Ce 15 février, les Cafés reçoivent Yvette Veyret. Professeur émérite à l’Université de Paris-Nanterre, auteure de très nombreuses publications concernant notre sujet dont une nouvelle édition (2022) d’un Atlas du développement durable (en collaboration avec Paul Arnould). Micheline Martinet est la modératrice de cette rencontre.
Le développement durable, un sujet rebattu ? Il s’agit en fait d’une problématique assez difficile à traiter car certaines politiques de développement durable peuvent exacerber les inégalités socio-environnementales. Malgré la volonté de réduire la pauvreté (définie par plusieurs indices), elle est toujours présente car le volet social reste le parent pauvre du développement durable.
C’est au Sommet de la terre de Rio, en 1992, que ce concept de développement durable est né, sans entrainer d’effets positifs, ce qui a amené l’ONU à fixer de nouveaux objectifs en 2005. Il prend en compte trois éléments majeurs :
– Un volet écologique
– Un volet économique où s’expriment différentes positions à l’égard de la croissance (croissance verte ou décroissance ?)
– Un volet social centré sur la notion d’équité dans l’accès aux ressources (on pourra se référer aux œuvres de John Rawls et d’Amartya Sen), mais la notion de besoins est difficile à préciser
Pour Yvette Veyret, le problème des inégalités l’emporte sur celui du réchauffement climatique. Elle en montre l’importance à partir d’indicateurs qui prennent en compte des données générales (10% des plus riches possèdent 80% du patrimoine mondial) mais aussi qualitatives (travail des enfants, scolarisation etc…).
L’IDH (indice onusien de développement humain créé en 1990) qui est fondé sur l’espérance de vie à la naissance, le niveau d’éducation et le RNB/hab, montre le lien entre les pays situés en bas du classement, en majeure partie des pays africains, et une forte fécondité.
Pour une meilleure perception du niveau de développement, d’autres indices ont été créés ultérieurement, comme l’indice de pauvreté multidimensionnelle (IPM) fondé sur dix entrées définit comme « pauvres » 1,75 milliard de personnes vivant dans 104 pays, situés surtout en Afrique subsaharienne et Asie.
En matière d’environnement, ce sont les plus riches qui émettent le plus de G.E.S (gaz à effet de serre). Même si la carte de l’empreinte écologique n’est pas très scientifique, elle montre que les plus pauvres sont des « modèles » en terme écologique, mais est-ce là un modèle souhaitable pour le monde ?
Pourtant ce sont les sociétés les plus pauvres qui vivent dans les environnements les plus dégradés : bidonvilles jouxtant déchets et eaux usées, villes sans réseau d’eau, absence de sanitaires entrainant la pollution des sols et des eaux…C’est souvent la médiocrité des systèmes socio-économiques qui est responsable de ces situations et non les conditions naturelles (par exemple, Brazzaville dispose d’eau à profusion).
Les inégalités sont présentes aussi dans les pays développés. En Ile-de-France, par exemple, 9% des Franciliens ne disposent pas d’espace vert, 13% supportent au moins trois nuisances environnementales et la surmortalité due au COVID19 y est très notable dans les populations nées en Asie et d’Afrique.
Pourquoi le volet social est-il le parent pauvre du développement durable ?
Plusieurs courants de pensée sont à l’origine de ce concept. Mais le mouvement écologique dominant est né au XIXe siècle chez les migrants européens qui s’installèrent aux Etats- Unis pour « trouver la vraie nature ». non dégradée par les sociétés (cf. travaux de Thoreau, de Muir, Emerson..) Cela explique que le souci de protéger la nature l’emporte sur celui des inégalités sociales, alors que, pour un géographe, société et nature composent un objet hydride où données « naturelles » et sociales sont en interrelation.
Les pratiques des pays riches.
Depuis longtemps certains déchets des pays riches sont transportés illégalement vers des pays plus pauvres, sous l’appellation cynique de « tourisme » des déchets toxiques (une de ces cargaisons a ainsi provoqué une forte surmortalité en Côte d’Ivoire). Ce n’est là qu’un exemple de pratiques de ce type parmi tant d’autres.
Certaines politiques de développement durable aggravent les inégalités dans les pays du Nord comme dans les pays du Sud.
Dans la lutte pour contre le gâchis énergétique, la protection des logements, coûteuse, ne profite guère qu’aux classes aisées. Et les écoquartiers, peu accueillants aux plus pauvres, favorisent l’«entre-soi » des classes moyennes favorisées.
Les mesures de protection de la nature, préconisées par certaines ONG, comme WWF par exemple, peuvent être aussi source d’inégalités, la création de parc nationaux, de réserves naturelles en témoigne parfois, c’est le cas au Canada de la création du parc national Forillon en Gaspésie qui a entrainé l’expropriation de 205 familles), mais cette situation est plus fréquente ancore dans les pays des Suds. Le modèle de conservation transposé par des ONG du Nord est mal adapté à ces pays. Au Sénégal, des populations déplacées brutalement à la périphérie des parcs de protection (parc de Niokolo Koba par exemple) ont perdu leur rapport séculaire au territoire et sont en grande situation d’instabilité).
Peut-on fournir des compensations aux populations lésées par ces politiques ?
On peut envisager des compensations territoriales, comme au Havre où on a créé un îlot artificiel pour compenser l’extension du port sur une zone naturelle, ou des compensations financières. (cf. la politique de réduction de la déforestation REDD ) Dans ce dernier cas, il est difficile de définir un montant et d’échapper à la corruption qui gangrène certains pays.
Certaines postures d’ONG du Nord qui peuvent sembler acceptables en termes écologiques, peuvent contribuer à accroître la pauvreté. Le boycott des produits provenant d’espaces abusivement défrichés dans les PED (par exemple, les roses produites au Kenya pour le marché européen, ou le soja, le café du Brésil) qui peut se justifier sur le plan écologique, risque de rejeter dans une grande pauvreté les populations qui travaillent dans ces domaines. De tels choix demandent beaucoup de réflexion….
Quelles propositions peut-on avancer ?
Les nouveaux objectifs de développement durable annoncés pour 2030 insistent sur la lutte contre la pauvreté et la diminution des inégalités mais leur mise en œuvre est difficile.
L’Atlas des conflits pour la justice environnementale montre que les plus pauvres vivent dans les espaces les plus dégradés. Les sociologues américains ont ainsi défini un « racisme environnemental » pour qualifier l’environnement médiocre dans lequel vivent beaucoup de Noirs.
Il reste difficile d’associer les trois piliers (l’aspect écologique étant le plus facile à traiter, le plus fréquemment traité). Les politiques de développement durable s’accompagnent de l’ingérence du Nord dans les Suds cela au profit d’abord des pays du Nord.
Questions et interventions de la salle
- Faut-il aller vers la démondialisation ?
Les mouvements écologistes ont eu raison d’attirer l’attention sur l’échelle planétaire du problème, mais il est nécessaire de tenir compte des modèles locaux.
- Quels sont les impacts de la croissance démographique sur le développement durable ?
– Dans les années 70, discours écologique et dénonciation d’une démographie galopante ont convergé pour dramatiser l’avenir. Plus récemment la croissance démographique a ralenti, ce qui pose un autre problème : le déséquilibre des classes d’âges au profit des vieux.
– Dans son ouvrage, L’Afrique noire est mal partie (1962), l’économiste René Dumont s’est alarmé de la forte fécondité africaine nuisant au développement, ce qui lui a valu le qualificatif de « néo-colonialiste » car il remettait en cause le système familial.
– La presse asiatique insiste sur le recours à la stérilisation très fréquent dans certains pays comme la Corée du sud ou Taïwan (3 femmes sur 10 n’auront pas d’enfant). La Chine a abandonné sa politique d’enfant unique et doit affronter aujourd’hui le problème de l’entretien des parents âgés.
– En Egypte la démographie a été contenue sous la présidence de Moubarak dont l’épouse a œuvré en faveur de la contraception. Actuellement la démographie est galopante, surtout dans le sud où la situation des enfants est catastrophique.
- Y a-t-il des endroits heureux dans le monde ?
Il est difficile de répondre à cette question car bien-être et bonheur ne sont pas toujours étroitement corrélés.
Pour clore la soirée, on évoque le débat entre pays riches, où on stigmatise les inégalités sociales mais sans proposer de programme, et pays pauvres dont le modèle reste celui des pays riches.
Michèle Vignaux février 2022