Le dessin du géographe : n°69

20 années de recherches en Arménie, 20 années de géographie rurale dans les montagnes de ce pays du Sud-Caucase…et une vingtaine de carnets de voyages, illustrés de dessins pour raconter mes « géographies voyageuses ».

Voici quelques-uns de ces dessins et aquarelles issus de ce parcours de chercheur.

  1. Sa majesté l’Ararat

Du haut de ses 5 165 mètres, le Grand Ararat, Massis, domine en majesté la large plaine alluviale dite de l’Ararat,  objet géopolitique où l’Araxe dessine la frontière entre Arménie et Turquie[1]. Les deux cônes du volcan, Massis et Sis (3 896m) sont un émerveillement pour  le regard. Raoul Blanchard[2], en 1929, l’évoquait comme un géant : « rien de cette gigantesque pyramide n’est perdu pour les yeux, la montagne se dressant au-dessus d’une plaine dont l’altitude n’est que de 800 m; ainsi d’un seul coup le volcan s’enlève de 4 400 m. (…) Un Fouji-yama perché sur un plateau au bord d’une fosse de 2 000 m. »

Le mont Ararat est un stratovolcan situé à la jonction entre trois plaques tectoniques : arabique, eurasienne, anatolienne. A sa vue, le géographe est saisi d’étonnement tant ses dimensions sont uniques, à tel point que sa haute silhouette est visible de partout en Arménie. À la fois montagne mythique où s’échoua, dit la Genèse, l’arche de Noé, mais aussi balise géopolitique entre les grands empires, russe, perse, ottoman, l’Ararat ne se décrit pas, il est l’expression de toute une histoire et fait fantasmer les « aventuriers » à la recherche de l’arche perdue.

La vue depuis la vallée de l’Araxe en Arménie présente la plus belle perspective paysagère qui soit. Montagne religieuse mais aussi, comme l’écrit Joseph Pitton de Tournefort[3] au début du XVIIIe siècle, « effroyable solitude », le double sommet fascine autant qu’il attire. Au cours de 20 années de pérégrinations géographiques en Arménie, l’Ararat m’a toujours semblé être un phare, un géant bienveillant dont on ne se lasse pas d’observer les nuances changeantes des couleurs tapissant ses versants. Il prend tant de poses, captant la lumière et sublimant le bleu du ciel qu’on ne s’étonne pas de voir combien il a inspiré les artistes. Mais peindre l’Ararat est un piège…qui se joue du talent des peintres. Il est l’Ararat, l’unique et c’est tout.

2. Stepan le berger (1998)

Stepan mène son petit cheptel pâturer autour du monastère de Marmachen près de Gumri. Il appartient à la génération de ceux qui ont bien connu le système collectiviste de l’URSS, car il travaillait comme vacher dans un kolkhoze d’élevage. Mais avec la chute de l’Union, la fin du communisme et la privatisation de l’économie, il s’est retrouvé « propriétaire » de quatre vaches laitières. Comme beaucoup d’autres de sa génération, il regrette « le temps d’avant » où « l’on vivait bien, sans souci pour manger ».

De ces rencontres, au fil de mes parcours de géographe, émane une douloureuse impression de gâchis. La lutte pour survivre, dans ce pays aux richesses agricoles considérables, est un combat permanent. Les paysans n’ont pas les moyens techniques ou financiers pour moderniser leur exploitation. Stepan et sa famille ne disposent que de 1,8 hectare de terre.

Cette scène se déroulait en 1998, alors que je venais de poser les pieds pour la première fois en Arménie.

3. Oghbin, village déchu (2012)

En juin 2012, à la recherche de ces villages abandonnés, je parcourus tout un ensemble montagneux, isolé, enclavé derrière la ligne de cessez-le-feu issue du conflit du Karabagh au début des années 1990. L’accès de ces anciens lieux habités est particulièrement difficile, surtout en ce début d’été où la végétation de broussailles et d’herbes hautes cache parfois des reptiles.

Après avoir traversé Dighin Almalou, perdu au bout d’une piste à peu près carrossable, il faut prendre la direction d’Oghbin, plein sud, un peu au hasard tant les chemins s’entrelacent au gré d’une topographie compartimentée. La Niva, une Lada qui s’accorde bien avec les obstacles de la piste, franchit des petits cours d’eau posés sur des lits de galets. En rive gauche, vers l’amont du Djagri tchaï (ancien toponyme de la rivière de Djagri) bordée de tamaris, la piste est de plus en plus accidentée, éventrée. La Niva dérape sur les cailloux. L’arrivée à Oghbin est à la fois somptueuse, dans un décor de très hautes herbes vertes oscillant au gré d’un vent léger, et dangereuse parce que le chemin disparaît sous le décor et recèle des pièges inattendus : cratères creusés dans la terre gorgée de l’eau des pluies récentes, serpents tapis sous les rochers bordant la piste, blocs de pierre épars des maisons en ruines . Ara, un jeune garçon du village de Dighin Almalou, qui a accepté de nous accompagner, devance la voiture à pied et écarte les herbes avec un bâton. Après avoir mis pied à terre dans une petite clairière tapissée de fleurs, apparaissent les ruines de l’ancien village. Au fond, au pied d’un versant, l’ancienne église semblent sortir de la  paroi, comme incrustée dans l’ocre rouge du rocher, et surplombe le replat où s’étendait Oghbin, un beau village, opulent, planté d’arbres fruitiers. Oghbin a aussi connu son heure de gloire , ville natale du général soviétique  Christopher Alaverdov, et qui reste une figure emblématique dans l’histoire de l’Arménie.

Aujourd’hui, il héberge des ruches et des apiculteurs qui viennent récolter le miel. En face, sur les hauteurs frontalières du Nakhitchevan, les positions ennemies scrutent les environs. Des snippers azéris font feu, parfois, sur des paysans venus faucher l’herbe ou conduire leurs bêtes sur les pâturages autour du village. Telle est la vie dans un bout-du-monde géographique et géopolitique de ce cul-de-sac territorial oublié.

4. Rencontre en descendant le col de Sevan (2000)

En 2000, sur la route défoncée menant du col du Sevan à Dilidjan, au Nord, je rencontrai cet étrange attelage. L’homme à la carriole se dirige vers le village de  Margahovit , peuplé de Russes Molokanes[4] depuis le XIXe siècle. Ces Russes minoritaires, considérés comme des sectaires, orthodoxes schismatiques, sont arrivés ici à la fin du XIXe s. quand le tsar Nicolas 1er les déplaça sur les marges de l’Empire. Aujourd’hui, nombre de Molokanes retournent dans leur région d’origine, vers Tambov en Russie.

Le vieil homme me raconte son histoire avec beaucoup de pudeur. Il est Arménien, réfugié d’Azerbaïdjan durant le conflit du Karabagh. Vie d’errance, de village en village… Dans le petit chariot recouvert d’une bâche de toile, avec son chien, compagnon de misère.

Le col du Sevan, qui sépare le bassin lacustre du Sevan et les monts Pambak, dans l’Anticaucase, fut longtemps fréquenté par les caravanes sur une des branches de la route de la Soie, entre la Perse et la Russie. Aujourd’hui il assure la jonction entre la région de Erevan et la Géorgie. Quelques années après cette rencontre, j’ai emprunté le même itinéraire, mais ce petit tronçon de route n’existait plus. Tout avait changé avec la construction d’un tunnel, sous le col, et l’amélioration du revêtement de la route. Alors, le village de Semionovka, situé sur le col, fut désespérément oublié par la circulation. Axe déclassé, le chemin de Semionovka n’est plus qu’un lambeau de terre et de pierres. J’y avais passé de bons moments, dans une famille de pêcheurs du Sevan, alors que les enfants, vendaient aux automobilistes des petits bouquets de fleurs de montagne. Un monde s’est écroulé. Semionovka et la route du col sont devenus inaccessibles l’hiver. Seuls les rares habitants qui restent y vivre utilisent le chemin défoncé, témoin de ce segment de la route de la Soie.

 

5. Manguk ou la mémoire tranchée d’un village arménien (2005)

Du village, il ne reste que des tas de pierre et des khatchkars (croix-pierre) ainsi que deux parois de rochers surplombant la rivière. C’est du haut de ces rochers qu’en 1918, des Tatars venus de villages voisins massacrèrent les habitants de Manguk. Des enfants furent précipités des versants à-pic et leurs corps, transportés par la rivière arrivèrent en bas, à Urtsadzor. Les « vieux » du village se souviennent du récit de leurs parents qui racontaient  les eaux rouges de sang. Ceci se déroula comme une suite du génocide de 1915 dans l’Empire ottoman. Cette histoire me fut contée en 2005 par une vieille institutrice de Urtsadzor, parlant le français.

Le site de ce village de montagne, à 1 800 m d’altitude, est superbe avec ses hautes parois rocheuses de calcaire, ocre et rouille, de grandes herbes piquetées de fleurs de pavot rouge vif, de liliacées bleu pervenche, de fleurs jaunes perchées au bout de hampes majestueuses, qui se balancent sous le petit vent de ce jour de printemps. L’ombrage d’une rangée de saules est une invitation à se tremper dans la rivière dont les petites vaguelettes sautent de caillou en caillou avec un bruit cristallin. La source n’est pas loin. Le jeune ruisseau va, plus bas, rencontrer la rivière de Vedi, qui, goutte à goutte l’amènera vers l‘Araxe. Ils finiront, ensemble dans la mer Caspienne, après s’être jetés dans la Koura.

En parcourant les monts Urts, dans la Réserve du roi Khosrov, sur les traces du géologue Pierre Bonnet, j’ai pu découvrir des ruines de vieux villages. Les pierres et les croix sculptées parlent de la vie sous les tsars, dans l’Arménie russe. Le grand bouleversement de la soviétisation, à partir de 1921, a balayé une partie de la vie rurale pour développer une économie collectivisée. C’est ainsi que les habitants de nombre de ces villages de montagne, isolés, furent contraints de migrer vers les « kombinats », centres industriels nouveaux, implantés le long des axes de circulation.

Françoise Ardillier-Carras

 

[1] Le traité de Lausanne, signé en 1923 avec la Turquie kémaliste, détermine un nouveau tracé frontalier entre les empires russe et ottoman. C’est aussi au cours de cette période qu’eurent lieu des échanges de populations avec le déplacement forcé de plus de 1,5M de Grecs ottomans vers la Grèce.

[2]  Géographie universelle, tome VIII, Asie occidentale, p. 119. Ed. A.Colin, Paris, 1929.

[3]  J. Pitton de Tournefort, Conseiller du Roi, botaniste au Jardin royal des plantes.

Relation d’un voyage du Levant fait par ordre du Roi. Tome II. Amsterdam, 1718. P.148.

[4] Pour en savoir davantage sur les Molokanes, cf. A. Leroy-Beaulieu, L’Empire des tsars et les Russes, Paris, Robert Laffont, collection Bouquins, 1991, chap.IX.