Les Editions du CNRS ont confié à Thierry Sanjuan et Marie-Pierre Lajot la direction d’une nouvelle collection baptisée « Géohistoire d’un fleuve ». Il ne s’agit pas seulement d’y étudier un fleuve dans son hydrographie, ses paysages spécifiques, ses aménagements, mais aussi de prendre en compte son histoire et les imaginaires qu’il a engendrés.

Bassin du Congo © carte de N et R Pourtier. Avec l’aimable autorisation de CNRS EDITIONS

Le fleuve Congo est impressionnant par sa longueur (4700 km), par la superficie de son bassin (3 700 000 km²), par son débit (40 000 m3/s en moyenne). Roland Pourtier le qualifie pourtant de puissance « potentielle » dont les aménagements ont régressé après la colonisation. C’est donc dans l’histoire, ancienne et récente, qu’il faut chercher les clés de l’« énigme » Congo.

Le cours du fleuve est resté longtemps mystérieux. Si le navigateur portugais Diego Cao a pénétré dans l’estuaire dès 1482, son exploration a rapidement tourné court car à 150 km de la côte, les premiers rapides empêchaient la poursuite du voyage. Ce n’est donc qu’au XIXe siècle que s’effectue progressivement la découverte du fleuve, à partir de l’amont, du Lualaba (nom donné au cours supérieur du fleuve) dont on ne sut pendant un temps s’il constituait une source du Congo ou du Nil. Et ce n’est qu’au XXe siècle qu’on a identifié sa source principale, le Chambeshi, qui prend naissance dans les hauts plateaux de Zambie septentrionale.

Une autre originalité du grand fleuve africain tient aux fluctuations de sa dénomination. Congo : nom d’un fleuve ? d’une population ? d’une langue ? d’un Etat ? de deux Etats ? c’est tout cela à la fois, mais pas en même temps. Les Européens l’ont d’abord appelé « Zaïre » avant que « Congo » ne s’impose au XIXe siècle. Mais ce mot de Congo est aussi disputé par Belges et Français pour baptiser leurs possessions respectives dont les frontières ont été difficilement fixées au cours de conventions internationales après la Conférence de Berlin. Aujourd’hui, République du Congo et République démocratique du Congo sont voisines et leurs deux capitales, Brazzaville et Kinshasa, se font face, de part et d’autre du fleuve. Elles partagent le même imaginaire et entretiennent la mémoire de leur passé colonial. A l’époque où, dans les métropoles européennes, l’on abat les statues rappelant la colonisation, Savorgnan de Brazza trône devant son mémorial à Brazzaville et Stanley fait à nouveau face au fleuve à Kinshasa.

La géologie et le régime hydrologique variant selon les précipitations et l’apport des affluents expliquent la grande diversité des différentes portions du fleuve depuis les hauts plateaux du Katanga jusqu’à l’embouchure. Des biefs aux eaux calmes navigables alternent avec des tronçons aux eaux tumultueuses (par exemple les chutes Livingstone en aval des deux capitales) et des cataractes.

La voie royale est la courbe de 1700 km qui relie Kisangani au Pool Malebo. La largeur du fleuve qui reçoit alors des affluents à haut débit s’étend jusqu’à 14 km. Mais en aval la navigation est interrompue par des rapides et l’estuaire, de Boma à la mer, se présente comme un dédale de chenaux que des bancs de sable en constant mouvement rendent difficilement praticables. Et ce fleuve géant se jette dans l’océan au milieu de la façade maritime particulièrement étroite de la RDC : 60 km de côtes coincées entre l’Angola au Sud et son exclave de Kabinda au Nord. Le potentiel économique du fleuve se situe donc essentiellement dans son cours moyen. Il reste considérable, mais quel est l’état de ses aménagements ?

Sur une partie du réseau navigable ne circulent que des pirogues. Trois tronçons accueillent des convois poussés (Kinshasa-Kisangani sur le Congo, Brazzaville-Bangui sur l’Oubangui, Kinshasa-Llebo sur le Kansaï), mais la navigation y est parfois entravée par la divagation des bancs de sable et les jacinthes d’eau. Roland Pourtier insiste sur l’état de délabrement des installations depuis la fin de la colonisation : négligence de la maintenance, disparition des balises et des dragues, abandon de nombreux ports fluviaux. Le Congo n’est-il plus qu’un « cimetière d’épaves » ?

Il y eut pourtant de grands projets importés d’Occident comme de Chine mais les financements ont été engloutis les uns après les autres. Depuis une vingtaine d’années l’Union africaine cherche à valoriser l’immense bassin fluvial transfrontalier du Congo et de ses affluents. En 2015 elle a conçu un « Schéma directeur d’aménagement et de gestion des eaux » difficile à mettre en œuvre par manque de données fiables.

 

Cet immense bassin du Congo est peuplé depuis une époque très ancienne, d’abord par des Pygmées vivant de pêche, de chasse et de cueillette (il en reste quelques dizaines de milliers) puis par des Bantous, il y a 3 000 ans, qui ont pénétré la forêt à partir des voies d’eau.

Aujourd’hui une centaine de groupes distincts se partagent le territoire, très attachés à leurs particularismes et à leurs droits coutumiers sur les ressources, ce qui engendre des conflits à répétition que ne peuvent juguler des Etats trop faibles. Concurrence entre sectes religieuses, oppositions politiques entre fédéralistes et unitaristes en RDC, entre nordistes et sudistes au Congo-Brazzaville accentuent la fragmentation de la population.

Mais les activités économiques divisent surtout la population entre « gens d’eau » et « gens de terre ». L’outil de travail des premiers est la pirogue utilisée pour le commerce comme pour la pêche sur les cours d’eau, les étangs et les lacs. Les seconds pratiquent l’agriculture itinérante sur brûlis, produisant une grande diversité de plantes. Il est intéressant de noter que la base de l’alimentation actuelle est assurée par deux plantes d’origine américaine, le maïs à l’est (Katanga, Kasaï) et le manioc à l’Ouest. Les projets visant à développer l’agriculture agro-industrielle n’ont jusqu’alors pas abouti. Cet échec est aussi celui des plantations, en ruines depuis l’Indépendance. En ce qui concerne l’exploitation de la forêt elle-même, on peut parler de réussite dans le Nord du Congo-Brazzaville car elle prend en compte l’aménagement durable alors qu’elle est catastrophique en RDC où les codes forestiers ne sont pas respectés.

Roland Pourtier insiste sur la répartition sexuelle des tâches dans l’agriculture. Une fois les terres défrichées par les hommes, ce sont les femmes qui assurent tout le travail, des semis à la cuisine. Le portage quotidien de lourdes charges entre les champs et le village en constitue la part la plus pénible. Le géographe met en relation l’absence de greniers qui éviteraient ces transports récurrents avec l’absence de prévisions. On n’investit pas pour le futur.

Le futur se présente surtout sous la forme du défi démographique. L’absence de données récentes n’en facilite pas l’étude. Jusqu’en 1960, la population du bassin du Congo n’aurait pas dépassé 15 millions. En effet un fort taux de mortalité a suivi l’arrivée des Européens. Effets de la traite et épidémies du début de la colonisation se sont ajoutés aux endémies du milieu équatorial. Mais phénomène plus surprenant, la Première Guerre mondiale a été suivie d’une très faible fécondité (on parle de « neurasthénie raciale »). Depuis les années 1960, la RDC connait, au contraire, une explosion démographique avec un taux de croissance annuelle de 3,2%. Le frein au développement que représente l’hyperfécondité semble mal perçu par la population et les autorités commencent juste à en prendre conscience. Néanmoins le bassin du Congo reste encore globalement peu peuplé.

Pour exploiter ce vaste territoire qu’est le bassin du Congo, le fleuve semble être la voie royale, mais c’est une idée fausse comme en témoignent les faibles densités de population de la vallée en opposition aux régions orientales et méridionales relativement peuplées (entre 50 et 100 hab./km2). Hommes et marchandises doivent contourner les obstacles naturels du fleuve. Aussi dès l’époque coloniale s’est posée la question du mode de transport des produits d’exportation, ivoire, bois précieux, ballots de latex…Un modèle fluvio-ferroviaire s’est donc imposé avec la création de la voie ferrée Matadi-Léopoldville en 1898. Le chemin de fer et la route sont donc indispensables sur certains tronçons. Mais actuellement tous les modes de transport sont en difficulté. Certes le milieu équatorial est contraignant (pluies intenses, glissements de sol…) mais c’est la gestion défaillante des pouvoirs publics qu’il faut incriminer, ce qui décourage les investisseurs étrangers. Aucun projet n’a actuellement abouti en RDC. Le Congo-Brazzaville s’en tire mieux avec la réalisation d’un axe fluvio-ferroviaire Bangui-Brazzaville-Pointe Noire qui contribue largement au développement du pays.

 

Mais alors qu’en est-il de la puissance que le fleuve devrait assurer aux pays de son bassin et particulièrement à la RDC (relire le sous-titre de l’ouvrage) ?

Médiocre utilisation du Congo comme voie de transport de marchandises, mais aussi médiocre utilisation de son énorme potentiel hydro-électrique. Bien que disposant de cette énergie renouvelable et non polluante, le bassin du fleuve affiche un des taux d’électrification les plus bas d’Afrique.

Pourtant les chutes d’Inga, en aval des deux capitales, constituent un site exceptionnel avec leur débit de 40 000 m3/s transportés sur 25 km. Dès 1929 il y eut un premier projet associant barrages, centrales et industries électriques, mais, trop ambitieux, il fut abandonné puis repris puis abandonné. Aujourd’hui deux centrales modestes construites en 1972 et 1982 ne fonctionnent qu’à 50% de leur capacité par défaut de maintenance et ne profitent pas à la population, ayant été conçues pour des projets industriels pharaoniques et irréalisables.

Si beaucoup d’investisseurs étrangers ont été découragés, il semble que se profile un nouveau sauveur, la Chine, premier investisseur actuel en RDC, qui a déjà une position dominante au Congo-Brazzaville). Ce sont les entreprises gestionnaires du barrage des Trois Gorges sur le Yangzi qui ont signé un accord sur la réalisation d’un Inga III, accord largement motivé par les énormes besoins en minerai du pays de Confucius.

La production minière du Katanga est en effet le deuxième fondement de la puissance potentielle du Congo. Actuellement elle bat des records, particulièrement celle du cobalt, indispensable aux batteries des voitures électriques, dont le prix a triplé entre 2015 et 2018. Pourtant ONG et Banque mondiale sont d’accord pour souligner que cela n’a contribué en rien à améliorer le sort des gens, victimes de la corruption des dirigeants. Le travail minier est même celui où se rencontrent les plus fortes inégalités puisqu’à côté des grandes entreprises très outillées travaille une population misérable d’adultes et d’enfants (les « creuseurs ») dans une économie de survie.

Troisième élément potentiel de la puissance, l’« or bleu ». Alors qu’une grande partie de l’Afrique souffre de stress hydrique, le Congo et ses affluents pourraient fournir de l’eau pour irriguer les pays voisins. Il y a bien quelques projets modestes d’acheminement d’eau vers le lac Tchad, mais ils rencontrent l’opposition de la classe politique pour qui toucher à l’eau du fleuve, c’est « faire atteinte à la souveraineté nationale ». Un espoir réside dans la création récente d’un « Fonds bleu » regroupant des pays de l’Afrique sèche autour du Congo.

 

Les villes les plus anciennes sont situées le long du fleuve, là où se sont fixés les marchés locaux auxquels se sont superposés les « postes » de la période coloniale. Plus tard les mines et le chemin de fer ont donné naissance à d’autres villes comme Lubumbashi.

Les « villes du fleuve » se sont développées sur une seule rive car les ponts sont rares. Autour du centre européen, s’étalent des quartiers aux maisons basses, sans cesse élargis sur l’espace rural car la ville exerce une forte attractivité sur les paysans, même pourvus de terres, alors que la misère et l’« économie de la débrouille » y prédominent. En effet elle représente malgré tout une espérance de changement.

Une des originalités du Congo est d’accueillir, en face à face, sur chacune de ses rives, deux capitales, Kinshasa et Brazzaville. Pourtant aller d’une ville à l’autre n’est pas toujours facile, non pour des raisons géographiques, mais pour des raisons politiques. Ferries, canots, pirogues franchissent facilement les 2 km qui les séparent mais les deux villes sont rivales. Et si Kinshasa l’emporte par son poids démographique (10 millions d’habitants environ), Brazzaville est plus attractive par son niveau de vie, ses productions littéraires (nombreux écrivains, dont Alain Mabanckou bien connu en France), sa presse abondante et variée.

Tous les trafics, licites ou illicites, entre les deux capitales empruntent la voie d’eau. On peut s’étonner de l’absence d’un pont. Plusieurs protocoles en ont déjà envisagé la construction mais ils n’ont pas abouti faute de financement. Un dernier accord a été conclu en 2018 entre les deux chefs d’Etat. Il s’inscrit dans un projet d’aménagement régional qui permettait entre autres le transport des minerais du Katanga vers les ports de l’Atlantique. Mais manque de moyens et Covid-19 se conjuguent pour en retarder les travaux, une fois de plus.

 

Faut-il être optimiste sur l’avenir du bassin du Congo ? Peut-il sortir de cette apparente contradiction qui associe richesses naturelles et dénuement de la population ?

Roland Pourtier espère une solution dans les nouvelles préoccupations écologiques d’une large part de l’opinion mondiale. Alors que les pays développés n’attendaient de cette région que ses minerais et son pétrole, on commence à s’intéresser à la forêt, deuxième « poumon » de la planète après l’Amazonie et riche d’une grande diversité animale et végétale. L’exploitation raisonnable des ressources forestières permettrait le développement de l’ensemble de la population et non uniquement d’une « oligarchie prédatrice ».

Mais quel que soit le type d’économie choisie, rien ne se fera sans l’effort des hommes en matière de pacification intérieure et d’éducation.

 

L’ouvrage est très riche en informations et agréable à lire. Il justifie sur plus de 200 pages son sous-titre qui définit la situation du principal Etat du bassin, la RDC. Chaque chapitre est l’occasion de rappeler les nombreux projets d’aménagement qui n’ont pas abouti et dont les financements ont disparu dans des poches privées. Un des pays africains les mieux pourvus en ressources, un des pays au plus faible indice de développement humain (175e rang sur 189). ­­­Espérons, avec Roland Pourtier que les inquiétudes portant sur la forêt équatoriale toucheront plus l’opinion mondiale que le sort des enfants du Katanga.

 

Michèle Vignaux, Juin 2021