Si la psychanalyse tire parti de la géographie dans certains cas, n’a-t-elle pas aussi le mérite de révéler des facettes de la discipline géographique ? En tout cas, la psychanalyste Claude de la Genardière n’hésite pas à explorer dans son livre sur le « transfert géographique » ce qu’elle appelle la « géographie psychique ».

Claude de la Genardière, Du transfert géographique. Quand l’inconscient s’empare de la géographie, L’Harmattan, collection Psychanalyse et civilisations, 2025
« Transfert » ? oui comme en psychanalyse, même si ce terme fait bien partie de notre langage courant. Il induit du mouvement, un déplacement, et cela dans toutes sortes de domaines. On peut transférer des données ou des personnes, d’un lieu à un autre, d’une personne à l’autre, et même d’une équipe à l’autre, par exemple, en foot ! En psychanalyse, le transfert concerne ce qui se passe, se transfère, entre les deux protagonistes d’une psychanalyse, en partie inconsciemment. Ce que l’un suscite chez l’autre, même si les deux partenaires ne sont pas dans la même position, l’un psychanalyste, l’autre en analyse.
Quant à l’inconscient, il travaille avec tout ! Il peut même s’emparer de la géographie, de la cartographie, de notre rapport à l’espace… d’où cette expression de « transfert géographique ». Celui-ci peut être mobilisé chez chacun d’entre nous et pas seulement au cours d’une analyse. Chacun peut investir, même à son insu, les domaines de la géographie pour en faire un élément fondamental de son identité, de sa façon d’être au monde.
Cela s’avère parfois source de grandes difficultés. C’est ce que je constate en écoutant certaines personnes que je reçois à mon cabinet de psychanalyse. Mais des praticiens d’autres disciplines (historiens, sociologues notamment) témoignent également de ces difficultés. Nombre de ces personnes, vivant en France ou y séjournant plus ou moins régulièrement, ont affaire à des origines multiples, voire confuses. Elles ont eu parfois à quitter leur pays de naissance, voire à en être exclues, ou sont issues d’une ou de plusieurs générations qui ont vécu ces déplacements, parfois tragiques. Elles sont alors devenues héritières malgré elles de ces bouleversements historiques, géopolitiques, climatiques ou autres et de leurs conséquences géographiques.
Je n’ai pas eu dans le cadre de mon travail à accueillir ceux qu’on appelle aujourd’hui des « migrants ». Mais je me suis arrêtée plus particulièrement sur les bouleversements psychiques engendrés par l’histoire franco-algérienne, tels qu’ils se découvrent dans les histoires singulières au cours des psychanalyses. Et il faut parfois beaucoup de temps pour que ces bouleversements se révèlent à travers la parole des patients.
J’ai été saisie par les inventions de l’inconscient qui apparaissent dans les rêves, par exemple, pour aborder la géographie de ces lieux, espaces, pays, impliqués dans la vie psychique, parfois à l’insu du sujet. C’est ce que je nomme une « géographie psychique ». Celle-ci se structure différemment pour chacun depuis la naissance même quand il n’y a pas eu d’évènements géographiques dramatiques. Et elle peut inviter à une exploration pleine de surprises pour le sujet mais aussi pour le psychanalyste à qui il s’adresse. Surprises qui nous emmènent du côté d’évènements aussi bien tragiques que réjouissants.
Des cartographes fous ?
C’est ainsi qu’au fur et à mesure de ma recherche et en approfondissant ma connaissance, très superficielle à l’époque, des disciplines de la géographie et de la cartographie, j’ai rencontré quelques cartographes surprenants à travers le temps, parfois supposés « fous ». J’ai eu aussi à prendre la mesure de la place de la cartographie dans ses multiples dimensions, politiques et scientifiques et dans de multiples usages, même artistiques, ce qui en fait un objet anthropologique très important. C’est ce que travaille entre autres Nephtys Zwer dans ses livres (avec Philippe Rekacewicz, Une cartographie radicale ; ou plus récemment Pour un spatio-féminisme. De l’espace à la carte[1] ).
J’ai donc appris la façon dont on a exploité, notamment politiquement, tout l’imaginaire sollicité par les cartes géographiques mais plus généralement par ce que représente pour chacun d’entre nous sa terre d’origine et ses premiers repères géographiques. Nos projections inconscientes peuvent créer des représentations, des images surprenantes. Et bien des romanciers et des artistes se sont attachés à y travailler, à les recréer.
D’une autre façon, j’ai rencontré, en lien avec l’histoire franco-algérienne, ce personnage du romancier et psychanalyste Nabile Farès, appelé Brandy fax, qu’il qualifie de « cartographe fou ».[2] Son personnage suffoque à la recherche de son origine et de son histoire familiale, brouillées par la colonisation et la guerre : il n’arrête pas de dessiner des cartes géographiques, des schémas de paysages, de frontières entre terre et mer, comme en urgence, sur toutes sortes de supports du quotidien, sol, nappes en papier des restaurants ou autres. Ce personnage raconte en quelque sorte les difficultés personnelles vécues par le romancier lui-même, entre l’Algérie et la France, mais aussi au sein de sa famille dont les origines berbères dans les générations précédentes lui restent d’abord incompréhensibles, inaccessibles.
Ce cartographe de roman, Brandy fax, exprime ainsi de façon pathétique ce qu’un être traumatisé par la guerre, l’exil ou la colonisation, peut tenter de saisir subjectivement, notamment en se repérant sur des croquis et des essais cartographiques. Parmi mes exemples les plus frappants de ce type de démarche, il y a aussi ce prêtre du Moyen Age, Opicinus de Canistris, qui vivait son corps comme une terre et même une carte de l’Europe. Il se projetait ainsi dans ses dessins et ses œuvres cartographiques ; il y projetait son corps, « un corps fantasmatique », et ses cartes ont parfois donné forme à ses crises délirantes.
Même sans en venir à des situations aussi extrêmes, cet usage des cartes géographiques et leurs recréations subjectives me semblent donner la mesure des enjeux cruciaux parfois présents dans ces tentatives figuratives ou langagières d’exprimer la radicalité de ce qui bouleverse le sujet. Ces tentatives, dans ces deux exemples, un prêtre d’autrefois et un romancier-psychanalyste des années 1970, peuvent se présenter au lecteur – en tout cas elles se sont présentées à moi-même – comme les inscriptions psychiques d’une histoire en partie inconsciente (les interlocuteurs d’Opicinus étaient des papes et d’autres religieux). Ces tentatives laissent apparaître graphiquement des confusions de générations, des blancs sans bords ni couleurs, des brouillages de lignes, un certain flottement. Mais contrairement aux cartes du prêtre, elles sont mises en histoire langagière par le romancier, on ne les voit pas directement, elles se dessinent dans l’imagination du lecteur à travers l’écriture du romancier. On peut saisir alors la tentative de guérison qu’opère le romancier en donnant forme à tous ces troubles, en les représentant à travers des personnages romanesques. Il se livre ainsi à ce qu’on nomme en psychanalyse une « élaboration » de ce dont il est question pour lui, intimement et d’abord inconsciemment.
Ces œuvres appellent à être déchiffrées et éventuellement interprétées par des chercheurs, historiens des religions notamment, dans le cas d’Opicinus de Canistris. Mais dans le cas du romancier, c’est lui-même qui a dû donner forme à ce qui l’empêchait de vivre. Ce processus se rencontre souvent dans l’expérience psychanalytique elle-même, qui permet au sujet d’aborder des situations traumatiques puis de les élaborer, alors qu’elles se vivent d’abord comme une sorte de blanc coupé de toute capacité de représentation et de mise en mots ou au contraire comme des banalités sur lesquelles il n’y a pas à revenir. Et on constate aussi que le vocabulaire que nous utilisons pour travailler ces questions s’avère être parfois commun à celui de la géographie ou de la cartographie avec tout ce qui parle du corps, de sa surface, de sa peau, de sa capacité à faire limite ou au contraire de ses déchirures, des traces de son envahissement…
Le travail de la culture
Tout ce travail se fait avec l’aide des richesses de la culture, aussi bien pour le psychanalyste que pour les personnes qui lui parlent. Et c’est parfois un grand soulagement pour certains patients de réaliser qu’ils peuvent désormais s’autoriser à se sentir appartenir à plusieurs cultures sans les mettre en concurrence, à renouer avec une langue maternelle perdue dont ils s’étonnent alors qu’elle ne leur soit pas du tout étrangère même s’ils croyaient l’avoir complètement oubliée.
C’est ainsi que dans nos cabinets de psychanalystes arrivent aussi bien des personnes qui viennent pour des raisons évidentes de problèmes concrets de couples, de relations familiales, de travail, ou liées à des difficultés physiques, en raison de maladie ou de handicap. Mais il y a aussi ces raisons liées à ce que nous appelons des symptômes en psychanalyse : attitudes imprévisibles, actes manqués, inhibitions incompréhensibles, colères démesurées, oublis massifs, qui embarrassent le quotidien de ces personnes : elles aimeraient bien y comprendre quelque chose. J’ai eu ainsi plusieurs exemples de mères qui n’en pouvaient plus de ne pas pouvoir contrôler leurs colères vis-à-vis d’un de leurs enfants, petit garçon notamment.
Parfois, à leur grande surprise, elles découvrent au cours de l’analyse qu’elles s’intéressent à des éléments de l’histoire familiale qui étaient toujours restés dans le flou pour elles, sans qu’elles aient eu l’idée plus tôt de poser des questions car ces éléments n’étaient pas supposés les concerner auparavant. C’est ainsi que quelqu’un peut s’étonner de la place prise dans son analyse par le pays d’origine du père ou de la mère -l’Algérie notamment dans les exemples abordés dans mon livre- alors qu’il se sentait ou se croyait étranger à cette histoire : « c’est leur histoire, pas la mienne ».
Une de mes patientes remarquait ainsi, après un certain temps de psychanalyse, qu’à la génération des parents, même une fois en France, on se disputait tout le temps sur des questions politiques : elle comprenait enfin que cela parlait d’autre chose que de la droite et la gauche politiques françaises mais des choix faits par les uns et les autres en Algérie ou en France, en conflit par rapport à la guerre d’indépendance algérienne. Il lui aura fallu tout ce temps de psychanalyse pour qu’elle puisse enfin commencer à s’autoriser à penser tout cela par elle-même, en rassemblant des souvenirs épars du bain de conversations autour d’elle dans lequel elle avait vécu au cours de son enfance. La mémoire commençait alors à lui donner des éléments incompréhensibles jusque-là et restés « en souffrance » comme le dit cette belle formule de langage. Et elle a commencé à se documenter plus librement sur cette histoire franco-algérienne pour mieux y situer l’histoire familiale et sa propre place dans celle-ci.
Quand l’intelligence se remet en route, quand le sujet sort de ses empêchements à penser, bien des questions commencent à se formuler, d’abord en lui-même, puis en trouvant à qui les poser, même si la famille semble rétive à répondre. Quand l’urgence psychique est là, des chemins s’ouvrent, la force de les ouvrir s’impose. Et ces chemins de la pensée ont parfois beaucoup à voir avec des chemins géographiques.
C’est ce qu’a magnifiquement montré Alice Zeniter dans son roman « L’art de perdre »[1]. Avec ces Algéries multiples sur trois générations, et plutôt incompatibles entre elles, telles qu’elles nous sont décrites dans un premier temps à travers les personnages ; Algéries que chacun vit ou a vécues, a tenté d’oublier et tente parfois de raconter. L’héroïne de la troisième génération, Naïma, fait un parcours proche de celui de la patiente que j’évoquais : ce sont des histoires exemplaires à travers lesquelles peuvent se reconnaitre bien des lecteurs, et dans lesquelles je retrouve les problématiques de nombre des personnes que je reçois à mon cabinet. Mais elles se parlent avec de multiples détours et le plus souvent sans que les personnes aient eu conscience qu’elles s’adressaient à un psychanalyste pour de telles raisons.
Le domaine des « traumatismes de guerre »
Ma recherche a été particulièrement stimulée aussi par les travaux des psychanalystes qui abordent ce qu’on appelle désormais les traumatismes de guerre, notamment ceux que je cite dans mon livre : Wilfred W. R. Bion, Françoise Davoine, préfacière de mon livre, et Jean-Max Gaudillière, ainsi que par les travaux des historiens. Ils mettent en relief les enjeux géographiques et géopolitiques des guerres et donnent accès à partir de là à des témoignages de combattants, écrits pendant ou après leurs engagements sur le terrain.
Certains d’entre eux décrivent de façon pathétique, comme le psychanalyste anglais W. R. Bion dans son expérience pendant la guerre de 14, la panique, le désespoir, l’envie d’en finir, en essayant de se repérer sur des cartes ou obligés de dessiner, de faire des relevés de terrain parfois sans aucune visibilité… En voici ici une courte citation, particulièrement bouleversante dans sa radicalité : « L’on se sentait totalement seul en compagnie d’une foule de robots dépourvus de pensées, de machines dépourvues d’humanité. La solitude était intense ; je peux encore sentir ma peau se tendre sur les os de mon visage comme le masque d’un cadavre. »[1] Bion avait 18 ans quand il s’est engagé volontaire dans cette guerre de 14-18 et sa vie, comme pour de nombreux combattants, en a été directement orientée vers le travail sur le traumatisme psychique, d’abord dans ses écrits dont ses « Mémoires de guerre », et sa psychanalyse, puis par son choix d’exercer ensuite lui-même la psychanalyse. Il a même été sollicité en Angleterre comme conseiller dans la sélection et la formation des soldats appelés à combattre…
La géographie, ça sert d’abord à l’inconscient
Les travaux du géographe Yves Lacoste, que j’ai découverts tardivement à l’occasion de cette recherche, m’ont beaucoup appris et j’ai apprécié sa vivacité et son humour. Et même si la géographie a d’abord servi à faire la guerre, selon ses termes (Yves Lacoste, La géographie, ça sert d’abord à faire la guerre, Maspero, 1976), je me suis permis de transposer cette phrase radicale sur les activités de l’inconscient et sur ce que j’appelle une « géographie psychique ». Celle-ci est bien transversale pour moi, même si son mouvement relève d’abord d’une réflexion et d’une expérience psychanalytiques et qu’elle doit beaucoup à certains autres travaux de psychanalystes cités dans le livre.
Cette thématique de la « géographie psychique » qui s’est ainsi imposée à moi au fil de ma recherche m’a fait constater peu à peu que les disciplines de la géographie et de la cartographie, en plein essor de nos jours, ouvrent bien des pistes à croiser avec cette notion de « géographie psychique ». Elles sont aussi un bel exemple des bouleversements de nos sociétés provoqués par le monde de l’internet et ce que certains chercheurs nomment « la dictature algorithmique ».
La « géographie psychique » traverse de multiples données de notre histoire humaine ainsi que de nos vies collectives et de nos cultures. C’est ainsi qu’elle nous emmène aussi bien du côté de nos troubles psychiques les plus intimes que des enjeux politiques et collectifs des sociétés. Elle passe bien par les outils de la culture mais ramène d’abord aux origines de la vie du nourrisson, de son apprentissage de l’espace et de la marche, dans son rapport au corps de la mère et de ceux qui en ont la fonction. Il se trouve ainsi imprégné malgré lui du rapport de ses parents, et d’abord de sa mère, à l’espace, à la terre d’origine ; imprégné malgré lui dans son corps par le porter du bébé, le « holding » comme disent les Anglo-Saxons.
Le petit accumule ainsi, sur et dans son corps, les marques de la « géographie psychique » de sa mère ouvrant à la sécurité, à la curiosité ou au contraire à la méfiance, à la nécessité excessive de protection, au repli, etc. Ceci peut passer par des sensations de confusion entre les corps, confusion entre ce que vit ou a vécu la mère et ce que vit le bébé puis l’enfant. Au niveau inconscient, l’image du corps de la mère participe à l’élaboration de celle du bébé. Et cela dans une interaction avec l’extérieur, les autres présences et notamment celle du père ou de la personne tierce dans ce rôle. Dans ce registre, les travaux de Janine Altounian, héritière du génocide arménien, témoignent des effets sur les héritiers du traumatisme de l’exil de leurs parents et de la disparition de leurs lieux d’origine. Ce qu’elle déploie entre autres dans son livre L’effacement des lieux.[2]
C’est ainsi que se dessinent de multiples liens que j’ai essayé de développer dans mon livre entre terre, corps de la terre-mère, et écriture, comme nous le racontent aussi certains.
[1] Respectivement parus à La Découverte en 2021 et en 2024.
[2] Cf son roman Le champ des oliviers, éditions du Seuil, 1972.
[3] Paru chez Flammarion Albin Michel, 2017.
[4] Cf Bion, Mémoires de guerre traduction française, éditions du Hublot.
[5] Paru aux PUF en 2019.
Claude de la Genardière, juin 2025