs, on progresse tous les jours.

Le M23 est-il dissous ?
Les rapports de l’ONU font état de miliciens du M23 en Ouganda, au Rwanda. Il est difficile de les poursuivre. Ils savent mieux jouer avec les frontières que les autorités légales. Je crois que pour l’avenir, la paix durable se construira autour de projets transfrontaliers.  Pourquoi ne pas construire un aéroport binational Congo/Burundi, à Bujumbura sur le modèle de l’EuroAirport ?  L’aéroport actuel de Bujumbura présente l’avantage se des trouver à quelques kilomètres de la frontière congolaise.

Qui profitent les richesses minières?

A Misisi, la population nous a cité l’atterrissage, quelques jours avant notre arrivée,  d’un hélicoptère sud-africain d’une compagnie faisant de la prospection minière, pour l’or.  Nous n’avons eu aucun moyen de vérifier cette allégation

Une carte de mineur coûte 20 USD par an mais à un prix aussi bas, cela tourne au pillage. On a du mal à comprendre pourquoi l’Etat congolais ne se mobilise pas plus. Au Kivu, la firme pétrolière britannique Soco menace l’existence des gorilles du Virunga après avoir obtenu un permis de concession des autorités de Kinshasa et seule l’opposition ouverte des habitants retardent l’exploitation des gisements.

En 2014, Emmanuel de Mérode, prince belge, directeur du parc de Virunga qui a essayé de défendre les droits des animaux et l’existence du parc national a été victime d’un attentat après avoir témoigné à une Commission d’enquête contre Soco cependant, depuis Monaco, la FMN nie être à l’origine de l’attaque qui ne serait qu’une coïncidence

Quand ce sont des mines sauvages, c’est encore plus scandaleux car c’est du « wild capitalism » Pourquoi ne pas s’organiser pour rendre la situation plus sereine ? On retrouve des diamants et de l’or au Rwanda qui sont le fruit du pillage de la RDC. ET finalement ces revenus ne profitent à aucun des Etats puisqu’ils sont vendus dans des circuits parallèles et alimentent d’autres trafics dont les trafics d’armes.  Le problème central de la RDC est l’insuffisance de bonne gouvernance.

Que fera l’ONU si Joseph Kabila modifie la constitution pour obtenir un 3ème mandat ?

Si Kabila se représente, Ban Ki-Moon interviendra certainement pour regretter mais dans la limite de la non-ingérence.

La société civile est forte, qu’en est-il de l’éducation ?

C’est la contradiction de ce pays. J’ai été surpris de la qualité de cette jeunesse congolaise. L’université de Bukavu est très performante. Ils ont une culture et une soif de savoir impressionnante. L’exemple de l’école parentale des Lapereaux, qui éduque 700 élèves, sans soutien des autorités, est révélateur.

Est-ce qu’au niveau supra gouvernemental, on ne pourrait pas avoir une autorité avec un donnant – donnant ?

Le budget de la mission du maintien de la paix, est consacré au paiement du matériel et du personnel. En plus, il y a de multiples programmes de réformes. Le FMI, la Banque Mondiale prêtent sous condition en fonction du respect de certaines normes de bonne gouvernance.  Donc cette notion est admise aujourd’hui mais on ne peut pas les obliger à répondre aux besoins des populations.  Les négligences, les bakchichs, entraînent des épidémies en cas de pénurie d’eau, de malnutrition.  Il y a aussi le poids de certaines croyances contre lesquelles il est difficile de se battre.  Nous avons vu des enfants mourir de maladies comme la rougeole, parce que les chefs traditionnels interdisaient aux mamans d’accepter les vaccins de l’ONU (OMS) pour leurs enfants.  Dans la plaine de la Ruzizi il y avait un chef qui expliquait que ces vaccins contenaient du « poison rwandais ».  Sur la route de Baraka, la population a du se révolter contre son chef traditionnel qui s’opposait à la mise en place par une ONG coréenne d’un programme de pêche durable. Le chef avait peur qu’avec le développement il perdrait son emprise sur sa population.

Quel est le rôle des femmes ?

Elles sont les premières victimes en cas de troubles mais elles sont à la pointe du combat de la société civile. Elles ont une culture politique. Elles travaillent dure exploitent les opportunités du microcrédit.  Entre 2005 et 2006, le total des dépôts a augmenté de 50%, même chose en 2007.  On fait des crédits à 4 ou 5 personnes à taux assez élevés de 7 ou 10% sur 4 mois mais cela marche ! Elles sont l’avenir de l’Afrique.

A Mulhouse, à la Cour des Chaînes le 17 avril 2015
Thierry Kranzer
Notes: Françoise Dieterich