Chungking Express (Wong Kar Wai, 1994)
102 minutes, Hong Kong

« Hong Kong est un personnage (…). La ville, les rues et le mouvement global du lieu remplacent même parfois les êtres de chair ».

Wong Kar Wai, 1998.

Hong Kong, l’espace originel

Chez Wong Kar Wai, Hong Kong est bien davantage qu’un décor. Plus encore qu’un cadre. Les films, leurs intrigues et leurs protagonistes battent au rythme de la ville. Ils en épousent les contours et prêtent leur voix à ce territoire complexe.

Chungking Express, réalisé en 1994, est le deuxième film où Wong Kar Wai pose sa caméra dans un Hong Kong contemporain. Le premier à mettre au centre de sa trame scénaristique et visuelle l’hyper-urbanité du territoire. Le film est composé de deux morceaux de vies parallèles aux trajectoires similaires : deux âmes désorientées dans le dédale urbain, deux hommes perdus dans le souvenir d’un amour passé qu’ils voudraient ressusciter. La première demi-heure, consacrée au policier matricule 223 incarné par Takeshi Kaneshiro, se déroule à Kowloon, dans le quartier de Tsim Sha Tsui autour des Chungking Mansions[1]. Un lieu populaire, cosmopolite, commerçant. Un espace sinisé, bariolé, dense, labyrinthique. Le reste du film, consacré au policier matricule 663 interprété par Tony Leung Chiu-wai, se déroule sur Hong Kong Island, dans le district de Central. Un quartier dédié à la finance. Celui des traders, de l’hypermodernité. Un espace globalisé, occidentalisé, structuré.

223 incarnerait ainsi Kowloon alors que 663 personnifierait Central. Deux espaces se faisant face, s’opposant et se complétant, deux destinées parallèles et pourtant similaires : personnages perdus dans le chaos urbain et confrontés à la perte de l’être aimé. Ces deux faces d’une même pièce se croisent sans se rencontrer dans le district de Central, autour du fast-food « Midnight Express », seul élément spatial faisant office de point de jonction narratif. Ce point donne son titre au film : Chungking Express est un assemblage de deux lieux, les Chungking Mansions et le Midnight Express.

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Des destins qui se croisent

« Quand on se croise, un millimètre nous sépare. Je ne savais rien d’elle. Six heures plus tard elle est tombée amoureuse d’un autre », dira l’agent 223en voix off, devant le fast-food, pour clore la première partie du film.Cet « autre », ce sera bien sûr l’agent 663. Liaison narrative et spatiale furtive mais essentielle au milieu de Central – un quartier qui, filmé par Wong Kar Wai, s’éloigne radicalement du centre financier que l’on connaît. Ici, ce sont ses ruelles, ses petits restaurants populaires des Mid-levels et de Lan Kwai Fong, ses marchés pleins de vie qui lui donnent une âme et un sens. Grâce à ce traitement de l’image et ce choix visuel – et malgré une rupture spatiale et scénaristique parfaitement assumée – les dualités se meuvent en complémentarités pour former un ensemble riche, pluriel, mais cohérent.

Ainsi, sous la caméra de Wong Kar Wai, les antagonismes deviennent concordances. Malgré  l’omniprésence des deux rives, c’est la jonction qui prime. En délaissant la perspective et la vue d’ensemble au profit des plans resserrés, des cadres rapprochés, il souligne les ressemblances au-delà des divergences. Les ruptures se transforment rapidement en ouvertures vers d’autres lieux, d’autres histoires. Une seule constante : la rapidité stylistique et le flux incessant. Un flux urbain matérialisé par le flou.

Flux, mouvements, ruptures

Le film s’ouvre sur une scène de course-poursuite, filmée caméra à l’épaule. Le flou permanent est dû à la technique de ralenti opérée par le réalisateur. La multitude qui remplit l’espace n’est qu’une tache indistincte, un ensemble nébuleux et coloré, une masse mouvante que le protagoniste, seul physiquement identifiable, transperce.

 

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Capture d’écran (1min 31s)

La course est entrecoupée par des images nocturnes de toits hongkongais éclairés par la lune. Ces moments auraient pu être appréhendés et présentés comme des instants de grâce au milieu du dédale urbain. La prise de hauteur aurait été une échappée vers le calme. Pourtant un indice révèle que là encore le flux est omniprésent, que le mouvement ne peut s’interrompre : les nuages éclairés par la lune défilent à une vitesse anormale, inhabituelle, à l’instar des néons de la scène qui précède. Au ralenti succède l’accélération. Ce dont il s’agit ici : montrer la schizophrénie d’un lieu insondable, par la course filmée au ralenti, le calme en accéléré, la nuit niée par l’intensité lumineuse des rues d’une ville vivant comme en plein jour. Tout au long de la scène, une mélodie, obsédante. Le thème « Baroque » composé par Michael Galasso, ne dispose de rien de plus que d’une nappe au synthétiseur, créant le lien, l’unité, et de quelques violons dont la mélodie varie entre liaison, douceur (legato) et moments de ruptures, instants fragmentaires (staccato). Le tout crée un ensemble instable, angoissant, une mélodie oscillant entre harmonie et disharmonie, assonances et dissonances, douceur et violence. Le fil conducteur étant l’intense mélancolie d’une mélodie en mineur.

Bien davantage qu’une œuvre de jeunesse pour Wong Kar Wai, Chungking Express pose les bases de sa filmographie, de ses thèmes récurrents, de son traitement de l’image, de ses obsessions. Réalisé trois ans avant la rétrocession de l’île britannique de Hong Kong à la République Populaire de Chine, ce film incarne une nouvelle page du cinéma hongkongais : un cinéma tout en sous-entendus, où les questions identitaires et les sujets politiques, sans jamais être frontalement abordés, sont omniprésents.

 Nashidil Rouiaï

[1]     Les Chungking Mansions sont constituées de cinq blocs gigantesques sur Nathan Road, l’artère principale de la péninsule de Kowloon. Dans ces immeubles se côtoient restaurants en tous genres, guest houses, appartements exigus, stands d’artisans sri lankais, pakistanais, népalis, indiens, bangladeshis, ou africains, européens et américains. Un dédale cosmopolite en trois dimensions où se croisent chinois, immigrés sud-asiatiques plus ou moins légaux, occidentaux venus pour affaire ou pour le tourisme, étudiants n’ayant pas les moyens de s’offrir une chambre à Hong Kong Island.