Le dessin du géographe n° 65

Fig.1: El amadraba de Zahara, Anton van der Wyngaerde, 1565, 153 x 53,5 cm (papier, plume et lavis sepia), Vienne, Osterreichische Nationalbibliotek.

(La taille du dessin oblige ici à le présenter en 2 parties, la partie supérieure venant à gauche de la partie inférieure)

Ce dessin de belle taille a pour sujet la amadraba de Zahara. D’après le dictionnaire de la langue espagnole, ce terme désigne à la fois :

– le lieu de la pêche aux thons et l’endroit où ils sont préparés après la capture,

– le filet et/ou le cercle de filets qui servent à leur capture,

– la saison de pêche.

L’auteur y a porté de nombreuses indications manuscrites de lieux, d’actifs et d’activités, ainsi qu’une grande légende explicitant des lettres inscrites dans l’image, faite de 2 listes des mêmes lettres (ce qui ne simplifie pas leur identification) , mais de taille différente:

  • Celle de gauche concerne les lieux et les sites géographiques :

A La tour de Mecca (Meca)

B Cap de Trafalgar

C Cap du Sportel (Espartel) , il y a 7 lieux jusqu’au cap de Trafalgar terre du duc (de Medina Sidonia) et jusqu’au Détroit ( ?)

D Alcasar segar (Tanger ?)

E Château de Barbate

F Rio de Barbate (qui vient d’Alcala)

G Salines

H Cap de Plata

K Tour de la tollar ( de l’atalaya = tour de guet) d’où les thons sont observés

+ 5 lieues de mer depuis la almadraba de Zahara jusqu’à Cera Sagar (Tanger ?)

  • Celle de droite concerne les étapes du traitement des thons :

Activités de la almadraba

A La graisse des têtes, utilisée pour assainir les navires

B Récipients contenant cette graisse

C Lieu de salage des thons

D Parc des animaux (de trait) qui charrient les thons

E La balance de ceux qui chargent les thons

F Chariots à bœufs pour retirer les thons de la mer

G Etablissements des marchands et des taverniers (non localisé sur le dessin : il doit s’agir des alignements parallèles de bâtiments à toiture semi cylindrique situés entre le castillo et le rio Cachon)

H Lieu de découpe du meilleur des thons pour le mettre au sel

Le dessin du géographe n° 40 (cf. http://cafe-geo.net/anton-van-der-wyngaerde-une-curieuse-perspective-aerienne-sur-la-albufera-de-valencia/) concernait déjà Anton van der Wyngaerde, peintre du roi d’Espagne Philippe II et réalisateur du premier atlas panoramique de villes européennes dessinées sur le motif. Au cours de ses voyages ibériques pour réaliser cette œuvre, le peintre hollandais dessina une quantité de détails dans et autour des villes, en particulier les campagnes périurbaines : huerta autour de Valence, openfields céréaliers autour des villes de Castille, etc. Il se trouve un endroit qu’il dessina de façon aussi complète et précise que si cela avait été une ville : il s’agit de Zahara de los Atunes, une agglomération temporaire, créée sur une madrague pour la pèche au thon. Celle-ci était installée sur le littoral andalou au nord du détroit de Gibraltar, entre Tarifa et Barbate. Lorsque Wyngaerde la visite en 1565, elle est animée par plusieurs milliers de personnes pendant les mois de printemps, lorsque les thons se concentrent dans le golfe  ibéro-marocain de l’Atlantique. Pour pénétrer en Méditerranée ils longent la côte espagnole entre Cadix et le Détroit de Gibraltar, et sont alors l’objet de la pêche (S. N. Dwivedi: Migrations du thon rouge [PDF]).

 

Fig.2 : La petite plaine littorale de Zahara de los Atunes aujourd’hui, dont l’économie ne procède plus de la pêche au thon, mais du tourisme balnéaire et de l’électricité éolienne. Elle est encadrée par deux petites sierras littorales, celle de Retin au nord (300m), qui portait la tour de guet de la almadraba (181m), celle de Plata au sud (400m) (source : ING Espagne, Iberpix)

 

Pour rassembler un grand nombre d’informations graphiques, même sur une grande feuille de papier (1,5 m de large !), Wyngaerde a utilisé une perspective circulaire qui réduit un angle de vue réel de 150° à un horizon de moins de 100°.  A l’horizon occidental du dessin, l’ouverture du golfe ibéro-marocain sur l’Atlantique, entre le cap de Trafalgar (Espagne) au N et le cap Espartel (Maroc) au S, apparaît réduite à sa plus courte expression: son angle de vue passe de plus de 100° dans la réalité à moins de 60° sur le dessin.  Le peintre a adopté un point de vue élevé pour obtenir une perspective aérienne, peut-être en se situant sur une colline proche, le Cerro de la Torre par exemple, qui domine de ses 61 m le site de la almadraba à moins de 2 km à l’est du castillo de Zahara. Mais cela n’aurait pas suffit pour lui permettre de voir depuis là, au delà de la Sierra de Retin, tout l’arrière-plan septentrional de son panorama dans la direction de la bourgade de Chiclana, qui est d’ailleurs beaucoup trop éloignée (40 km) pour être visible ! Il a donc bien construit, comme souvent dans ses vues générales des villes espagnoles, un panorama imaginé à partir des points de vue et des croquis faits sur le terrain. On remarquera aussi que les points cardinaux portés par deux croix sont approximatifs (par exemple le cap de Trafalgar est dans l’ONO et non dans l’O) et que, peut-être impressionné par les falaises de la Tour de Meca (100m de haut à la Punta Paloma), Wyngaerde les aura confondues avec le cap de Trafalgar, dont la modeste pointe ne se dresse qu’à 20m.

Le croquis suivant (fig.3) présente à la fois les éléments topographiques et les lieux nommés par l’auteur, et le résumé de l’organisation de la almadraba telle qu’il l’a vue fonctionner sous ses yeux, depuis son « observatoire ». Ce dessin peut être lu en effet comme un graphe systémique, puisque l’espace de la « ville » est organisé en fonction de l’activité thonière : on y repère les différents « sommets » et les relations qui les lient. L’organisation de l’espace de l’activité thonière peut être résumé par le graphe localisé suivant :

Fig.3 : Traduction géographique et organisation systémique de la almadraba d’après le dessin de Wyngaerde (R.Courtot)
(L’échelle des distances angulaires horizontales du panorama a été diminuée par rapport au dessin de Wyngaerde pour rester dans le cadre de la page web)

 

-0: salines des marismas de Barbate, -1: tour de guet, -2:  pêche, -3: pesage, -4: découpe, -5: salage,

-6 : récupération de l’huile de tête des thons : la tête des poissons contient une huile qui était alors utilisée pour l’assainissement des navires en bois. On aperçoit sur l’image plusieurs groupements de grosses marmites sur des feux, et les récipients dans lesquels l’huile était ensuite recueillie et transportée, -7 : les parcs et les transports : les animaux de trait et de charge, les charrettes, -8 : les caravanes de la viande et de l’huile, qui partent vers Cadix et Séville sous la garde de cavaliers armés,

-9 : constructions liées à cette activité : le « château », les boutiques, les entrepôts, les auberges

-10 :  la surveillance de cette activité et de cette « richesse » : les gardes du duc de Médina Sidonia qui veillent aux limites est et sud de l’almadraba et de la plaine, le danger venant des incursions depuis la « Barbarie »

Le dessin n’est pas toujours très explicite, car la petite taille des scènes et des personnages n’en facilite pas la définition, ni les légendes simples à interpréter : par exemple, la balance servait-elle à peser les thons à leur sortie de l’océan, ou lorsque leur chair salée était prête à être transportée ? ou les deux à la fois ?

Il y a donc une certaine rationalisation spatiale du processus de traitement des thons, une organisation qui a dû se mettre en place progressivement par l’usage, en respectant des proximités évidentes comme la découpe, le salage, et la cuisson des têtes, et de façon générale en partant du bord de l’océan vers l’intérieur : l’extraction de la graisse des têtes se faisant en périphérie du site. Lieu du pouvoir social et économique, le castillo du duc de Medina Sidonia, seigneur et propriétaire de la almadraba, est au centre du dispositif, proche de l’océan, accompagné par les constructions basses abritant les commerces, les services, les entrepôts. Les autres actifs de cette « fourmilière » peuvent être logés dans des cabanes, des huttes (adobe et toits de branchages) disséminées dans l’ensemble du site, à proximité de leur zone de travail.


Fig.4: La « forteresse » quadrangulaire (un rempart et 4 tours d’angle) subsiste au bord de l’océan et de la ville, dont elle a constitué le point de départ. L’essentiel de la almadraba était là, entre la plage et la rive gauche du rio Cachon, au pied du Cerro de la Atalaya où se dressait la tour de guet pour la surveillance des bancs de thons (en bas à droite de l’image).

Un autre croquis réalisé sur le site est accompagné de notes manuscrites, comme une feuille de carnet de voyage (fig.5). Wyngaerde y détaille deux étapes du système de la almadraba : la capture des thons et leur traitement immédiat sur le rivage.

Fig.5: El almadraba de Zahara, Anton van der Wynbaerde, 1565
(Vienne, Osterreichische Nationalbibliotek)

Les notes écrites dans la partie gauche concernent le commerce du vin de Jerez et la liste des églises de cette ville. Vient ensuite une liste des travailleurs de la almadraba :

Voici le nombre d’hommes qui pêchent les thons à la almadraba de Zahara : 6 armateurs (de bateau) ; 2 batissores avec 6 hommes chacun (ceux qui frappent la mer pour effrayer les thons ?) ; 6 coloneros avec 4 hommes chacun (?) ; 40 enfants qui lancent des pierres pour effrayer le thon ; guetteurs -3 dans chaque tour- qui lancent le signal quand le thon arrive ;

25 harponneurs avec leur harpon ; 25 porteurs ; 200 ventureros (?) qui tirent les filets ; 12 cabesseros (qui extraient l’huile des têtes des poissons ?) ; 12 rameurs ; 8 de la darra (?) qui tiennent les cordes en attendant le thon ; 20 autres rameurs de mer ; almoladeros qui suivent les instructions de la tour de guet ; 4 chasseurs sans les picaros (coquins) et leur suite (?) ; 4 paladores qui lancent le filet à la mer.

Fig.6 : Détail de la figure 5

A droite, la capture des thons :

  • un grand bateau descend la plage pour sa mise à l’eau, tiré par plusieurs files de haleurs dirigées par los arayes (?) : portant la cinta gorda  (le grand filet), il est manœuvré sous la surveillant du veedor de la mar (surveillant de la mer)
  • le filet, fermé vers le large et tenu par des hommes dans l’eau, a emprisonné un banc de thons : deux hommes à cheval repoussent les poissons dans la nasse en tapant dans l’eau avec des bâtons (dont un chef : el capi), et les pêcheurs-harponneurs (cloquetos) les attrapent avec de longues gaffes (cloques). Des charrettes en file indienne attendent sur la plage à proximité pour charger les thons capturés (caros que lona ( ?) el atun)

La situation de la mer n’est pas la même dans le cas des deux croquis voisins : le filet qui capture les thons est tiré de la mer vers la plage (cad. de la gauche vers la droite), tandis que le bateau est descendu de la plage vers la mer (les haleurs des grands cordages sont de plus en plus enfoncés dans l’eau de la droite vers la gauche)

Fig.7: Détail de la figure 5

A gauche, dans l’angle inférieur, un croquis de la zone où les thons sont découpés sur place : apportés par chariot, ils sont conservés à l’abri du soleil sous des branchages de verdure, puis découpés au sol (on peut voir sur le sol, au centre, une grande arête dorsale totalement décharnée), la chair empilée et les têtes réservées pour être bouillies. Sa légende est en flamand (de gauche à droite et de haut en bas):

Le hangar est couvert de branches et de feuilles vertes pour tenir le poisson au frais

Ici il peut y avoir au moins 40 hommes qui détachent le poisson de ses arêtes, emportent la chair et l’empilent

Ici les thons sont déchargés

Toutes les têtes doivent être bouillies

 

Ces dessins de Wyngaerde, pris sur le vif, sont des témoignages de sa maîtrise graphique du paysage et de la perspective, même lorsqu’il les déforme « pour les besoins de la cause », et de ses capacités d’observation des scènes de l’activité humaine : dans ce cas celles d’une agglomération saisonnière liée à la pêche des thons sur la côte de l’Andalousie atlantique. L’efficacité minutieuse de ses croquis documentaires et de ses petits personnages en action, éclairée par ses notes d’enquête socio-économique, permet d’imaginer l’animation extraordinaire qui devait régner sur mer et sur terre lorsque les guetteurs de la atalaya de Zahara annonçaient l’arrivée des thons : ordres, cris, hurlements, manœuvres, cavalcades….La scène qu’il a campée en une seule page s’animait dans le bruit, la poussière, les feux, les carcasses, le sang des poissons et les odeurs fortes, mettant en mouvement toute la pyramide des acteurs de cette tragédie thonière: l’histoire y rejoint la géographie.

 

Roland Courtot

Juin 2017

 

L’essentiel de l’information de cette page web procède de l’ouvrage de Richard L. Kogan :

Spanish cities of the golden age (The views of Anton van den Wyngaerde), University of California Press, Berkeley, Los Angeles, London, 1989, 416p.

La conférence faite par Loïc Menanteau (LETG-Nantes Géolittomer UMR 6554 CNRS et Université de Nantes) au Festival International de Géographie de St-Dié-des-Vosges en 2009  (Les thons rouges et la géohistoire de leur pêche dans le Golfe ibéro-marocain) décrivait brièvement la almadraba de Zahar et présentait la partie centrale de la figure 1 (mise en ligne en 2015 : https://fr.slideshare.net/LocMnanteau/les-thons-rouges-et-la-gohistoire-de-leur-pche-dans-le-golfe-ibromarocaingeohistoire-des-thons-rouges-loic-menanteau-rev-09-2015)