(La Taupe, Tomas Alfredson, 2011, Royaume-Uni)

la_taupeIl y a James Bond, héros inventé par Ian Fleming et popularisé par une série de films de 1962 à 2008, dans l’attente d’une vingt-troisième aventure en 2012. Beau, athlétique, redouté de tous les terroristes du monde et désiré par les femmes qui croisent son chemin, Bond est surtout mobile, obligé de traquer les espions soviétiques de l’Afghanistan à la Jamaïque, de la Russie à Venise. Mobilité diégétique à laquelle fait écho le succès mondial de la série, dont chaque opus attire les foules dans plus de soixante pays.

Cette ultra-mobilité de l’agent 007 est contrainte mais présentée sous un jour positif : l’espion de Sa Majesté ne souffre jamais du décalage horaire, est connu – et reconnu, un comble – dans les plus grands hôtels du Monde, manœuvre avions et bateaux comme on fait de la trottinette, n’oublie jamais d’emporter un smoking dans ses bagages, fait du ski dans les Alpes bernoises quelques heures après s’être baigné à Antibes et trouve sur les monts azerbaïdjanais une neige autrement plus improbable que le beau temps londonien qui ne manque pas d’accueillir ses brefs retours au pays. En somme, Bond est le prototype idéal de cette « société à individus mobiles »[1] dont parle Mathis Stock : il n’a ni appartement ni attache, n’habite nulle part. Une dichotomie familiarité-altérité marque ainsi profondément son rapport au lieu : il connaît les moindres recoins de la planète mais leur est toujours extérieur. Professionnel et jamais déstabilisé, il est l’antithèse radicale du touriste, cette victime à la fois consentante et offusquée des contraintes du voyage organisé et des retards et annulations des compagnies low-cost.

Sans présumer de ce que pense John Le Carré de James Bond, force est de constater que son passage au MI5 et au MI6 lui a laissé des souvenirs différents, retranscrits dans une série de romans – depuis L’Espion qui venait du froid, son premier succès en 1963 – où il se passe bien peu de choses en regard des surenchères bondiennes. Le Carré s’attache aux détails, aux petites turpitudes et rivalités des espions britanniques, à leur dévotion corps et âme à une cause dont ils semblent avoir largement perdu de vue les fondements, en somme à leur vanité. C’est cette ambiance glauque qu’a tenté de traduire le réalisateur suédois Tomas Alfredson dans son adaptation de La Taupe, roman paru en 1974 et objet d’une série télévisée culte outre-Manche à la fin des années 1970. On y fait la connaissance de George Smiley, héros désabusé, bedonnant et dégarni. En 1973, alors qu’il vient d’être mis à la retraite, celui-ci est rappelé par le Foreign Office pour identifier un agent double au sommet des renseignements britanniques.

Quel est le rapport avec les films de James Bond et leurs spatialités orgiaques, leur espace mondial transparent, réseau immense mais où le franchissement de la distance relève de la formalité ? Aucun ou plutôt une quasi-symétrie. Car ici aussi l’action se déroule dans plusieurs pays : cinq, soit très exactement la moyenne bondienne. Ici aussi l’on voyage beaucoup mais par procuration – il est beaucoup question de l’aéroport de Delhi que l’on ne verra pas – ou avec toutes les contraintes de la vie réelle : l’espion fait la queue au guichet pour acheter un billet de train ; et Smiley ne conduit pas lui-même la Citroën DS qui a remplacé l’habituelle Aston Martin.

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Dans La Taupe, surtout, il s’agit de ne pas se faire remarquer : métriques pédestres et transports en commun prennent le dessus, de même que les entretiens en face à face, comme celui que revit Smiley, racontant sa première rencontre avec Karla, ennemi juré et alter-ego moscovite, ou comme le flirt entre l’agent Ricky Tarr et la belle Irina, espionne russe transfuge qui lui apprend l’existence de la taupe. Aux ambiances ensoleillées, aux hôtels cinq étoiles des Caraïbes et aux casinos de la Promenade des Anglais se substituent l’appartement de Smiley, sombre, encombré de bouteilles de whisky vides et de livres – Bond lit-il ? – mais aussi une planque minable et un hôtel miteux de la banlieue londonienne, des boîtes de nuit et maisons de passe stambouliotes, un oppressant passage couvert à Budapest.

Centre de ce réseau intense mais feutré, les bureaux déprimants des services de renseignement britanniques et leur lumière blafarde abritent des spectres en costumes pied-de-poule, fumant autant de cigarettes que James Bond aligne de kilomètres. Dans ce lieu aux multiples emboîtements traduisant une hiérarchie qui est aussi celle du secret, tout franchissement implique qu’on remplisse un formulaire en trois exemplaires, jusqu’au « Circus » d’un côté – le dernier étage, réservé à la direction, avec son papier peint de Vasarely hypocondriaque et ses parois épaisses comme celles d’un bathyscaphe – et de l’autre aux archives, inconscient et mémoire des services.

Tout est donc question d’ambiance, ici renforcée par le choix des couleurs dominantes, le marron et le gris, omniprésents : tapisseries décaties, tableau abstrait rappelant ladite tapisserie, ciels délavés ou nuageux à Budapest, brouillard stambouliote. L’originalité tient donc aussi au fait que ces ambiances traditionnellement réservées dans la mythologie bondienne à l’Est et à sa bureaucratie concernent indifféremment les deux camps. Comme le dira la taupe, démasquée : « tout est devenu si laid à l’Ouest. Vous ne croyez-pas ? ».

Les télécommunications, élément incontournable du film d’espionnage, épousent cette ambiance austère. Le téléscripteur éructe bruyamment les lignes de chiffres des messages codés, cependant que de faux mécaniciens automobiles passent des coups de téléphone vraiment codés depuis de vrais garages, et qu’un monte-charge à porte-vitrée transporte les documents d’étage en étage à une allure de sénateur – l’une des jolies trouvailles de mise en scène.

Antithèse bondienne, le film en inverse les codes et les ingrédients : il ne s’agit pas de dire la geste d’un super-héros et de son camp, mais de décrire les méandres obscurs d’une administration qui n’a rien à envier à celle du KGB. L’héroïsme est absent : agents retournés, mobilités quotidiennes, alcoolisme omniprésent. Il n’est d’ailleurs pas question de  vodka-martini (« shaken, not stirred ») mais de vodka bue dans des verres en pyrex. Et une certaine confusion idéologique règne aux antipodes des certitudes bondiennes : l’hymne soviétique chanté par ces espions anglais réunis lors d’une fête n’est-il pas le meilleur révélateur de ces ambigüités ?

Manouk Borzakian et Serges Bourgeat

 


[1] « Les sociétés à individus mobiles : vers un nouveau mode d’habiter ? », EspacesTemps.net, Textuel, mai 2005 : http://www.espacestemps.net/document1353.html