Ce mercredi 1er avril, les Cafés Géo de Lyon reçoivent Anne-Cécile Mermet qui, malgré la date, vient nous parler du sujet tout-à-fait sérieux de la gentrification. Actuellement ATER à l’Ecole Normale Supérieure de Lyon et attachée à l’EIREST (Equipe Interdisciplinaire de Recherche Sur le Tourisme), Anne-Cécile Mermet a axé ses recherches de doctorat sur l’évolution du quartier parisien du Marais. Sa thèse (Commerce et patrimoine dans les centres historiques, vers un nouveau type d’espace de consommation), soutenue en 2012, a remporté le premier prix de thèse Mappemonde en 2013.
Anne-Cécile Mermet nous propose ce soir de nous intéresser au processus, maintenant bien connu, de gentrification non pas sous l’angle des habitants et des lieux de résidence mais sous celui, plus inhabituel, des bouleversements vécus par les petits commerces. Le côté « branché » de ces quartiers renouvelés que l’on ne peut manquer d’observer quand on se balade dans le Marais, le Vieux Lille ou certains quartiers de Londres entre autres amène en effet à se poser la question des relations entre gentrification et dynamiques commerciales. Certains types de commerces permettraient-ils d’identifier la gentrification ? Et quels sont les enjeux sous-jacents ?
La gentrification abordée sous différents angles
C’est la sociologue Ruth Glass qui invente, en 1964, le terme de gentrification pour définir le processus de transformation connu par certains quartiers de Londres. Les années 1960 sont en effet particulièrement marquées par ce processus et voient de nombreux quartiers considérés comme banals voire insalubres, devenir en peu de temps les nouveaux quartiers « branchés ».
Il existe finalement assez peu de travaux cherchant à interroger la gentrification en lien avec le commerce. Dans les années 1990, le géographe David Ley ouvre la voie en se demandant quel est le rôle joué par les commerces dans le style de vie des gentrifieurs. Il dresse le constat suivant : ceux-ci privilégient le modèle du « quartier-village » : petits commerces indépendants de proximité, dans lesquels on peut se rendre à pied (à rebours du modèle du mall, grand centre commercial aux portes de la ville dans lequel on se rend en voiture). Les travaux de Sharon Zukin menés notamment à l’échelle du quartier de SoHo à New York ont également montré, avec la gentrification, un passage à des structures commerciales artistiques. Les commerces sont à l’image de la manière dont les gentrifieurs réaménagent le quartier : il s’opère un mouvement de montée en gamme.
Certains chercheurs ont abordé la dimension résidentielle du processus en s’intéressant aux déplacements de population qu’il induit. Le même type de recherches peut être pratiqué en ce qui concerne les commerces.
D’autres travaux ont interrogé le rôle ambigu des politiques publiques : que se passe-t-il quand les politiques publiques tentent d’intervenir, d’organiser la gentrification ? Là encore, la même réflexion peut être appliquée au cas des commerces. On peut dans ce cadre étudier les logiques d’enseignes qui se jouent dans ces quartiers.
Anne-Cécile Mermet a choisi de se concentrer sur le cas du Marais, à cheval sur les 3ème et 4ème arrondissements de Paris qui constitue, en France, l’archétype des quartiers gentrifiés. Elle a notamment pu fonder son travail sur les inventaires commerciaux qui y sont exhaustifs et mis à la disposition des chercheurs. Elle a ainsi étudié les inventaires à trois dates : 1965, 1990 et 2011, qui correspondent à trois stades distincts du processus.
Le Marais : du « taudis » à l’un des quartiers les plus branchés de Paris
Ce sont d’abord les ordres religieux (notamment les Templiers), à partir du XIIème siècle, puis les aristocrates qui ont loti le quartier du Marais. Les membres de la Cour y font construire leurs hôtels particuliers. L’aménagement du quartier par l’aristocratie culmine fin XVIème – début XVIIème avec la création de la Place des Vosges sous Henri IV (alors Place Royale).
Mais la Cour, au XVIIIème siècle, se déplace vers l’Ouest. C’est alors le début d’un mouvement de dévalorisation du quartier. Ce dernier qui avait auparavant une fonction d’apparat, se voit à présent cantonné à une fonction davantage économique. Il devient un quartier d’artisans. S’y installent les professions liées à la bijouterie et l’orfèvrerie ; les métiers se rapportant au verre et à l’optique ainsi que les fabriques textiles (imperméables, chapeaux…). La filière textile, dans le Marais, constitue alors une véritable filière intégrée. Cette période à partir de laquelle l’artisanat culmine dans le quartier, coïncide avec une très forte densification et paupérisation. Au début du XIXème siècle, ce sont 120000 personnes qui habitent le Marais. Il concentre notamment les populations immigrées d’origine juive, d’abord ashkénazes puis sépharades. Il a été touché, au XIXème par de nombreuses épidémies. Il s’agissait, à l’heure de la révolution industrielle et jusqu’à l’après-guerre d’un quartier insalubre et mal famé. Il est donc logiquement dans le viseur des grandes politiques de modernisation des années 1950. L’architecte Le Corbusier présente, dès les années 1920, un plan d’aménagement pour un « Paris moderne ». Il y exprime le souhait que « tout ce grouillement accroché jusqu’ici sur le sol comme une croûte aride, [soit] raclé, enlevé et remplacé par des cristaux purs de verre, montant à 200 mètres de hauteur et à grande distance les uns des autres, leur pied étant entouré des frondaisons des arbres » (Le Corbusier, Plan Voisin). L’idée est de raser les quatre premiers arrondissements de Paris pour les remplacer par d’immenses gratte-ciel.
Sauvé des projets pharaoniques de Le Corbusier, le quartier du Marais, alors très dégradé, voit se mettre en branle un long processus de réhabilitation qui passe par trois grands processus.
- Un processus de patrimonialisation
Au début des années 1960, un groupe de Parisiens réunis autour de Michel Raude fonde l’association Paris historique (Association Sauvegarde et Mise en Valeur du Paris Historique). Cette association lance alors deux types d’intervention :
- Des représentations théâtrales et des concerts donnés dans les cours des hôtels particuliers pour attirer l’attention sur la richesse du patrimoine
- Des chantiers de restauration
- L’impact de la loi sur les quartiers sauvegardés (loi Malraux)
En 1962, face à la dégradation des centres anciens aux nombreux projets de démolition de ceux-ci, André Malraux, alors ministre de la culture, fait adopter une loi qui permet de préserver ces quartiers et de les réhabiliter. Le secteur sauvegardé du Marais est créé en 1964. Du point de vue de son aménagement, il est ainsi retranché du Plan Local d’Urbanisme et possède son propre plan : le Plan de Sauvegarde et de Mise en Valeur (PSMV). Celui-ci a pour objectif de revenir à une esthétique urbaine du XVIIIème siècle. Les hôtels sont peu à peu réhabilités : à l’hôtel de Mayenne par exemple, on supprime les ajouts architecturaux du XIXème siècle. Il faut composer avec les nouveaux usages des bâtiments (l’hôtel de Mayenne a ainsi été converti en école, ce qui pose quelques problèmes pour la restauration). De même, on détruit les ateliers qui avaient été construits dans les cours intérieures et on efface les traces de la strate artisanale du quartier. Ainsi, en 1970, un hôtel particulier de la rue des Archives accueillait encore des ateliers de fabrication de couvre-pieds et de peignes. Aujourd’hui, ce bâtiment a une fonction essentiellement résidentielle et d’apparat.
- La gentrification du quartier
Ce double-processus de restauration et patrimonialisation s’est accompagné d’un phénomène de gentrification dont on note plusieurs indices :
- La part des ouvriers résidant dans le quartier est passée de 34% à 7% entre 1962 et 1999, tandis que celle des cadres est passée de 5% à 43%
- La population gay, auparavant absente, s’est installée dans le quartier
- La fonction touristique s’y est exacerbée : en 1977 est ouvert le Centre Pompidou devenu peu à peu un des grands sites touristiques de la capitale ; de nombreux musées sont installés dans les hôtels particuliers (Musée Carnavalet, Musée Picasso…)
Cette triple évolution reflète bien le changement connu par le quartier du Marais qui est passé d’une fonction de production à une fonction de consommation. Ainsi, aujourd’hui, c’est bien souvent le Marais que les grandes chaînes choisissent pour implanter leurs enseignes « tendance » : c’est ainsi par exemple rue des Rosiers qu’a été ouverte la première boutique COS en France (enseigne haut-de-gamme de la chaîne H&M) en 2009. C’est également un quartier « test » pour les grandes chaînes : celles-ci y font généralement leur première implantation parisienne, française, voire européenne afin d’étudier la rentabilité d’un magasin parisien et les goûts de la clientèle française. Des boutiques éphémères s’installent pour deux ou trois mois afin d’annoncer l’arrivée de la chaîne à Paris. De nouveaux concepts de boutiques sont également présents dans le quartier. Se sont ainsi installées une pistacherie, ou encore une boutique entièrement consacrée à la mozzarella.
Bref, le Marais est désormais un quartier « branché ». Il est de ce fait au cœur d’événements tels que la Fashion Week. A cette occasion, des points de vente éphémères de grandes marques sont installés et les ¾ des galeries d’art sont transformées en show-room des grandes marques. Vous ne croiserez alors pas, dans les rues sinueuses du quartier, le même public que d’habitude.
Le Nord du Marais est lui associé aux boutiques de créateurs. Dans une logique de patrimonialisation et de valorisation du passé historique artisanal, la Mairie du 3ème arrondissement organise chaque année une semaine de la création, jouant sur cette spécialisation et essayant de créer une continuité entre l’artisanat d’antan et les boutiques « créatives » d’aujourd’hui,.
Le côté « branché » du quartier lui assure une renommée qui dépasse largement les frontières de la capitale. Grâce aux différents événements qui se déroulent dans ce secteur et au tourisme, l’aire de chalandise des commerces du quartier est désormais mondiale, démultipliée par rapport à ce qu’elle était dans les années 1960.
Vers un front de gentrification commerciale dans le Marais ?
Anne-Cécile Mermet a étudié plus précisément cette question à partir des inventaires commerciaux. Elle a pu ainsi noter les spécificités et les évolutions du quartier à trois dates.
- 1965
A cette date, l’artisanat tient encore une place prépondérante. On compte alors 308 ateliers (contre 25 aujourd’hui) dont beaucoup ont une activité commerçante. De même, les commerces alimentaires spécialisés quadrillent le secteur : on compte ainsi 57 boucheries (11 aujourd’hui) et 77 boulangeries (8 aujourd’hui). Enfin, les habitants peuvent également disposer facilement de services liés à l’équipement de la personne. En 1965 donc, le quartier ne se singularise pas particulièrement des autres si l’on excepte l’importance des ateliers. La structure commerciale du Marais peut être qualifiée de « banale ».
- 1990
L’élément le plus frappant en 1990 est la croissance des boutiques liées à une activité artistique : ateliers d’artistes (136 galeries contre 4 en 1965), boutiques d’encadrement, antiquaires (43 contre 9 en 1965)… Un galeriste rapporte au cours d’un entretien avec A.-C. Mermet qu’à l’époque il avait le choix entre une quinzaine de boutiques pour s’installer. Les valeurs immobilières étaient encore abordables.
- 2011
Au début du XXIème siècle, ce sont les boutiques de prêt-à-porter qui sont les plus nombreuses dans le Marais. Notamment celles appartenant à de grandes chaînes. Il s’agit donc d’une nouvelle orientation.
De ces observations à trois dates se dégagent quelques conclusions.
- Il y a bien des catégories de commerces qui sont chacune typiques de trois époques :
- Pré-gentrification: caractérisée par la prédominance des ateliers, des petits commerces d’alimentation et de l’équipement de la personne, tous indépendants
- Gentrification en cours: très forte croissance des antiquaires et des commerces liés à l’art
- Post-gentrification: suprématie du prêt-à-porter, de l’esthétique et des commerces liés au pôle santé/beauté, généralement dépendant de réseaux d’enseignes
- Trois zones illustrent bien ces évolutions (A.-C. Mermet a ainsi pu établir une cartographie) :
- Alentours de la rue des Rosiers: périmètre où le processus de gentrification est le plus abouti. La rue des Rosiers constitue en quelque sorte l’épicentre du processus de gentrification. L’élément déclencheur de la dernière phase du processus a été l’installation, en 1985, de la première boutique Lolita Lempicka près de la rue des Rosiers. Cette boutique a fait l’effet d’un aimant pour les autres lignes de prêt-à-porter. Cette dynamique se poursuit aujourd’hui. Les rues du Marais comptent parmi les plus chères de Paris pour les commerces mais pourtant le taux de vacance des fonds y est deux fois moins important qu’ailleurs.
- Nord du Marais: processus encore en cours. Dans le Haut-Marais, les galeries ne commencent à décliner qu’à partir de 2005. En 2007, près de la rue Vieille du Temple, s’installe la boutique de la créatrice Isabel Marant puis d’autres enseignes suivent. Le bail d’une boutique du secteur passe alors par exemple de 150000€ à 350000€ en six ans.
- Nord-Ouest du Marais: secteur encore « épargné » par le processus de gentrification commerciale. Il s’agit d’un quartier de gros tenu majoritairement par des Chinois (70% des locaux commerciaux). Une rue est dévolue à la bijouterie, une autre aux jouets, une autre à la maroquinerie. Quelques galeries commencent néanmoins à s’y installer. L’entrepreneur Cédric Naudon a eu l’idée monter à proximité un projet rappelant l’évolution connue par le secteur de la rue des Rosiers. Son projet « Jeune Rue » a pour ambition de transformer trois rues du 3ème arrondissement (entre la Place de la République et le Conservatoire National des Arts et Métiers) en une zone dédiée au « bon goût ». Il a ainsi racheté 36 commerces et compte y installer des magasins de bouche (produits du terroir, marché couvert, etc.) et des restaurants. Le « bon goût » étant en réalité celui des gentrifieurs.
Pistes explicatives : comment expliquer l’avancée du front de gentrification commerciale ?
Les commerces qui ne correspondent plus à la nouvelle spécialisation du quartier s’en vont. Ils ferment et/ou sont déplacés en marge du quartier. La principale raison évoquée par les commerçants concernés est l’impossibilité de supporter l’augmentation des valeurs immobilières et locatives. Celles-ci ont été multipliées, dans la rue des Rosiers, par 6 en 10 ans. Aujourd’hui, un loyer commercial rue des Francs-Bourgeois revient à 5000€/m²/an. A titre de comparaison, ce même type de loyer sur l’avenue des Champs-Elysées oscille entre 5000 et 21000€/m²/an tandis que dans le 11ème arrondissement, il revient à 500 ou 650€.
En outre, le changement d’environnement commercial peut également donner envie de partir. Les galeries ont par exemple besoin d’être clusterisées pour fonctionner. Le galeriste interrogé en 2011 par A.-C. Mermet explique ainsi qu’il souhaite partir car étant donné le peu de galeries restant dans cette partie du quartier (près de la rue des Francs-Bourgeois), il ne voyait que 3 à 4 personnes par semaine. Il a quitté le quartier en 2013.
Si le processus de gentrification commerciale semble opérer spontanément, il convient néanmoins d’étudier le rôle ambigu que jouent les politiques publiques : les discours tenus par les personnalités politiques actrices du quartier sont parfois en contradiction avec les politiques mises en place.
Ainsi, les acteurs politiques du quartier n’hésitent pas à tenir un discours dénonçant le départ des petits commerçants. Des pétitions lancées par des associations locales contre l’installation de COS ont ainsi été signées par des acteurs publics. Autre exemple, Dominique Bertinotti, ancien maire du 4ème arrondissement, déplorait la perte de l’identité juive du « Pletzl » (quartier juif autour de la rue des Rosiers). Elle essaie alors de voir comment contrôler les implantations commerciales, ce que le droit du commerce de 1953 rend singulièrement compliqué. Les seules possibilités sont la préemption des murs et la préemption des droits au bail (depuis 2005) mais cette dernière solution est impossible à Paris. La question de la monoactivité commerciale est une préoccupation ancienne des pouvoirs publics. C’est pourquoi, il y a trente ans, avait été fondé le SEMAEST (Syndicat d’Economie Mixte d’Aménagement de l’EST parisien) qui a mené plusieurs opérations de réhabilitation et rénovation, et plus récemment, des actions sur les structures commerciales de quartiers caractérisés par la monoactivité (Montgallet…). Elle préempte les murs, réhabilite les locaux commerciaux et les loue à des commerces de proximité. D. Bertinotti a eu le projet d’intégrer le périmètre de la rue des Rosiers dans le SEMAEST mais cela ne s’est jamais fait.
En parallèle de ce discours en faveur du petit commerce, les politiques mises en place favorisent au contraire les évolutions commerciales à l’œuvre avec le processus de gentrification. La mairie de Paris a ainsi mené une vaste politique de requalification des espaces publics : semi-piétonisation de la rue des Rosiers, pavage des rues, etc. qui n’a fait qu’augmenter les valeurs locatives commerciales (multipliées par deux entre 2006 et 2007, date des travaux), en améliorant les « facteurs de commercialité », justifiant ainsi de conséquentes augmentations de loyer.
Le SEMAEST a néanmoins pu intervenir dans le secteur Beaubourg-Temple : elle lutte contre le commerce de gros des négociants chinois et a ainsi racheté 24 locaux depuis 2008. Elle y favorise certs l’installation de commerces de proximité (boulangerie…) mais aussi d’épiceries fines et de galeries. On constate que ce sont encore une fois les boutiques adaptées aux goûts des gentrifieurs qui remportent la partie. Le processus serait-il en train de débuter dans cette partie du Marais ?
Conclusion
C’est sur quelques questions qui ont émergé au fil de ses recherches que nous laisse Anne-Cécile Mermet :
- Existe-t-il un modèle de gentrification commerciale ? Les étapes décrites ici pour le cas du Marais ne se retrouvent pas nécessairement telles quelles dans d’autres quartiers gentrifiés des grandes villes du monde.
- Quelles sont les implications en termes de politiques publiques : est-il possible de mettre en place certains dispositifs pour mieux les contrôler ?
- D’un point de vue social, on peut s’interroger sur les commerçants plus ou moins forcés de quitter les quartiers gentrifiés : que deviennent-ils ?
Questions du public
Quels liens entre commerces et gentrifieurs ou, pour le formuler plus simplement : qui est l’œuf, qui est la poule ?
Si l’on observe différents quartiers gentrifiés à travers le monde, on constate que, dans certains cas, les commerces ont précédé le processus de gentrification résidentielle. Dans le cas du Marais, c’est l’inverse… Il est très difficile de généraliser. Le véritable intérêt est plutôt d’étudier la perception des gentrifieurs. Là encore, pas d’unanimité. Deux types de discours coexistent : celui qui regrette le manque de commerces de proximité et celui qui affirme que la présence de tous ces commerces « branché » est valorisante.
Pourriez-vous parler du lien entre tourisme et gentrification ? On constate qu’il y a de plus en plus de conflits entre habitants et touristes en sous-main, notamment avec tout ce qui concerne le couch-surfing ou Airbnb… Y a-t-il conflit entre tourisme et gentrification ?
C’est une excellente question. Il est vrai que dans le Marais on observe de plus en plus de rachats d’appartements pour des locations à court terme du type Airbnb. Cela suscite le mécontentement des gentrifieurs car ce type d’usage génère des nuisances au quotidien : bruit des roues des valises sur les pavés au milieu de la nuit, problèmes de copropriété, rythmes de vie différents…
Cela peut également poser des problèmes de spéculation. Des journalistes du Temps ont ainsi mené une enquête autour d’Airbnb à l’échelle de Genève et ont découvert que certaines personnes pouvaient ainsi louer 40 ou 50 appartements.
Sachant que le Marais est précurseur en termes de gentrification, et couplé au fait que ce quartier est proche du centre, n’y a-t-il pas un renchérissement du commerce ? Une spécialisation de niche ? Peut-on dire par exemple que le Marais est le quartier parisien spécialisé dans le prêt-à-porter haut-de-gamme ?
Si on prend l’exemple de la rue des Martyrs, on constate que l’effet centralité a pu jouer mais ce n’est pas le seul facteur explicatif. Il faut justement nuancer l’importance accordée à la centralité comme facteur explicatif.
Il a beaucoup été question de patrimonialisation, de franchises, mais y a-t-il eu également, dans le Marais, gentrification de la population ?
Oui. Les développeurs d’enseigne qui s’installent dans le quartier regardent qui passe devant les magasins. Ils regardent quelle est la catégorie socio-professionnelle des passants.
Je pense à l’article d’A. Fleury sur la rue Oberkampf[1] : dans le cas du Marais, peut-on parler d’une dimension patrimoniale réinvestie ?
Le nouveau Plan de Sauvegarde établi il y a un an pour le Marais vise à protéger le bâti industriel et artisanal. Des galeries se sont installées dans ces locaux, justement pour profiter de ce bâti particulier. Un des meilleurs exemples est sans doute celui de la Société des Cendres. Celle-ci était spécialisée dans le traitement des déchets des prothésistes dentaires. L’activité a été transférée à Vitry. On a donc cherché un acteur commerçant qui s’engage à réhabiliter l’usine. C’est la société japonaise de prêt-à-porter Uniqlo qui a été choisie car elle respectait le cahier des charges.
Votre travail sur le Marais a-t-il permis de mettre au point un modèle pour analyser d’autres quartiers ? Est-ce que le commerce est le premier déclencheur de la gentrification ou est-ce que ce sont les pouvoirs publics ?
Votre question rejoint celle de l’œuf et de la poule. Ce qu’on peut dire est que cela dépend vraiment des différents quartiers. Les scenarii sont assez différenciés. Dans certains quartiers de Vancouver, ce sont les bars branchés qui ont initié le processus, à Leeds ce sont les pouvoirs publics en réhabilitant commerces et logements, dans le Marais il y a d’abord eu gentrification résidentielle…
Et demain ? Y a-t-il un stade ultime de gentrification ? Peut-on envisager une dé-gentrification ?
Cela aussi c’est très difficile à dire ! Si l’on observe les dernières évolutions commerciales en date dans le Marais, on note l’installation de boutiques moyenne-gamme (mass market) mais aussi de boutiques haut-de-gamme dans le même temps (Minelli, Guerlain)… On peut donc difficilement se prononcer sur l’avenir de ces quartiers.
Compte-rendu réalisé par Marie-Hélène Chevrier relu et corrigé par l’intervenante.
[1] Fleury Antoine, « De la rue-faubourg à la rue « branchée » : Oberkampf ou l’émergence d’une centralité des loisirs à Paris », L’Espace géographique 3/2003 (tome 32), p. 239-252