Un mardi midi dans le Quartier Latin à Paris. Cliché S. HERRMANN, octobre 2018

Les « géographies des sexualités ne s’attachent pas à la seule définition d’un nouveau thème de recherche, à savoir la dimension spatiale de la sexualité. Elles s’intéressent à la façon de « faire géographie », aux concepts, démarches et méthodologies utilisés au sein de la discipline et souhaitent contribuer à la redéfinition des pratiques et au renouvellement de la pensée géographique et du changement social. » (Duplan, 2012).[1] L’émergence d’une légitimité scientifique des questions du genre et des sexualités au sein de la géographie française a été tardive, en dépit des apports anglo-saxons à la recherche.  Le « sentiment de déterritorialisation des questions du genre » (Gui Di Méo, 2012) observé par certains géographes ou celle de la « dilution » dans d’autres domaines des sciences sociales (Marius et Raibaud, 2013) posent souvent la question de la légitimité géographique du sujet. Les liens possibles entre ces géographies et les travaux de la géographie française sous l’influence de la mouvance postmoderne, méritent pourtant attention.  Elles reflètent les questionnements et l’épistémologie à l’œuvre dans le champ de la géographie actuelle. Tant les démarches que les outils se rattachent à ceux de la géographie. Le texte suivant n’est ainsi pas exempt d’une dimension multi-scalaire et évoque plusieurs échelles micro-géographiques : abordant d’abord l’espace par le biais du quartier puis de la rue, le prisme se refermant sur l’échelle micro-locale de la Sorbonne. L’observation de l’espace public au prisme du genre est intéressante de ce point de vue. Si ce texte n’a pas vocation de remise en cause, il s’agit cependant  d’inciter à la réflexion et la déconstruction de la fabrique de l’urbain.

Paris, le Quartier Latin, sa myriade d’étudiants, ses Universités. En face de l’entrée -solennelle, majestueuse – d’un des susdits bâtiments historiques, le nouveau logo de Sorbonne Université trône. Rien de bien étonnant donc dans ce paysage parisien. Et pourtant, donnons-nous un instant la peine d’analyser ce visuel offert aux regards de tout un chacun dans l’espace public. On peut lire « SORBONNE UNIVERSITE Créateurs de futurs depuis 1257 ». Le travail graphique que l’on peut observer avec le choix des majuscules capitales en gras fait ressortir le nom intemporel « Sorbonne ». Il est porteur de l’identité et de la marque de l’université, rayonnant aussi bien en France qu’à l’international. De même, le choix d’intégrer la coupole de la Sorbonne symbolise une référence historique forte. Mais l’élément le plus signifiant dans le logo est le slogan en dessous. Il donne un éclairage intéressant sur l’invisibilisation de la reproduction des normes de genre.  Cette question de la reproduction des normes de genre dans l’espace public, héritée des réflexions sur la dichotomie de l’espace entre Homme/Femme et Public/privé se renouvelle dans les années 1990 avec la question de savoir comment l’hétéronormativité influence l’espace public. L’espace public et a fortiori les espaces urbains sont conçus selon les normes hétérosexuelles. La géographie avec le genre comme catégorie d’analyse s’attache à « expliciter les transcriptions spatiales des systèmes de relations hiérarchisées entre hommes et femmes » et à montrer que « … les espaces et les lieux, tant sociaux que matériels, ont été socialement construits de façon à refléter et à renforcer l’inégalité des rapports sociaux de sexe » (Dias et Blecha, 2007).

Mais regardons plus attentivement. En inscrivant « créateurs » sous « Sorbonne Université », le slogan se fait l’écho symbolique de « l’inconscient androcentrique qui survit chez les hommes et les femmes »[2].  La langue française a tellement inscrit dans nos inconscients le masculin, que cela a priori ne choque pas. A postériori en observant le cliché et hors champ de la photographie, il est d’ailleurs notable que personne ne semble interpellé. Pourtant, force est de constater que le terme « créateurs  de futurs » semble sciemment inscrit au masculin pluriel, excluant par conséquent les femmes. Ajoutons à cela que « Sorbonne Université », qui semble être le sujet de la phrase, est grammaticalement un féminin puisque l’on parle de  la Sorbonne  et d’une université. Dans le bénéfice du doute, peut-être pouvons-nous imaginer que le remplacer par le terme « créatrices » aurait eu un côté trop haute couture (monde d’ailleurs dominé par les hommes) …Tranchons dans le vif ! Il ne faut pas soigner le mal par le mâle.

Que ce slogan témoigne d’une stratégie de branding[3] conscientisée ou non, cela  laisse à voir et à entendre une domination masculine, sous-entendant que l’institution est essentiellement masculine. On entend presque derrière sonner le fameux « de père en fils ». Peu ou prou, aurait dit Robert de Sorbon, une petite leçon grammaticale s’impose. D’un point de vue grammatical ce n’est pas faux. Si on prend « créateurs » au sens générique du terme alors le masculin est possible, la grammaire est bonne. Aurait-il été plus judicieux d’utiliser un terme épicène comme le verbe d’action plutôt que le masculin générateur et  vecteur de domination aussi bien dans l’écriture ? Car oui « le langage entretient un lien double avec le genre » : à la fois prescripteur du genre et de ses normes mais aussi « outil de construction, (…) de résistance, de déconstruction et de changement du genre ».[4] Il faut ajouter à cela que le langage est porteur de norme et de représentations. Imprimé dans l’espace public, le slogan n’est pas   « pas simplement topographique », mais également « fondateur de rapports sociaux différenciés » (Bard, 2004), validant et incorporant le masculin comme maître de l’espace public. Le féminin non mentionné est relégué à l’intimité des espaces privés. Ici le discours se fait le relai d’une reproduction, d’une construction  normée de la  dichotomie homme/femme. Cette image montre qu’il faut réfléchir à la reproduction des normes et aux rapports de pouvoir et de domination. Prêter attention à ce slogan c’est ne pas invisibiliser les rapports de classes, de races et de genres, c’est aussi revendiquer le droit à la visibilité, à l’inscription dans l’espace public par le biais de ce logo.

Le logo inscrit dans l’espace public à proximité d’une grande institution produisant des savoirs,  une forme de violence symbolique de l’ « éternel masculin »(Bourdieu), d’autant plus forte que ce discours est le reflet d’une oligarchie patriarcale, dont le discours est  essentiellement produit par des hommes blancs, riches, hétérosexuels. Utiliser « créateurs » au masculin est un « biais masculiniste » écartant les femmes de l’élaboration du discours. Loin d’être un terme neutre ou générique, il serait plutôt masculin.[5]  Et « il faut voir comment le monde académique est lui aussi hétéronormé. » rappelle R. Borghi. [6] Elle rappelle que la production des connaissances géographiques provient de « savoirs situées », de points de vue. En géographie, les théories féministes ont clairement démontrée « comment les femmes sont systématiquement exclues des lieux de production du savoir ».[7] La masculinité est ainsi doublement enracinée dans « cette connexion entre pouvoir et savoir ». Combien d’hommes pour une femme dans l’enseignement ? Combien de noir.e.s pour un.e blanc.che.s ? Le genre se joue, le genre se crée, le genre est construit et matérialisé ici par ce discours.

Faut-il s’interroger dans notre société contemporaine sur la nécessité d’une forme d’inclusion ? On pensera ainsi nécessairement à l’écriture inclusive. Pourquoi ne pas écrire « Université Sorbonne. Créateur.trice.s de futurs depuis… », de manière à souligner ces évidences symboliques tellement reproduites et ancrées dans nos inconscients normés.

Futur ou science-fiction ? A vos plumes créateur.trice.s, en route vers le futur pour un slogan plus justement inclusif ! « Pense que maintenant, à cet instant, tu es en train de créer… en train de créer ton propre avenir. » (Sara Paddison)

Sophie Herrmann, novembre 2018.

[1] Duplan K. (2012), « Les géographies des sexualités et la géographie française peuvent-elles faire bon ménage ? », Géographie et cultures, 83.

[2] Bourdieu P. (1998), La Domination masculine, Seuil, Paris.

[3] Branding : gestion des marques commerciales dans le domaine du marketing.

[4] Arnaud Alessandrin, Brigitte Esteve-Bellebeau (dir.), Genre ! L’essentiel pour comprendre. Ses concepts, son vocabulaire et ses auteurs, Des Ailes sur un tracteur, 2014, 200 p.

[5] Blidon M., «Genre» in Hypergéo. hTtp://www.hypergeo.eu/spip.php?ar?cle498

[6] http://cafe-geo.net/geographie-et-sexualites-repolitiser-la-ville/

[7]Bondi L. et Domosh M, (1992), « Other figures in other places : On feminism, Postmodernism and Geography”, in Society and Space, volume 10, numéro 2, traduction par  Ganderton D.