Date / Heure
21/10/2014
18:30

Emplacement
Bistrot de Julie

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« La crise ukrainienne : un tournant stratégique dans la politique russe ? » par Jean RADHYANI (Professeur à l’INALCO), le mardi 21 octobre 2014 à 18h30 au Bistrot de Julie (4 Allée Paul Feuga, M° Palais de Justice).

Attention, c’est un mardi, et non le mercredi habituel, en raison de la disponibilité de Jean Radhyani.

Présentation

Pour un géographe, la tentation est forte d’analyser la crise actuelle en Ukraine à plusieurs échelles.

Les facteurs d’opposition entre régions ukrainiennes sont anciens. Ils remontent à la longue séparation historique, culturelle et politique entre l’ouest, rattaché à la Pologne ou à l’empire austro-hongrois, le sud vassal de l’empire ottoman et l’est sous tutelle tsariste. L’assemblage actuel ne date que de l’époque soviétique, façonné par Staline et Khrouchtchev. Or on a toujours sous-estimé les tensions réelles, linguistiques mais aussi économiques et politiques qui divisaient ce pays, dans un contexte où, à chaque fois qu’une majorité « occidentale » dominait la Rada (qui dirige le pays), elle s’empressait de voter des lois cherchant à forcer l’ukrainisation du pays jusqu’à l’absurde comme cette obligation de passer les films russes en version sous-titrée à la TV ukrainienne. Aujourd’hui, sauf revirement politique, la sécession est consommée : les élections du 26 octobre n’auront pas lieu dans les régions de Donetsk et Lougansk, où un vote, prévu le 2 novembre, va officialiser l’existence de cette «Novorossia », reprenant une ancienne dénomination de l’époque tsariste. V. Poutine ne cherchera sans doute pas à annexer ces régions. A coup sûr, il entretiendra là un foyer de tension, comme le Kremlin l’a instauré, dès la présidence Eltsine, en Transnistrie et en Abkhazie.

A l’échelle macro-régionale, cela ressemble à une leçon de géostratégie en temps réel. Sans aucun doute, avec ses ports de la mer Noire (dont Sébastopol), son contrôle des axes majeurs entre Russie et Europe du sud et dans l’isthme mer Baltique-mer Noire, l’Ukraine est bien ce « pivot stratégique » évoqué par Brzezinski. Vladimir Poutine en a la même lecture et, dès son arrivée au pouvoir, il a prévenu les Occidentaux : l’Ukraine est un voisin stratégique majeur pour la Russie et celle-ci ne laissera pas se répéter dans ce pays un scénario balte. On peut certes qualifier cette position de néo-impériale, mais alors qu’on qualifie pour ce qu’ils sont les projets de bouclier anti-missiles ou les interventions étatsuniennes depuis l’Amérique centrale jusqu’au Moyen-Orient. Ralliée aux lobbies polonais et suédois, l’Union européenne n’a tenu aucun compte des avertissements russes en proposant ses accords d’association, sans se préoccuper aucunement des répercussions concrètes en Ukraine. Entre cet aveuglement européen et la volonté russe de réaffirmer sa puissance, on aboutit à la situation actuelle, dramatique pour les Ukrainiens qui voient s’effondrer leur projet d’Etat nation.

Cette succession d’événements marque un tournant majeur de la politique russe avec la dégradation des relations entre la Russie et l’Occident, incitant le Kremlin à accélérer le processus de rapprochement avec la Chine en dépit des peurs que celle-ci suscite. Elles auront des effets négatifs durables dans nombre d’Etats européens, Allemagne comprise. Pour la Russie, cette nouvelle donne risque d’être doublement funeste. Le gel des projets de coopération avec les grandes entreprises occidentales freinera durablement la croissance russe et ses tentatives de diversification économique. Mais plus inquiétant encore est l’évolution politique intérieure. La peur des influences étrangères qualifiée de pernicieuse a engendré à la fois un déferlement nationaliste, dangereux dans un Etat multinational, et une dérive autoritaire qui va bloquer pour longtemps le dynamisme russe. Au-delà de l’opposition qualifiée d’agent de l’étranger, les nouvelles lois sur la presse, les ONG, internet, empêchent de plus en plus tout débat ouvert. Or qui peut penser que les acteurs économiques ne soient pas entraînés eux aussi par l’enfermement patriotique prôné par le Kremlin ? Victorieuse à court terme en « Novorossia », la Russie de V. Poutine est engagée dans une voie qui pourrait bien être une impasse.

 Jean RADVANYI