Hervé Tardy, Jean-Louis Tissier, France, un voyage, Editions de La Martinière, 311 p, 2016
Cet ouvrage n’est pas seulement un « beau livre » comme il y en a tant qui paraissent à l’approche de Noël. Trois raisons principales permettent de le distinguer au sein de cettecatégorie : la qualité et l’originalité des photographies, l’intérêt des commentaires appartenant à deux registres différents, la présentation géographique à la fois « classique » et stimulante de la France. Cela fait beaucoup d’atouts d’autant plus que ceux-ci sont mis en valeur par une composition très réussie et une rare qualité d’écriture.
D’abord, l’objet lui-même auquel les Editions de La Martinière ont apporté un soin tout particulier avec son format 24×28,5 judicieusement choisi et ses photographies occupant souvent une pleine double page. Incontestablement nous avons entre les mains un bel objet qui se laisse admirer avec ce qu’il faut de séduction et…de pertinence. Mais la grande réussite du livre tient également (surtout ?) à l’originalité des prises de vue permises par l’autogire à bord duquel le photographe s’est installé pour survoler la France. Si l’autogire est une machine volante de création relativement ancienne (premier vol officiel en 1923), il reste encore peu connu même s’il connaît actuellement un certain succès dû à sa grande maniabilité, ses progrès techniques et sa faible consommation en carburant. Et s’il n’autorise pas le vol stationnaire, contrairement à l’hélicoptère, l’engin porté par un rotor et poussé par une hélice permet de photographier à faible altitude en « survolant les lieux sans les dominer ». A partir de 2008, pendant 600 heures de vol, le photographe Hervé Tardy a entrepris une « chasse constante », toujours en embuscade, à la recherche des combinaisons visuelles révélant l’infinie diversité de la France, ce qui nous vaut cette magnifique collection de 161 images.
Un classement en 7 grandes régions
A la suite de la table des matières placée au début de l’ouvrage, une carte de France localise les 131 lieux survolés durant le « voyage ». Si les littoraux représentent la part belle de ces lieux, l’essaimage de ceux-ci à travers le territoire national donne à voir un échantillon représentatif de la diversité de notre pays, à la réserve près que le monde urbain n’a été qu’effleuré, sans doute pour des raisons liées à l’autogire qui ne permet pas de photographier à une altitude suffisante seule capable de rendre compte de l’organisation de l’espace urbain. Ainsi, la partie consacrée à l’Ile-de-France apparaît comme le parent pauvre du livre tout en permettant d’achever la présentation de toutes les régions françaises (métropolitaines). C’est donc une géographie partielle de la France qui est proposée avec un regard sensible accordé aux paysages sans oublier les hommes qui habitent ces lieux. L’éditeur a tout à fait raison de souligner le penchant d’Hervé Tardy pour « une photographie à tendance humaniste ».
Cette traversée photographique et géographique de la France s’organise selon un plan régional qui procède à des regroupements de départements dénommés selon les noms des provinces et pays d’autrefois. Une délimitation qui n’hésite pas à déconstruire certaines régions administratives d’aujourd’hui dans le but de répartir équitablement l’ensemble des clichés sans que cela nuise, bien au contraire, à la cohérence des différentes présentations géographiques. En dehors de l’Ile-de-France, 6 regroupements régionaux ont été distingués : le Grand Ouest, le Nord-Est, le Centre-Est, le Sud-Est, le Sud-Ouest et le Centre-Ouest. La crainte suscitée par l’aridité localisatrice de ces dénominations disparaît bien vite lorsqu’on examine le contenu des pages qui leur est affecté. Prenons l’exemple de la première partie consacrée au Grand Ouest qui regroupe la Bretagne (les 4 départements de la région actuelle), la Normandie (4 départements seulement, sans l’Orne) et le Maine (3 départements : Sarthe, Mayenne, Orne). Certains peuvent s’étonner de l’évocation du Maine, ancienne province française qui correspond approximativement à des départements relevant de deux régions, la Normandie et les Pays de la Loire. Mais force est de constater la cohérence de cet ensemble qui révèle de nombreux aspects communs se traduisant largement dans les paysages (châteaux forteresses, marges armoricaines aux belles forêts et prairies bocagères, élevage du cheval, parcnaturel régional Normandie-Maine, etc.).
Deux types de commentaires de photographie
Sur les 161 clichés de l’ouvrage 42 font l’objet de commentaires rédigés par les deux auteurs.
De son côté, Hervé Tardy associe 25 photographies à des récits tirés de ses carnets de routes rédigés au « contact » des lieux photographiés pour donner à voir autrement et faire ressentir d’autres impressions que cellesdes vues aériennes. Des informations recueillies sur place, des visites et des rencontres, enrichissent la moisson d’images. En discutant avec Jeanine, qui tient le bar de l’aérodrome du Val-Saint-Père près du Mont-Saint-Michel, le photographe apprend que Jessica Ambats traversa l’Atlantique « pour découvrir, comme beaucoup d’autres, le mont et ses grèves lunaires ». Le mari de Jessica s’appelait… Neil Armstrong ! En visitant la Chartreuse de Neuville-sous-Montreuil (département du Pas-de-Calais), Hervé Tardy se rend compte que l’arbre photographié qu’il prenait pour un cerisier du Japon était en réalité un « hêtre pourpre ». Sa conversation avec Sébastien, le régisseur, lui permet de connaître les tribulations incroyables des pères chartreux jusqu’aux récents événements de mise en vente de la propriété et de restauration des bâtiments par l’intermédiaire d’une association. Les récits d’Hervé Tardy forment l’esquisse d’un bréviaire sur l’art de voyager qui associerait les déambulations et les visites aux rencontres pour observer, ressentir et partager.
Pour sa part, Jean-Louis Tissier propose un commentaire géographique de 17 photographies. C’est un régal de lire ces textes rédigés par un maître qui excelle dans l’art d’analyser les paysages et qui compte parmi les plus belles plumes de la géographie française. Sa description du sillon de Talbert, situé au nord-ouest de la baie de Saint-Brieuc, est un modèle du genre : précision du vocabulaire (une flèche littorale à pointe libre), rigueur de l’organisation (les teintes de gris du matériel sédimentaire reflétant les trois composantes de la langue de pierre et de sable), bonheur d’écriture (« la terminaison de la flèche (…) profilée comme une flamme », les traits noirs formés par les débris d’algues perçus comme une « coquetterie marine »), tout y est. Sa description d’un quartier de Fréjus, ville fondée par Jules César (Forum Juli), révèle les traits d’une cité antique, rétablit la vérité sur les « tuiles romaines », prend même le risque, à propos de la mosaïque des toits, d’une métaphore que d’aucuns jugeront osée :
« On remarquera que se sont invitées dans les toits des fenêtres, des Velux, utiles pour aménager les combles en pièces d’habitation. Mais ce nom de marque danoise, se glisse, avec sa tonalité latine, au milieu des tuiles romaines, comme des Scandinaves irrésistiblement attirés par les cieux du soleil. »
(Jean-Louis Tissier, France, un voyage, Editions de La Martinière, p 176)
Une géographie régionale de la France (métropolitaine)
Les septgroupements régionaux s’organisent de la même façon : un petit portrait géographique de l’ensemble délimité que suivent plusieurs doubles pages consacrées chacune à un sous-ensemble régional. Pour chaque double page, un texte de présentation, une citation littéraire « donnant le ton », quelques informations par département et un certain nombre de petits textes se rapportant à quelques aspects essentiels de la région présentée.
Prenons l’exemple du Grand Ouest par lequel débute le voyage photographique et géographique. Sa présentation utilise habilement le titre du récit de Flaubert, Par les champs et par les grèves, pour décrire joliment les campagnes et le spectacle littoral de « cet angle occidental »de la France. Puis viennent les doubles pages des trois composantes du Grand Ouest : la Bretagne, la Normandie et le Maine. La description de la vallée de la Seine entre Paris et Le Havre nous vaut cette belle évocation :
« La première séquence normande commence par une mise en Seine à l’aval de l’Ile-de-France. De la capitale au Havre, la vallée héberge les poids lourds de l’industrie et de l’énergie, une projection de Paris. Mais les larges méandres du fleuve sont comme un paraphe de la nature, que Rouen vient compléter par son sceau de longue histoire. »
La mise en scène (Seine), le paraphe, le sceau ! Quelle magnifique métaphore ! Et ce n’est pas fini, puisque suivent les stations balnéaires de la Côte fleurie formant « une enclave parisienne à jamais proustienne » et le « labyrinthe vert » du monde rural avec les « innombrables replis du bocage normand » à l’ouest de Caen. Une citation de Michel Tournier accompagne ce bref portrait de la Normandie en célébrant les herbages, les vergers, les vallons bocagers, les falaises, les rivages de « cette pluvieuse et grasse Normandie » où l’écrivain séjournait depuis si longtemps une partie de la belle saison. Enfin, quatre petits textes passent en revue quatre attributs emblématiques de la région : la pomme (les pommiers en fleurs, le cidre, le calvados), la côte normande (pionnière du tourisme), le Cotentin (un Finistère normand, « presque une île » avec « des sortes d’îles » que sont les centrales nucléaires), l’embarquement-débarquement à travers la Manche (l’armada normande partie en 1066 pour conquérir l’Angleterre, le débarquement de 1944 pour libérer la France).
Les dizaines de petits textes qui parsèment les présentations géographiques de l’ouvrage constituent un régal pour le gourmet qui les dégustent en savourant à la fois le contenu et la présentation du plat. Certains mets reviennent de temps à autre mais toujours accommodés à la mode de la région décrite, comme la toponymie, les bons produits du terroir, la géomorphologie, les divers pays et régions de France…
Des préfixes de la toponymie bretonne sont cités et commentés (plou, lan, tré, ker), une petite liste de toponymie flamande est proposée. Parmi les produits du terroir étudiés, figurent en bonne place la truffe, le cèpe, le crottin, le pinot, les huîtres (fines de claires) et même …deux bêtes à cornes (le charolais et l’escargot de Bourgogne !). A propos de ces deux Bourguignons de souche, Jean-Louis Tissier écrit qu’ils « sont labellisés, l’escargot ouvre l’appétit et le repas que le charolais copieusement complète ». Les arbres ont leurs vedettes (pins laricio et châtaigniers en Corse), la géomorphologie littorale a voix au(x) chapitre(s) (marais maritimes, polders), les massifs vont parfois par trois (Tarentaise/Maurienne/Vanoise, Ventoux/Lure/Luberon) ou tout seuls (Morvan), le tuffeau et les levées, la craie et le limon, la Brenne et l’Entre-deux-Mers, les gaves et la garrigue, ne sont pas oubliés, ni même Pétrarque et Cîteaux, la montagne chantée par Jean Ferrat, et bien d’autres choses encore…
Le tout forme un corpus qui donne une idée certes incomplète des régions françaises mais aussi le goût presque charnel de ce qui fait la saveur des pays de France.
Une géographie littéraire
La géographie paysagère se double d’une géographie littéraire qui donne à « sentir » les lieux décrits ou photographiés. Dans leur dictionnaire critique Les mots de la géographie (GIP RECLUS et La Documentation française, 1992), Roger Brunet et ses coauteurs n’hésitent pas à émailler leur ouvrage de nombreuses citations littéraires placées en exergue à la tête de chaque chapitre ou dans le corps même du texte. Dans son dictionnaire des eaux douces Les mots de l’eau(L’Harmattan, 2012), Jacques Béthemont accorde à la littérature un double statut, celui de fournir des citations illustratives et des références démonstratives. Dans le livre des Editions de La Martinière, Jean-Louis Tissier agit de la même façon : la littérature n’est pas un simple réservoir de citations donnant à voir autrement les paysages, elle sert aussi à aiguiser le regard du géographe et même parfois à guider sa réflexion. Ainsi Pétrarque est qualifié de « poète dans le vent » pour avoir fait l’ascension du Ventoux au printemps 1336 et, une fois redescendu dans son cabinet, avoir rédigé la première description paysagère quasi aérienne dans la littérature occidentale :
« Tout d’abord, extraordinairement saisi par l’air que je respirais, impressionné par l’élargissement du panorama, je demeurai comme frappé de stupeur… »
(Pétrarque, lettre du 26 avril 1336)
NB : L’auteur de ces lignes, géographe de formation, a été particulièrement sensible à l’aspect géographique de l’ouvrage, ce qui se ressent fortement dans son modeste compte rendu. Mais, même dépourvu des qualités nécessaires pour profiter pleinement des photographies souvent magnifiques de l’ouvrage, il va sans dire qu’il a été également sensible – et parfois même subjugué – par la beauté de ce voyage photographique.
Daniel Oster, novembre 2016