Stéphane Crozat, ethnobotaniste, historien d’art des jardins, directeur du Centre de Ressources de Botanique Appliquée (http://www.crba.fr )
Le Café géographique lyonnais du 6 avril 2018 se déroule dans le contexte particulier de la Nuit de la Géographie, organisée à l’espace Hévéa, rue Maurice Zimmermann, à Lyon.
Le Café d’aujourd’hui met à l’honneur la biodiversité domestique à travers une approche historique et géographique. Les phénomènes spatio-temporels de répartition, de diffusion, de disparition et de ré-introduction des plantes arbustives, fruitières et potagères présentés par Stéphane Crozat, sont issus de la région lyonnaise. En guise d’illustration culinaire, le poireau ‘Bleu de Solaize’ a été proposé en dégustation par l’association Santé-Goût-Terroir (https://www.sante-gout-terroir.com/). Son but est de sensibiliser par les sens et d’établir les liens entre le terroir qui nous nourrit et notre santé.
La botanique appliquée est un champ de recherche intéressant, car elle a une dimension autant biologique que sociale pour répondre aux grandes questions de l’approvisionnement alimentaire de l’humanité et au changement global. En effet, l’immense diversité de fruits, de légumes et de céréales qui existaient depuis des siècles se réduit de manière inéluctable. Or, les espèces domestiques locales et anciennes, adaptées à leur milieu et à leur climat, sont plus résistantes que des variétés créées en laboratoire. Elles peuvent être diffusées dans d’autres régions où leur acclimatation permettrait de répondre aux besoins et aux conditions naturelles, elles-mêmes en évolution constante.
Le Centre de Ressources de Botanique Appliquée (CRBA) est un laboratoire d’idées et de recherches appliquées. Il gère, coordonne, expérimente et anime 5 conservatoires participatifs et vivants de la biodiversité domestique. Il propose une expertise et des conseils en conception et en restauration de jardins historiques ou contemporains. Il développe par la transversalité des disciplines, des programmes de recherches et de valorisations dans le domaine de la botanique appliquée allant de l’agriculture à l’horticulture, de la conception à la réhabilitation de jardins, de l’histoire à l’utilisation actuelle des plantes.
La question du retour au terroir est d’actualité, comme le montre l’existence de l’Association Santé-Goût-Terroir qui cherche à promouvoir les bonnes variétés pour la santé et l’environnement.
- La diversité des variétés locales
Toutes les questions botaniques, et particulièrement de botanique appliquée, sont territorialisées et localisées. Stéphane Crozat, qui a mené un programme de recherche de 2003 à 2008 pour le CNRS[1], s’est intéressé à la région lyonnaise qui fut un des centres horticoles les plus importants à partir de la seconde moitié du XIXe siècle. Ce travail a permis d’établir que des dizaines de milliers de variétés anciennes de fruits, de légumes et de fleurs avaient été obtenues sur ce territoire.
Pour l’expliquer, il faut revenir sur un triple contexte :
- géographique : la ville de Lyon est au centre des trois grands climats européens (océanique, continental et méditerranéen). La région lyonnaise propose une diversité de sols (Monts du Lyonnais, piémonts alpins, plaines alluviales). Ces données naturelles ont favorisé la présence de végétations différentes et un potentiel de diversité botanique ;
- carrefour européen : le Rhône et la Saône peuvent être considérés comme les axes d’entrée et de traversée depuis l’Europe entière, cela se voit à la fois dans la construction de la ville et dans l’assiette (influences multiples) ;
- historique : au XVIème siècle, une des ressources économiques impportant de la ville est l’imprimerie. Lyon est un des grands centres européens de l’imprimerie avec Venise et Mayence. Ainsi, tous les savoirs sont imprimés et édités à Lyon, dont les connaissances botaniques. Par exemple, Pierre-André Matthiole (Sienne) publie le premier recueil sur la première flore européenne. A cette époque, les gens qui s’intéressent à la botanique sont les médecins : le lien entre imprimerie et médecine favorise les publications sur la botanique, à l’instar de François Rabelais.
Lyon a donc donné naissance à de grands scientifiques (Jussieu, Pierre Fabre) dont Jean-François Rozier (Abbé Rozier). Ce dernier, considéré comme le premier ‘agronome’, développe la Pépinière Royale de Vaise. Travaillant sur l’acclimatation, l’Abbé Rozier décrit de nombreuses espèces nouvelles qui peuvent être ainsi testées sur place.
Jusque dans les années 1930, avant l’avènement de la chimie, dont Lyon est aussi un des grands centres de recherche et de production, l’homme est dépendant des trois grands règnes : végétal, animal et minéral. Il faut donc expérimenter pour pouvoir cultiver.
Ainsi, Rozier et ses successeurs de la Société d’Agriculture de Lyon travaillent sur les techniques de greffes, l’acclimatation des nouvelles espèces, telle la pomme de terre, qui n’est consommée que deux siècles après son arrivée en Europe (elle suscite la méfiance : les intoxications à la solanine font peur). En 1818, Vilmorin envoie à Lyon 18 nouvelles variétés de pommes de terre pour étude. Parmi les variétés acclimatées dans la région, l’une d’elle est appelée ‘quenelle de Lyon’, c’est-à-dire la ‘ratte’ encore bien connue aujourd’hui.
Dans le même temps, des institutions s’organisent autour de la botanique comme l’École vétérinaire de Lyon ou le Jardin botanique de Lyon (ancien Jardin des plantes). Créé comme un jardin d’expérimentations avec un jardin floral important sur les pentes de la Croix-Rousse, ce dernier a pour but d’offrir des modèles de fleurs pour les dessins des soieries. Transféré au Parc de la Tête d’Or en 1856, son utilité devient de plus en plus importante pour l’agronomie et la botanique (culture et étude des fruits, de la vigne, du blé…) et l’acclimatation des plantes avec les grandes serres. Jusqu’en 1972, le Parc de la Tête d’Or possède un jardin fruitier.
La vigne connaît les crises du phylloxera, qui décime le vignoble français. Elle est également une crise sanitaire sans précédent, car le vin était de consommation courante à cause de l’eau très souvent insalubre à l’époque !
À partir des années 1840, le milieu professionnel qui gravite autour de ces institutions, donne naissance à un vivier d’horticulteurs lyonnais (dans la seconde moitié du XIXe siècle, 60% des roses mondiales proviennent de la région, exportation d’1,2 millions d’arbres fruitiers en Europe). Leur émulation se traduit par la constitution de la Société d’Horticulture Pratique du Rhône et par la multiplication de créations variétales dans les 4 branches de l’horticulture : fleurs, légumes, arbres fruitiers et d’ornement. La variété des espèces est alors très riche, dans tous les domaines.
Ces variétés ont presque toutes disparu de la région et même de France. Certaines ont été retrouvées à l’étranger et rapatriées : Colombie, Russie, Etats-Unis, Allemagne…
Aujourd’hui, le CRBA conserve près de 400 variétés d’origine locale, comme les roses lyonnaises, ou le poireau ‘Bleu de Solaize’ (qui donna lieu à une dégustation lors du Café géo).
Lyon accueille d’importantes expositions d’horticulture (équivalent de l’époque des Floralies actuelles). Le plus souvent, elles sont organisées à Perrache (place Carnot et Cours de Verdun), car la gare joue un rôle majeur dans les échanges possibles vers des destinations très variées. En 1899, on compte 350 000 visiteurs en 4 jours. L’horticulture est présente dans toutes les expositions et foires organisées à Lyon. Lors des expositions universelles de 1872 et de 1894, on assiste à la découverte et à la vente des variétés lyonnaises. Ou encore en 1914, pour l’exposition internationale urbaine (en face de l’actuelle Halle Tony Garnier), un jardin d’horticulture et des expositions de graines sont présentes. En 1907, le président Fallières vient visiter l’exposition horticole (une forme de salon de l’agriculture local), prouvant l’importance et la renommée de ce domaine dans lequel les créations horticoles locales deviennent des succès internationaux.
Dans la seconde moitié du XIXème siècle, la moitié des roses mondiales sont créées à Lyon (le CRBA en a retrouvé 130 variétés). Un concours mondial est organisé pour créer une rose jaune double remontante performante. Pendant vingt ans, Joseph Pernet-Ducher, un des grands rosiéristes lyonnais, va chercher en ce sens et concourir pour l’obtenir. Lorsqu’il invente le principe de pollinisation à l’envers, il devient le « magicien de Lyon ».
Dans le domaine de l’alimentation, des variétés sont créées et développées localement : cerises ‘Burlat’, cerises ‘Reverchon’, cardon à grosses côtes blanches sans épine (Léonard Lille à Villeurbanne), tomate ‘Gloire des Charpennes’ (une des premières tomates grappes), ‘Monstrueuse de Lyon’…
2 ) La botanique appliquée aujourd’hui : que fait-on, pourquoi recherche-t-on ?
Elle répond à des enjeux multiples.
C’est d’abord une question d’enjeux patrimoniaux. Les variétés anciennes et locales sont un véritable patrimoine génétique : d’après la FAO, depuis 1945 nous avons perdu près de 80% des variétés de légumes et céréales à l’échelle mondiale. Ainsi, pour faire face à l’évolution du climat, plus il y a de biodiversité, plus on a de chances de trouver des solutions. La deuxième raison est que ce sont des variétés locales, donc mieux adaptées à un terroir et à climat. Aujourd’hui, il reste trois ou quatre grands semenciers qui ont le monopole des semences dans le monde. Les nouvelles variétés sont créées en laboratoire, hors nature, pour s’adapter partout, à tous les sols et tous les climats. Néanmoins, elles ne peuvent pousser qu’avec l’usage de la chimie.
Les variétés locales et anciennes ont été créées pour un sol et un climat donné. En les acclimatant à d’autres régions et en proposant une plus grande diversité de variétés, certaines s’adapteront aux difficultés climatiques et/ou aux maladies, sans faire usage de la chimie : c’est aussi une question d’autonomie alimentaire.
La recherche des variétés anciennes répond aussi à la qualité nutritionnelle de nos aliments : dans une pomme canadienne des années 1950, le taux de vitamine C était cent fois plus important qu’aujourd’hui. Que faut-il faire manger 100 pommes pour avoir le bon apport de vitamine C ?
En 2008, le CRBA et ses cinq conservatoires (fruits, légumes, roses, autres fleurs, arbustes et plantes grimpantes) est créé au Parc de Lacroix Laval. Ses axes de travail sont multiples :
- Mise en valeur des variétés de fruits d’origine locale avec les différentes formes et techniques d’espaliers d’origine lyonnaise : culture et comparaison des variétés, grâce aux documents et aux graines, en séparant les variétés pour éviter que les abeilles ne les croisent entre elles…
- Recherche sur les variétés et leurs savoir-faire, rapatriement, conservatoires en réseaux, graines gratuites après une formation obligatoire, restitution de 50% de la production de graines pour les étudier, etc.
- La valorisation dans l’assiette est l’aboutissement du processus. Ainsi, la production de variétés locales a été relancée : haricot ‘nain lyonnais’, pois à rames, etc.
- Enquêtes ethnobotaniques permettant de recenser les variétés toujours présentes sur le terrain. Exemple : depuis 60 ans, il existe dans la massif de la Chartreuse, la culture d’un haricot grimpant sur le maïs, originaire d’Italie.
- Depuis presque quatre ans, le CRBA est en partenariat avec l’Institut Vavilov de Saint-Pétersbourg, quatrième banque mondiale de semences (260 000 espèces récupérées et récoltées, dont 270 variétés provenant de la région lyonnaise). Nicolaï Vavilov qui, de manière ironique, est mort de faim dans un goulag, a travaillé sur la diversité et l’adaptation pour la souveraineté alimentaire de la Russie. Selon lui, il fallait retourner au centre d’origine de la domestication des plantes, comme pour le maïs au Mexique par exemple… Il a classifié les espèces en les liant aux dix premiers centres de primo-domestication des plantes alimentaires (aujourd’hui, il y en a 24). L’herbier de l’Institut est désormais classé au patrimoine mondial de l’Humanité, car tout y est noté (origine, mode de culture, utilité, etc.).
Le CRBA travaille enfin sur la valorisation de la conservation et expérimentations:
- faire connaître des variétés,
- tests de variétés dans des conditions extrêmes (vent, chaleur) sur le toit du siège social de Groupama à Vaise,
- expérimentations de plein champ : travail sur quatorze variétés de haricots nains avec des maraîchers pour tester leurs résistances à tous les niveaux (maladie, sécheresse, rendements, qualités organoleptiques).
- sélection participative : on goûte les variétés cuites à l’eau (goût brut) pour déterminer les meilleures. Des chefs-cuisiniers lyonnais participent afin de donner leur point de vue et savoir ce qu’ils peuvent et veulent en faire. Le protocole se fait sur trois années. Lors de la première année, cinq des quatorze variétés ont été jugées satisfaisantes. La deuxième année a permis la production des graines. Et la troisième année, la production et la vente des haricots verts a été lancée.
Questions du public :
- Le CRBA est-il visitable par les scolaires ?
Ce n’est pas possible car seules cinq personnes y travaillent ce qui n’est pas suffisant pour assurer les visites. Le potager du Domaine de Lacroix-Laval peut-être visité en prenant rendez-vous directement avec les agents du parc. Des écoles demandent si elles peuvent cultiver ou participer au processus. Le problème majeur est celui des vacances scolaires d’été, car il faut arroser en période estivale puisque les graines se récoltent à l’automne.
- Est-ce que la Chambre d’Agriculture a contacté le CRBA ?
C’est récent : la Chambre du Rhône s’y intéresse pour des relations avec les agriculteurs. Mais les agriculteurs déjà en place sont difficiles à convaincre à cause de l’organisation-même de la filière agricole, avec un système d’aides très codifié… Les nouveaux exploitants agricoles semblent toutefois beaucoup plus volontaires.
- Y a –t-il un équivalent local du manuel parisien du XIXe siècle (BNF) ?
Le CRBA est en possession de milliers de références, le programme de recherche a accumulé 30 000 pages de documentation.
- Est-ce que le fait de cultiver ces produits locaux peut permettre de « produire bio » à moindre coût ?
« Produire bio », c’est le cas, car ce sont des productions sans usage de la chimie. Le coût est variable. Pour le bio, le prix va du simple au quintuple. Ce sont des circuits commerciaux. Aujourd’hui, produire ainsi coûte plus cher mais tout dépend ce qu’on produit. Le problème principal reste l’accès aux semences, puisqu’elles sont rares et demandent du temps.
- Existe-t-il un équivalent du CRBA dans d’autres régions ?
En règle générale, chaque acteur participe à un morceau de la chaîne, il n’y a donc rien d’équivalent au CRBA. Il existe sept conservatoires régionaux en France. Le plus ancien est celui des Hauts-de-France. Il a 25 ans et emploie 22 personnes. Son protocole est de prendre une race (animale) ou une variété et d’aboutir à une appellation d’origine protégée (une Indication géographique protégée demande dix ans, auxquels il faut ajouter le développement en amont, soit un total de quinze ans). Le problème est que, pendant ce temps-là, on abandonne les autres variétés. En Nouvelle Aquitaine, le travail est centré sur le domaine fruitier. Dans la région Centre-Val-de-Loire, aucune histoire globale n’a été reconstituée, si bien qu’il est encore difficile de retrouver des variétés locales.
- Le CRBA cherche à cultiver ses semences pour que la plante s’adapte. Alors que penser de la cryogénisation ? La plante saura-t-elle s’adapter dans 300 ans ?
La cryogénisation prend en compte les pollens et les greffon. D’autres principes existent aussi, comme la conservation ex situ (sortir la plante de son environnement pour pouvoir la réimplanter si elle disparaît in situ). Les producteurs font des choix, préférables in situ ou ex situ en fonction des besoins… Il faut quoi qu’il arrive une « copie de sauvegarde ». Le projet norvégien du Svalbard est financé par le gouvernement norvégien mais aussi par les concurrents de Monsanto (Bayer…).
- Comment cuisiner les variétés ? Y a-t-il un livre ?
Cinq variétés ont été produites, testées par le Chef Alain Alexanian et fournies aux AMAP de Rhône-Alpes. De petits tutoriels ont été mis en ligne (Légumes anciens, savoirs d’ici : http://amap-aura.org/legumes-anciens-saveurs-dici ). Il faudrait plus de variétés pour envisager de réelles éditions et ces dernières ne correspondent plus forcément aux usages actuels des nouvelles générations. On peut donc retrouver en ligne des informations sur le poivron ‘d’Ampuis’, la courge ‘romaine de l’Ain’, le navet ‘noir de Caluire’, le pois ‘hâtif d’Annonay’, le haricot ‘Nain lyonnais’ ou la tomate ‘Beaurepaire’.
- Y a-t-il des partenariats avec les lycées agricoles ?
Il y a effectivement beaucoup de sollicitations. Le lycée horticole de Dardilly est l’héritier de l’Abbé Rozier. Quand il y a de l’excédent, le lycée commence à produire des plants. Un travail est aussi mené sur la régénérescence de graines trop vieilles, sur l’homéopathie… Les lycées de La Motte-Servoleix et de Saint-Ismier travaillent en Chartreuse pour produire des graines et des plants de légumes. Le CFPPA-UFA de Romans veut lancer une formation Conservatoire des variétés anciennes. Enfin, au niveau national, il y a des contacts avec l’INRA, autour des ressources génétiques.
Pour conclure, tous types de lieux ou d’acteurs potentiellement intéressés sont impliqués. Ce n’est pas parce que quelqu’un a fait les choses d’une certaine manière qu’il ne faut pas lui parler. Il faut s’interroger sur comment faire passer le message, les enjeux et engager les professionnels.
- A-t-on le droit de vendre une semence ou des plants de légumes ?
Il faut que les semences soient inscrites au catalogue français et européen. Tout un chacun a le droit de cultiver et vendre le produit de sa culture (y compris transformé) mais pas la semence. La loi dit qu’il est possible de produire ses propres légumes. Si on veut vendre, il faut faire attention : vendre une pomme de terre, c’est vendre une semence… De nos jours, même pour les grands industriels de la semence, le changement climatique est tellement rapide qu’ils seront obligés de faire marche arrière par rapport au catalogue, au risque de provoquer la famine.
Compte-rendu rédigé par Martin Charlet, complété par François Besancenot et relu et visé par Stéphane Crozat (mai 2018)
[1] CNRS Ressources des Terroirs, Cultures, Usages, Sociétés, pôle Alimentec de Bourg-en-Bresse