Pour le premier Café Géo de Lyon de 2017, le 26 janvier 2017, Florent Chossière, de l’équipe des Café Géo de Lyon, a invité Bernard Debarbieux, professeur en géographie à Genève. Bernard Debarbieux commence par remercier les Café Géo de Lyon pour cette invitation et souligne que s’il a peu écrit sur le thème précis de l’intitulé, il s’est intéressé aux places et aux formes de spatialités qu’elles mobilisent dans ses écrits, notamment dans son ouvrage sorti en 2015, L’espace de l’imaginaire, essais et détours [http://www.cnrseditions.fr/geographie/7163-l-espace-de-l-imaginaire.html].

Places, publics et spatialités

En guise d’introduction, Bernard Debarbieux explore les différentes façons de concevoir la notion de « public » et la pertinence d’interroger les « places » de ce point de vue.

La notion de public a en effet beaucoup été travaillée par la philosophie politique, les sciences politiques, le droit, et de manière plus générale, les sciences sociales. Les acceptions sont nombreuses et diverses.

Bernard Debarbieux propose de faire une distinction entre deux grands types de public(s).

D’abord, le « public audience » correspond au public d’un conférencier, d’une performance artistique. Il s’agit de l’acception de la plus basique du terme. On retrouve le « public audience » lors d’un match sportif, même s’il y a évidemment une différence en termes de performateur.

Le second type de public désigne un collectif circonscrit par des références communes à des médiations diverses. Il peut s’agir d’un lectorat, d’un public qui consomme des informations à la télévision ou qui interagit sur le web. Ce public est composé de personnes qui accèdent de manière simultanée à l’information même si elles ne constituent pas une audience. Le public des affaires publiques (qui renvoie à l’étatique, au débat public) rejoint ce second sens du terme public. Cette acception de public se distingue des usages dominants des notions de peuple ou de nation. En effet, alors qu’on a tendance à objectiver, voire à essentialiser, le peuple ou la nation, il n’est pas possible d’objectiver le public. Le public implique des formes de subjectivité que les notions de nation et de peuple, dans leur usage dominant, ont tendance à gommer.

Bernard Debarbieux précise ensuite les formes de spatialité associées aux deux types de publics qu’il vient de décrire. L’hypothèse qui guide l’ensemble de sa réflexion est la suivante : tout public serait institué par un imaginaire social de l’espace aux caractéristiques propres.

Le public audience, le public des conférences ou des matchs requiert la coprésence. Cette coprésence est spatialement organisée sur un mode tantôt informel (attroupements), tantôt très formel (des stades, des théâtres, des amphithéâtres, etc.). Qu’ils soient formels ou informels, ces agencements distinguent clairement les places et espaces occupés par le public, les acteurs de la performance et, le cas échéant, les intermédiaires. Cet espace peut être très normalisé comme c’est le cas pour les stades de foot avec le terrain, les tribunes, les gradins… : le public n’occupe qu’une place spécifique et le terrain construit une autre relation au public.

Mais le public de la consommation médiatique a aussi sa spatialité : l’espace privé de la lecture ou de la télévision, chez soi la plupart du temps, s’articule à la « sphère publique » qui est l’espace d’une pratique partagée permettant la circulation d’idées. Dans l’entre deux, il y aussi des espaces publics, dans lesquels les pratiques de lecture ou de télévision, comme dans ce café, sont conduites collectivement.

Par ailleurs, le public des affaires publiques renvoie au territoire étatique, au territoire sur lequel l’État déploie sa rationalité. Le public des affaires publiques est donc aussi spatialisé avec un espace de référence, le territoire étatique, et des lieux de pratiques banales: les lieux des services publics par exemple.

Dans le cas du public de la consommation médiatique comme celui du public des affaires publiques il y a donc construction d’un « espace de discours » sans coprésence : les individus partagent à distance, le plus souvent sans interaction directe, des références qui participent de la sphère publique.

Le questionnement que soulève Bernard Debarbieux est le suivant :

La place publique est-elle réductible à un espace de coprésence, à un public audience, ou participe-t-elle de la sphère publique dont la spatialité est de nature différente ? La place publique se rapporte-t-elle à un public unique ou à plusieurs types de publics ? L’hypothèse de Bernard Debarbieux est que la place publique participe de l’institution de plusieurs types de publics différents, mais aussi de la configuration de collectifs qui ne sont pas des publics.

La suite de la présentation est rythmée par plusieurs études de cas de places publiques : la place du Panthéon à Paris, le Mall de Washington, la place de la République à Paris, la place Saint-Marc à Venise et enfin la place Jemaa el-Fna à Marrakech. Ces différents exemples permettent d’aborder différentes spatialités et différentes formes de collectifs.

Des places et leurs publics : cinq cas d’étude

L’exemple de la place du Panthéon à Paris, avec son système de perspective visuelle, est caractéristique de l’urbanisme classique. Ce type de dispositif visuel est une invention de la Renaissance, dont les premières manifestations spectaculaires remontent au réaménagement de la ville de Rome à l’initiative du pape Jules II. L’exaltation de la perspective, de la combinaison des espaces privés et espaces publics, vise à mettre en évidence un espace public, un espace de pouvoir. Dans le cas du Panthéon, il s’agissait du pouvoir religieux d’abord, mais l’église est rapidement déconsacrée à la Révolution pour en faire un lieu d’expression du pouvoir politique au XIXe siècle, à travers la mise en scène de l’hommage aux personnages illustres. La photographie de la place montre bien comme le jeu de perspective visuelle et la valorisation de bâtiments publics sont construits dans le façonnement de la matière (Figure 1).

Figure 1. Le Panthéon vu depuis la rue Soufflot. Crédits : Patrick Janicek, 23 septembre 2010 (CC Attribution).

En avril 2015, quatre personnes, deux hommes et deux femmes, tous résistants, entrent au Panthéon. La place est transformée en « arène » : en espace-spectacle, qui distribue sur la surface aménagée les types d’acteurs, si on peut dire, c’est-à-dire dans ce cas les quatre cercueils, les organisateurs, d’un côté, et le public de l’autre. La disposition scénique est constitutive de l’événement, destiné à glorifier la Nation et l’incarnation de la Nation dans l’État, qui combine une audience de proximité et un public médiatique qui accède à l’événement par le truchement des médias.

Mais la place du Panthéon, c’est aussi autre chose, un lieu ponctué de bâtiments publics plus banals qui ponctuent le rythme de la vie quotidienne des habitants. La mairie du Ve arrondissement est un bâtiment public : l’État français est donc présent à travers la place elle-même, le Panthéon bien sûr où des événements publics se déroulent régulièrement, la mairie d’arrondissement, mais aussi la bibliothèque Sainte-Geneviève, et un peu plus loin le lycée Henri IV. La mairie sert aux démarches administratives occasionnelles ; les élèves du lycée le fréquentent tous les jours ; ces lieux impliquent donc des routines spatiales particulières. Ces pratiques qui sont « civiques » au sens très large, n’ont pas de rapport entre elles. Elles participent chacune à leur manière et sur des modes différents de la vie publique.

Pris dans l’ensemble de ses composantes et les pratiques qui y « prennent place », la place du Panthéon participe d’un imaginaire étatique de l’espace, un imaginaire de l’espace qui participe de l’institution de l’État lui-même, et donc du bien public.

Le deuxième exemple est celui du National Mall de Washington. Cette vaste esplanade a été conçue d’après les plans de l’architecte Pierre-Charles L’Enfant. Cet espace n’a jamais été un espace de circulation fonctionnelle : il n’a jamais été fréquenté par beaucoup de tramways ni de voitures, l’essentiel de la surface n’a jamais été ouverte à la circulation autre que pédestre ; il est entièrement fait de pelouses et d’allées. C’est une adaptation à grande échelle de l’idée de common, nom donné à cette pièce herbeuse qu’on retrouve au centre de tous les villages de Nouvelle-Angleterre et qui était l’espace de délibération privilégié de ces premières communautés.

C’est ce dispositif qu’on a cherché à recréer à Washington, au nom de son statut de capitale fédérale. Cet espace illustre l’idée que les communautés, au sens très particulier et très étatsunien du terme, participent de l’imaginaire politique états-unien, de l’idée qu’une configuration et une pratique d’un espace public de coprésence sont constitutives de la démocratie états-unienne dans ses diverses échelles d’expression. Ce dispositif s’appuie sur la mise en perspective visuelle de tous les bâtiments les plus importants de la vie fédérale (Figure 2a) : Congrès, Maison Blanche, et les autres bâtiments tout autour du Mall qui sont tous des musées – Smithonian, Musée afro-américain, Musée de l’air et de l’espace, National Portrait Gallery, etc. – qui mettent en scène les termes de l’histoire officielle des États-Unis. Ce sont tous des institutions publiques et des musées gratuits, ce qui n’est pas si fréquent aux États-Unis. Cet immense espace public constitue un point de condensation, de concentration de l’imaginaire national, ou nationaliste, étatsunien. Un Européen peut le percevoir comme un lieu intéressant d’un point de vue urbanistique, ou comme lieu de déambulation agréable pour le touriste. Mais pour l’imaginaire étatsunien de l’espace, le National Mall est beaucoup plus que ça. C’est, à titre d’exemple, la première destination des voyages scolaires en termes de fréquence, pour participer à la communion nationaliste qu’inspire le lieu. N’oublions pas que Washington dans son ensemble est une destination touristique importante pour les Américains, plus que pour nous Européens qui préférons souvent visiter d’autres villes ou sites des États-Unis. Dès le départ, c’est un lieu de mise en scène du pouvoir, mais aussi de la démocratie, et c’est une façon de la théoriser. C’est aussi un lieu d’intronisation et de protestation : d’intronisation lors des investitures, comme celle de Barack Obama (Figure 2b) et celle de Donald Trump – La polémique récente sur la participation publique à ces investitures est d’ailleurs révélatrice de la valeur symbolique du lieu ; De protestation aussi comme en 1963 lors du mouvement pour les droits civiques, et le célèbre discours de Martin Luther King, mais aussi comme celle du lendemain de l’investiture de Donald Trump. Le Mall est donc autant lieu de communion « orthodoxe » pour accompagner la prise de fonction d’un nouveau président dans le premier cas, qu’un lieu de communion contestataire dans le cas du mouvement des droits civiques. Ici, ce n’est plus la perspective de l’urbanisme classique qui prime, ni le rassemblement de bâtiments publics à haute valeur symbolique, mais le sens que prend la coprésence d’innombrables participants réunis dans une même célébration des valeurs démocratiques qui irriguent l’imaginaire politique étatsunien.

Figure 2a. Le Washington Mall vu du ciel. Crédits : Johnny Bivera, U.S. Navy, 23 novembre 2005 (CC Domaine Public).

 

Figure 2b. La cérémonie en l’honneur de l’investiture du 56e président américain, Barack Obama. Crédits : Senior Master Sgt. Thomas Meneguin, USAF, 20 janvier 2009 (CC Domaine Public).

La place de la République à Paris est une place dégagée, représentative de l’urbanisme parisien classique, avec la convergence d’avenues et de boulevards qui débouchent sur la place, la statue au milieu, dans une mise en scène proche de ce qu’on a vu précédemment, avec cette recherche de convergence visuelle (Figure 3a). Comme beaucoup d’autres places, elle a été envahie rapidement, dès le début du XXe siècle, par les tramways, les autobus, puis les voitures de plus en plus nombreuses, au point que la place est devenue un immense parking à ciel ouvert au milieu du siècle dernier. Il faut y ajouter la profusion des métros en dessous, un vrai nœud de transport. C’est bien de l’espace public ici mais devenu avec le temps entièrement fonctionnalisé, à l’aide de voies dédiées aux transports publics. Un concours d’urbanisme a été organisé récemment pour redessiner la place, le projet ayant gagné étant très réussi aux yeux de Bernard Debarbieux. Il réussit à infléchir les usages de la place et pour en faire autre chose qu’un espace fonctionnel, même si bien sûr l’automobile n’en a pas été complétement chassée. Rapidement cette place est aussi devenue le lieu où s’expriment des mouvements politiques qui viennent subvertir l’ordre fonctionnel, voire l’ordre public. Comme Nuit Debout, dont on a beaucoup parlé (Figure 3b), ou comme la manifestation après les attentats de novembre 2015. Il s’agissait d’une mise en scène exposant des paires de chaussures vides pour marquer l’absence des victimes des attentats (Figure 3c).

Figure 3a. La place de la République à Paris vue du ciel. Crédits : Google, Données cartographiques 2017 ©.

 

Figure 3b. Paris, place de la République #nuitdebout. Crédits : Olivier Ortepla, 10 avril 2016 (CC Attribution et ShareAlike).

 

Figure 3c. Des chaussures place de la République #climat2paix. Crédits : Takver, 29 novembre 2015 (CC Attribution et ShareAlike).

Ce que ces usages de la place de la République donnent à voir alors, ce n’est donc plus tellement la puissance de la perspective classique ou la prégnance d’un usage public fonctionnel, mais l’idée que des rassemblements spontanés peuvent faire de la place publique un lieu de la parole politique. La coprésence d’acteurs animés par un même souci de communion fait de la place le lieu de l’expression d’un imaginaire politique commun qui lui-même a besoin de la place pour exister. L’imaginaire politique, la place et le rassemblement se complètent mutuellement dans un espace-temps circonscrit.

Pourtant la spatialité de ce type d’événement ne se résume pas à cela. En effet Nuit Debout arrive après d’autres mouvements sur des places publiques : sur la place Taksim à Istanbul, sur la place Tahrir au Caire et quantité d’autres places de villes arabes, d’Espagne ou des États-Unis depuis 2010. La quasi-simultanéité et la similarité des dispositifs adoptés donnent à penser qu’il y a autre chose en jeu que la seule coprésence sur chacune de ces places. L’étonnant mimétisme dont font preuve les acteurs de ces mouvements semble montrer que ces événements se répondent et participent d’un espace médiatique commun (celui de la télévision et d’internet) au travers duquel les images résonnent les unes avec les autres, et d’une commune façon de concevoir la démonstration publique des opinions, et la mobilisation de réseaux techniques – les réseaux dits sociaux – dans la mise en place de ces événements. La spatialité de ces mouvements est donc plus complexe qu’il ne semble au premier abord, et cette complexité est condition même de la coprésence qui en constitue la forme la plus évidente.

Quelques mots sur la place Saint-Marc à Venise. C’est un lieu emblématique évidemment, éminemment politique à l’origine, mais dont la signification a basculé avec la normalisation politique de Venise au XIXe siècle et le triomphe du tourisme. En effet, si la recherche de symétrie, la mise en scène de la place a longtemps porté un message politique très clair, ce message a perdu son sens originel, réduit à sa seule dimension esthétique. Aujourd’hui, c’est un lieu de déambulation (Figure 4) ; certes des événements s’y déroulent, mais ils sont principalement touristiques, même le carnaval. On se demande bien aujourd’hui quel est le public de cette place ? Le sol est public bien sûr, mais que font les Vénitiens sur cette place ? Bernard Debarbieux parle ici d’un public « amorphe », voire d’un non-public assimilable à un simple attroupement, c’est-à-dire un collectif sans forme instituée par la place : cette place a perdu sa vocation à constituer des publics.

Figure 4 : Piazza San Marco à Venise. Crédits : Stefan Jurca, 6 juillet 2016 (CC Attribution).

Cinquième et dernier exemple : la place Jemaa el-Fna à Marrakech. Cette place immense est située aux portes de la médina, dont l’intérieur est, par ailleurs, pauvre en places publiques. Ce n’est pas un espace né d’une pensée urbanistique quelconque : c’est seulement un point de rassemblement éphémère de voyageurs, pèlerins, marchands, militaires, qui a pendant des siècles mis la ville en relation avec l’ensemble de l’Afrique du nord-ouest. Quantité de gens campaient ici, sur un immense espace vacant dédié à ces rassemblements. C’était aussi un poumon économique de la ville. La colonisation a fait apparaître quelques symboles du pouvoir (relativement discrets, car Marrakech est restée d’importance secondaire pour l’administration coloniale) ou de l’administration comme la poste. L’emprise coloniale sur le dispositif de la place et la mise en scène du pouvoir n’est donc pas spectaculaire ici, contrairement aux exemples précédents.

Aujourd’hui la place est devenue la principale attraction touristique de Marrakech. C’est une place aménagée, bitumée, largement libérée de la circulation motorisée qui un temps l’avait envahie elle aussi, avec un plan d’occupation que la police se charge de faire respecter (Figure 5). Certaines parties sont réservées à l’usage dînatoire, d’autres à des pratiques traditionnelles plus ou moins ritualisées. À la demande du Maroc, l’Unesco a décidé d’inscrire les cultures traditionnelles de la place au patrimoine culturel immatériel (PCI) à la faveur de la première vague d’inscription lancée en 2001. Cette inscription est venue compléter celle de la médina elle-même, cette fois au titre du patrimoine mondial (monumental). Cette inscription au titre du PCI participe de la constitution d’un public très différent de ceux qui avaient préexisté. Elle fait du lieu et des pratiques traditionnelles qui s’y déroulent un lieu de portée universelle, participant de l’immense diversité des cultures du monde. Malgré sa popularité auprès des touristes, le public visé par l’inscription n’est pas tant les touristes comme à Venise, également classée à l’Unesco pour des raisons différentes, mais l’humanité toute entière.

Figure 5 : La place Jemaa el-Fna à Marrakech. Crédits : F Mira, 4 novembre 2010 (CC Attribution et Share ALike).

Pendant que Bernard Debarbieux séjournait à Marrakech en tant que professeur invité en 2011 s’y est produit l’un des attentats les plus meurtriers qui ont frappé le Maroc, dans l’un des cafés de la place Jemaa el-Fna. Si on met de côté un instant le côté dramatique d’un tel événement, il est intéressant à étudier du point de vue de l’analyse des publics de places publiques qui nous occupe ici. Le Maroc affirme avoir arrêté les auteurs présumés ; il s’agirait de salafistes, d’extrémistes religieux, mais dont les motivations n’ont jamais été officiellement communiquées. Or l’attentat a eu lieu deux semaines avant la célébration officielle du dixième anniversaire de l’inscription de la place au PCI de l’Unesco, anniversaire qui devait donner lieu de nombreuses célébrations sur la place elle-même. Bernard Debarbieux estime que, dans ce contexte, l’attentat présente des similitudes avec la destruction des statues de Bouddhas de Bâmiyân en 2001, soit exactement dix ans plus tôt, par les Talibans. Le sens de cette destruction a été mal compris en Occident ; on a voulu y voir l’expression d’une violence barbare et aveugle, d’une inculture fondamentale des islamistes, mais sans comprendre que la victime désignée était de fait l’Unesco et la mondialisation culturelle que l’agence incarne, bien plus que le bouddhisme en tant que tel qui avait disparu d’Afghanistan depuis bien longtemps. En fait, pour Bernard Debarbieux, il y a un rapport entre les deux événements. Marrakech est depuis longtemps perçue par les djihadistes comme un lieu de débauche, par son ouverture au tourisme et à l’occidentalisation, et comme un lieu emblématique de cette commensurabilité des cultures que suggère la patrimonialisation institutionnelle des sites et des cultures par l’Unesco, elle-même signe de la mondialisation culturelle. Si cette interprétation est juste, elle signifie que le souci de constituer, ici à l’initiative de l’Unesco, un public mondial notamment au travers de places publiques, est source de controverses parce que les conceptions du public (et leur périmétrage) divergent radicalement.

Pluralité des spatialités et redéfinition du collectif

Ces cinq illustrations permettent de requalifier ou de circonscrire la définition du public par laquelle l’exposé a commencé. La dernière séquence de ce café géo prend alors la forme d’une synthèse des formes plurielles de spatialité qui sont en jeu dans la constitution/institution des divers formes de publics qu’elles contribuent à faire advenir, et de leur mobilisation dans le façonnement et la pratique des places publiques.

Espace de la perspective, de la mise en scène visuelle Public absent
Espace de la mise en scène politique Public peuple
Espace de la pratique touristique Public « amorphe »
Espace scénique du spectacle Public audience
Espace fonctionnel traversé par des flux Public usager
Espace de l’apparition (le politique qui naît de la coprésence active) Public dialogique

Dans l’espace dessiné par l’urbanisme classique de la perspective visuelle, le public est absent. Le terrain est public peut-être, mais il n’existe pas de public institué par cette seule spatialité. Dans l’espace de la mise en scène politique comme à Washington ou à Paris, l’espace composé par les bâtiments publics participe de l’invention d’un public peuple. Ces mêmes places sont aussi souvent des espaces de la pratique touristique en raison de leur monumentalité. Mais le public y est alors « amorphe », sans forme instituante, puisque la pratique touristique, quand elle est seule à se déployer, épuise la signification politique du lieu ; ce type de pratique fait émerger un attroupement au détriment d’un véritable public, ou un public « amorphe » sans signification politique. Lorsque l’espace devient scénique, au sens théâtral et également dans un sens plus large, celui d’un espace configuré par les événements, le public est audience. Ce public-audience est vivant, au sens où on parle d’un « spectacle vivant ». L’espace public peut aussi être un espace fonctionnel, un espace de flux, comme l’a été la place de la République. On a alors affaire à un public-usager, mais usager ne veut pas dire passif, car il arrive que les usagers s’organisent collectivement pour agir ou protester. L’espace de l’apparition est une tentative de traduire une expression d’Hannah Arendt difficile à transcrire en français : on traduit parfois « space of appearance » par espace de l’apparence, mais l’apparence est un terme qui en français a une connotation de superficialité. On traduit aussi le concept d’Arendt par « espace de l’apparition » plus fidèle aux fondements phénoménologiques de sa pensée : pour Arendt, le politique naît de la coprésence et du dialogue des points de vue (au sens phénoménologique et optique et au sens de l’interprétation subjective d’une réalité). Par la confrontation de ces points de vue dans l’espace de l’apparition, on a affaire à un public dialogique.

« Americans don’t need piazzas, they should be at home watching TV » (« Les Américains n’ont pas besoin de place, ils devraient être à la maison à regarder la télévision »).

Bernard Debarbieux conclut sur cette citation empruntée à un célèbre urbaniste américain, Robert Venturi[1], en précisant qu’elle prend le contrepied de la proposition développée ici. La phrase suggère que le seul espace public qui compte, c’est l’espace médiatique, l’espace communicatif, et que par conséquent on n’aurait plus besoin de l’espace pas même des places publiques que Venturi évoque par l’invocation de sa forme la plus emblématique, la piazza italienne. Venturi, en cela héritier de Le Corbusier, appliquait cette idée dans ses projets d’urbanisme dans lesquels la place publique était réduite à sa fonction minimale, un espace de circulation.

Le débat avec la salle commence alors.

Florent Chossière : Et les publics consommateurs ? Certains événements sont publicisés de manière à y transformer le public en consommateur. Je pense par exemple à la place Bellecour, où le public se rassemblait lors des matchs de foot. La création d’une fan zone a canalisé les spectateurs, avec des stands pour la vente de produits en tout genre. Je pense aussi aux publicités géantes sur les façades qui profitent de l’organisation matérielle de la place publique pour pousser à la consommation.

BD : Il faut distinguer consommateurs et opérateurs économiques. Les consommateurs s’apparentent au public amorphe, ou usager dans le meilleur des cas. Par contre les opérateurs économiques ont souvent un autre public en tête. On pourrait interpréter leur intérêt énorme pour l’espace public par leur appétit économique, mais au-delà par le souci de profiter d’une ressource spatiale à portée de main. Pour ces opérateurs, une ville qui « marche » sur le plan économique, c’est une ville attractive et qui apporte de la plus-value aux activités qui l’hébergent. Donc ils sont preneurs d’une réflexion articulant leur propre intérêt privé avec un intérêt collectif bien compris, au sens le plus libéral du terme évidemment. Ce qui me frappe le plus, c’est que l’activité commerciale marche le mieux là ou l’espace public est le mieux mis en scène et que les opérateurs économiques sont parfaitement conscients de cela.

Existe-t-il des villes sans place ?

BD : Une ville historique sans place ? Je pense aux médinas. Dans les médinas elles-mêmes, il n’y a souvent pas de place publique. Je ne suis pas sûr que toutes les sociétés urbaines aient eu besoin de places. Certains théoriciens de l’urbanisme, peu curieux des usages publics de la ville et moins en encore de leur portée politique, ont proposé des villes sans place. C’est le cas dans la ville fonctionnelle proposée par Le Corbusier et surtout par certains de ses successeurs.

En ce moment je travaille beaucoup sur les personnes handicapées et en vous écoutant, en voyant votre typologie, je me demande où les mettre. On pense souvent que la place est un espace libre, mais pas pour tous ; certains publics, les handicapés mais pas seulement, sont évincés des places publiques. Finalement les places ne sont-ils pas des espaces faussement ouverts ?

BD : D’abord je ne propose pas vraiment de typologie ; je n’en maîtrise pas vraiment l’ambition systématique, même si j’admire ceux qui sont capables de le faire. Quant à votre remarque sur les handicapés, elle vaut pour tous les types de publics que j’ai définis. Par exemple, la proposition d’Hannah Arendt est très séduisante pour illustrer la conception de la politique qui est la sienne ; mais elle est très limitée dans une perspective sociologique. Toute acception de la notion de public exclue ceux qui n’ont pas la compétence jugée légitime ou la volonté de faire partie du public ; dans le processus de construction d’un public, il y a toujours des exclus, mais aussi des gens qui résistent.

Vous avez évoqué Nuit debout, des gens qui se rassemblent pour communiquer des idéaux qui vont au-delà des territoires dans lesquels ils habitent. Ces gens-là en sont-ils conscients ou sont-ce les leaders d’opinion qui les poussent à se rassembler ?

BD : Je comprends votre question comme un complément à ma réponse précédente : ma différenciation des formes de publics prend mal en compte la dimension sociologique de leur constitution. Un public ne se construit pas en claquant des doigts. Tout public est fondamentalement hétérogène au plan sociologique, dans sa constitution, et j’imagine que des études sur ce sujet, que je n’ai pas faites, montreraient qu’il y a des leaders, des récupérateurs… comme ce fut le cas sur la place de la République avec des groupes, des syndicats, etc., qui ont tenté de fédérer ou de capitaliser sur ce mouvement. C’est un angle d’analyse qui serait précieux.

Très longtemps dans les sciences sociales le public a été opposé au privé, et souvent essentialisé. Comment avez-vous intégré dans ton travail la notion de commun, ce concept qui s’impose, et parfois se substitue même à la notion de public qui a longtemps été porteuse de sens ?

BD : C’est une question difficile car l’utilisation du couple public/commun n’est pas la même selon les auteurs et selon qu’on écrive en anglais ou en français. Pour moi l’émergence de ces notions diverses et pour partie concurrentes est le résultat de la confiscation de l’idée de public par l’étatique (surtout en France, depuis le XIXe siècle où tout ce qui est public tend à être compris comme étatique). Pour moi l’enthousiasme actuel pour l’idée de commun se veut un contre-feu de cette étatisation du public. Non pour disqualifier l’étatique en tant que tel, mais pour en limiter la portée ; parce qu’il ne peut y avoir de véritable public sans commun. La base de la revendication pour le public c’est d’abord d’identifier le commun et ensuite la capacité de l’État à gérer le public.

Votre question soulève aussi celle de l’évolution des façons de penser l’articulation entre le public et le privé. Regardons les centres commerciaux qui prolifèrent dans les villes contemporaines : même si ce sont des espaces privés, ils sont devenus des espaces d’usage public et dont les publics se limitent de moins en moins au statut d’usagers, comme l’ont montré bien certains travaux récents. Invoquer le commun aujourd’hui est aussi une manière de détacher le public de toute référence à l’économique quand ce dernier prétend se substituer au public au sens classique du terme.

Compte-rendu réalisé par Jean-Benoît Bouron et Silvia Flaminio relu et amendé par l’intervenant.

[1] Robert Venturi et al., Learning from Las Vegas, 1972.