Dessin du géographe n°51

Durër (1520) :Jardins royaux de Bruxelles, crayon (pointe d’argent) et encre (Akademie der Künste, Vienne)

Durër (1520) :Jardins royaux de Bruxelles, crayon (pointe d’argent) et encre (Akademie der Künste, Vienne)

Albrecht Dürer, à la fin du 15ème siècle est l’un des premiers peintres qui a peint des paysages pour eux-mêmes. Il ne s’agit plus d’un décor reconstruit destiné à mettre en valeur une scène ou des personnages, mais de proposer une vision peinte sur le sujet. Le peintre ne cherche pas à recréer un monde mais simplement à montrer des éléments visuels à leur place dans un paysage peint afin de leur donner une valeur esthétique.

Au tournant des 15-16ème siècles, un des premiers maîtres qui a placé le paysage en cœur de ses composition est le peintre flamand Joachim Patinir (appelé jadis Patenier par les français). Il a restitué de grands paysages peints sur le motif, dans lesquels il a su placer le personnage ou la scène religieuse du tableau. Albrecht Dürer, son contemporain, a multiplié les thèmes picturaux entre le portait, les scènes religieuses, les allégories mais aussi les paysages. Ces deux maîtres, qui se portaient grande estime, se sont rencontrés à Anvers en 1521 et Dürer qui a assisté au second mariage de Patinir a croqué son portait.

En 1520, après la mort de l’empereur Maximilien, un de ses principaux commanditaires, le peintre Albrecht Dürer quitte Nuremberg pour une tournée dans les Pays Bas où il souhaite vendre dessins et gravures. Après Anvers, il est à Bruxelles, où il cherche la protection de Marguerite d’Autriche, régente des Pays Bas et grande mécène. Ses esquisses sont des projets destinés à susciter des commandes : il dessine ainsi le jardin royal vu à partir du palais du Coudenberg.

Le jardin du palais de Bruxelles

Dessin de Dürer surchargé pour en souligner la construction

Dessin de Dürer surchargé pour en souligner la construction

Inscription sur le dessin : monogramme d’Albrecht Dürer 1520/ AD Dz ist zw prüssell der dirgarten und die lust aws dem schloss hinabzw sehn ( = Voici le beau jardin et l’agréable pelouse à Bruxelles vus du palais)

Commentaire de Dürer dans son journal :

« Derrière le palais du roi, j’ai vu les fontaines, le labyrinthe et le jardin aux bêtes. C’est un endroit si beau, si plaisant, si paradisiaque que je n’en avais jamais contemplé de pareils. »

A. Dürer Journal de voyage aux Pays Bas 1520-1521.
Traduction de Stan Hugue, Les éditions de l’Amateur, Paris 2009.

De nombreux dessins et aquarelles de Dürer figurent des paysages, tracés par observation directe avec autant de précision que les portraits ou les figures d’animaux ou de plantes qu’il a réalisés. Le souci d’une représentation naturaliste implique une analyse de l’espace dessiné, une mise en perspective imprimant une hiérarchie des motifs tracés. Dessiné sur le motif, le jeu des lignes, la valeur des traits, les lumières et éventuellement les couleurs permettent la construction d’un paysage.

Le croquis présente une perspective légèrement relevée où s’agencent les éléments du paysage : les parterres du jardin, un labyrinthe et une chapelle, les grandes pelouses où s’entrainent des cavaliers, les écrans arborés, une grande église sur la colline, les remparts de la ville.
La composition dans un trapèze souligne l’organisation spatiale à travers le réseau des chemins qui découpe des parcelles aux affectations différentes : parterre jardiné, bassin circulaire, enclos de chapelle, prairie d’exercice, écrans arborés. Elle place à l’arrière-plan, à gauche, le chevet d’une grande église entourée d’arbres (la cathédrale Saint-Michel et Sainte-Gudule) et, sur la ligne d’horizon, les murs de la ville ponctués de tours. Enfin un crayon léger anime les surfaces, des massifs boisés, de petits bâtiments, des clôtures, deux cavaliers en joute…

On voit aussi la manière du graveur, qui définit des plages auxquelles il saura donner des intensités et des modelés différents. Quelques petits traits suggèrent une surface de prairie, d’autres volutes esquissent les feuillages. La géométrie des grandes parcelles fixe les lignes de fuite qui viennent buter sur un rideau d’arbre et l’ancien rempart.

Schéma résumé du dessin de Dürer par l’auteur

Schéma résumé du dessin de Dürer par l’auteur

Plan de Bruxelles par Jacob van Deventer, 1555 (Bibliothèque royale de Bruxelles) sur lequel est porté l’angle de vue du dessin de Dürer 

Plan de Bruxelles par Jacob van Deventer, 1555 (Bibliothèque royale de Bruxelles) sur lequel est porté l’angle de vue du dessin de Dürer Source: CAFE Montreal

Il est possible de replacer le dessin de Dürer sur un plan de Bruxelles dressé au milieu du 16ème siècle : le palais et son parc sont situés sur une colline, entre les deux murs d’enceinte de la ville. C’est pourquoi la cathédrale comme le rempart ancien se trouvent sur le côté gauche du dessin comme à l’arrière -plan.
Le palais, qui remanie les éléments d’un château du 13ème siècle, conserve quelques tours. Dürer trace la silhouette d’une tour, ou peut-être l’ombre d’une tour sur le parterre et le bassin. C’est un rappel du bâtiment à partir duquel le peintre dessine le jardin. Ce signal, qui se place en dehors de la perspective d’ensemble, apporte une indication sur le point de vue élevé de l’observateur.

 

L Vostermann le jeune, palatinum bruxellense ducis brabantiae, 1659 Palais du Coudenberg

L Vostermann le jeune, palatinum bruxellense ducis brabantiae, 1659
Palais du Coudenberg

Une vue du palais du Coudenberg et des jardins après les transformations du château apportées par Charles Quint et Philippe II.
Cette vue cavalière est très postérieure au dessin de Dürer. Si le palais a été agrandi et transformé, il ne figure pas sur l’esquisse. En revanche, cette image permet de replacer l’angle de vue large sur le grand jardin. Certes, la perspective de Vostermann, combinant un plan et une vue oblique, ouvre largement le champ qui correspond au dessin de Dürer. Mais on retrouve les divers éléments de cet espace et leur place : le premier plan avec les parterres enclos et les bassins situés devant le château, la chapelle, puis à gauche les pentes arborées vers l’église et les maisons éloignées, à droite les prairies et, au fond, les écrans de verdure qui ferment le parc.
La perspective construite par Dürer n’est pas seulement une construction esthétique, c’est avant tout l’analyse d’un espace enclos : le crayon parvient à présenter des surfaces différenciées par leur position mais aussi par leur affectation entre le jardin fermé, et le grand parc divisé en terrain d’exercice, prairie, verger, réserve d’animaux…C’est une analyse précise du paysage.
Ce paysage a entièrement disparu après la destruction du château par un incendie en 1731. Désormais le centre de la ville a été en partie remblayé et reconstruit autour du parc de Bruxelles, où un jardin est cerné par des avenues et encadré de lourds bâtiments officiels du 19ème Siècle. Ce qui reste des souterrains du Palais fait maintenant l’objet d’un parcours archéologique sous la Place Royale.

Charles Le Cœur,
Université Paris 1,
Laboratoire de géographie physique (UMR8591 Meudon)