Fig.1. Le paysage « géographique » vu du portique de la chambre de la Vierge Jan Van EYCK,, La vierge du Chancelier Rolin, 1430-1434, détail ©RMN

Fig.1. Le paysage « géographique » vu du portique de la chambre de la Vierge
Jan Van EYCK,, La vierge du Chancelier Rolin, 1430-1434, détail ©RMN

Le tableau de Van Eyck « La vierge du chancelier Rolin », un des plus célèbres du musée du Louvre (il figure dans les œuvres à ne pas manquer sur les dépliants distribués à l’entrée sous la pyramide), mérite toute l’attention des touristes pour les qualités esthétiques et le sens profond du divin, du sacré et de l’humain exprimés dans cette œuvre1.

Il mérite aussi l’attention du géographe pour le petit paysage qui se développe dans le cadre du portique ouvrant sur le monde extérieur la loggia où se déroule la scène (fig.1). Il paraît que c’est, dans l’histoire de la peinture, un des premiers paysages dont on soit à peu près sûr qu’il a été inspiré d’un paysage réel. Notre collègue d’histoire, Philippe Joutard, a étudié ce tableau dans le cadre de ses recherches sur l’invention de la montagne, et en a publié une étude détaillée, « La montagne dans la peinture et la gravure de la Renaissance : un signe de modernité »2, dans un ouvrage collectif issu d’un colloque sur « Voyages en détails : chemins, regards et autres traces dans la montagne »3.
Mais le problème est qu’on ne sait pas de quel paysage il pourrait s’agir. Sur le site du Louvre, le commentateur du tableau avoue qu’il ne sait pas non plus de quelle ville il pourrait s’agir, malgré tous les détails que fournit le peintre sur la morphologie urbaine et sur les monuments qui couvrent les deux rives du fleuve.
Un géographe de renom, Paul Vidal de la Blache, avait déjà exprimé, à propos de ce paysage, l’idée que la chaîne de montagne à l’horizon était pour lui celle des Alpes, et que le paysage était représentatif de l’espace rhénan :
« Un large souffle de vie générale court à travers la vallée du Rhin… Toute une vision de rapports lointains se résume dans ce fleuve chargé de villes, qui serpente entre les coteaux chargés de vignobles et les vieux châteaux. Dans le paysage idéal, dont le peintre flamand Jean Van Eyck aime à faire le fond de ses tableaux, ce qui apparaît par delà les sinuosités infinies du fleuve, ce sont les Alpes neigeuses brillant par ciel clair à l’horizon » (tome 1 de l’Histoire de France de Lavisse, p. 220)4. Vidal ne fournit pas d’arguments particuliers à cette identification, mais son propos est clair : le Rhin et les Alpes.

Quelles remarques le géographe peut-il ajouter à la somme des études qui concernent cette œuvre depuis longtemps étudiée et documentée ? D’abord une simple précision sur le sens d’écoulement du fleuve, qui est noté dans le commentaire du Louvre comme coulant « vers le lointain » (c’est-à-dire vers le fond du tableau, de la ville vers les montagnes) alors qu’un argument incontestable nous montre qu’il coule des montagnes vers la ville5. Plusieurs barques et bateaux sont amarrés sur la rive à droite sous le pont ou en avant du pont (fig.2) : deux d’entre eux sont deux très intéressants bateaux-moulins dessinés avec précision malgré la petite taille que la distance leur concède ; ils indiquent toutefois parfaitement, par leur position et le sens de tension de leurs amarres, que le courant se fait des montagnes vers la ville, ce qui semble topographiquement logique6.

Fig.2. Détail des bateaux près du pont

Fig.2. Détail des bateaux près du pont

Il peut ensuite s’intéresser au paysage rural, qui ne semble pas avoir attiré jusqu’ici beaucoup l’attention. Or Van Eyck a peint avec beaucoup de précision, et certainement à la suite d’observations de terrain au cours de ses nombreux voyages, deux terroirs agricoles caractéristiques et pour ces raisons reconnaissables.

Sur les versants de la vallée, surtout bien visibles sur celui de gauche (c’est-à dire de la rive droite) le plus proche sur le tableau, des petits clos de vignes sont aménagés dans le sens de la pente (fig. 3). Les parcelles sont alignées parallèlement et séparés par des haies végétales, chacune étant signalée par une petite construction vers le haut de la pente et quelques arbres complantés (des fruitiers ?). Cette « cabane de vigne », en forme de petite tour carrée à deux niveaux, surmontée d’un toit pointu à quatre pentes, correspond bien aux abris de travail (outils, repos) qui ont émaillé les vignes de pente de nombreux vignobles européens anciens : elles ont souvent disparu avec la restructuration contemporaine de ces vignobles, par exemple, il est difficile d’en voir aujourd’hui sur les pentes des vallées du Rhin et de ses affluents.

Fig.3. Détail du coteau viticole de la partie gauche du tableau (rive droite de la rivière, à l’amont de la ville)

Fig.3. Détail du coteau viticole de la partie gauche du tableau (rive droite de la rivière, à l’amont de la ville)

Su le plateau en rive gauche du fleuve (à droite sur le tableau) on distingue au loin un paysage cultivé (fig.4) : on peut y reconnaître des champs ouverts en bandes parallèles étroites, comme dans les openfields à lanières des régions d’assolement triennal sur les plateaux céréaliers des régions de l’Est de la France et de l’Allemagne rhénane. Là encore, ce paysage laniéré a disparu avec la modernisation de la culture céréalière et le remembrement des parcelles en une mosaïque de grands champs rectangulaires.

Fig.4. Détail du plateau cultivé à droite de la vue du portique (le coteau porte aussi des parcelles de vignes sur la pente comme sur l’autre rive, mais la distance empêche l’identification précise)

Fig.4. Détail du plateau cultivé à droite de la vue du portique (le coteau porte aussi des parcelles de vignes sur la pente comme sur l’autre rive, mais la distance empêche l’identification précise)

Dans quelles vallées trouvait-on cette forme de vignoble et sur quels plateaux ces paysages à champs laniérés? Cette combinaison de terroirs pouvait se rencontrer dans les grandes vallées de la France de l’Est (Meuse, Moselle…) et de l’Allemagne Rhénane ou Danubienne, entre les Flandres et les Alpes, dans les régions de bassins sédimentaires comme dans les traversées des massifs anciens pénéplanés.

L’observation des autres éléments du paysage devient plus problématique. La chaîne de montagnes qui barre l’horizon à la manière des Alpes vues du col de la Faucille, dans la descente vers le nord du Lac Léman a été vue par Philippe Joutard comme pouvant être celle des Alpes. A première vue, le dessin des formes est nouveau et suffisamment réaliste pour que la ressemblance avec une chaîne « alpine » soit tout de suite évoquée, par différence avec les sommets déchiquetées et les pentes vertigineuses des montagnes « inventées » qui ferment souvent l’horizon des tableaux des peintres de la Renaissance italienne (par exemple « La vierge au rocher » de Michel Ange). Ensuite, il y a une certaine ressemblance avec la « vue des Alpes », telle qu’on peut la contempler en descendant le col de la Faucille vers la rive nord du lac Léman : le haut massif isolé, à droite, ressemble, par sa forme et par sa position, à celui du Mont Blanc, et la chaîne à gauche serait alors celle de l’Oberland bernois (?).

Le fleuve qui coule vers la ville en s’éloignant de la montagne développe des méandres dans une vallée à fond plat entre deux coteaux à pente forte : il offre un site de village sur le lobe du premier méandre à l’amont de la ville et une topographie d’ensemble qu’on retrouve dans les régions signalées plus haut à propos des terroirs. Cela fait donc encore penser à une rivière « rhénane » (la Meuse ? la Moselle ? le Rhin lui-même ?)7 dans sa traversée des massifs anciens ou des plateaux calcaires.

La ville elle-même se présente comme un gros point d’interrogation. Malgré la précision du dessin et la profusion des détails, il semble que les historiens d’Art reconnaissent l’échec de toutes les tentatives d’identifier les monuments religieux, visibles, et donc la ville qui les abrite. Or pour ce qui est de la ville et du paysage proche, un auteur a proposé une identification : Philippe Joutard, avance celle de la ville de Liège. Celle-ci présente effectivement un certain nombre de caractères qui la rapprochent de la ville du tableau de Van Eyck, par son paysage urbain et celui de la campagne qui l’entoure, si on en croit une gravure ancienne conservée à l’Université de Liège (fig. 5). La ville est aussi coupée en deux parties par une grande rivière (la Meuse) dont le lit méandre largement en s’éloignant vers le nord-est, encadré de coteaux. Ici les deux parties de la ville n’ont pas la même importance urbaine : à gauche (nord), c’est la ville historique elle-même ; à droite (sud), c’est le quartier de (l’ensemble étant ceinturé par deux bras secondaires de la Meuse). Mais la densité des constructions et le grand nombre des édifices religieux, des tours et des clochers, sont très voisins, comme la situation et la forme du pont qui relie les deux parties de la ville (cependant les églises peintes par Van Eyck ne sont pas identifiables à celles de Liège). Enfin et surtout, on aperçoit à l’amont de la ville, sur la rive gauche du fleuve, un coteau viticole dont la ressemblance est assez frappante d’une image à l’autre (fig.6) : le coteau de « vignesse », au-dessus du quartier de St Léonard a été longtemps occupé par des vignes et la gravure de Mérian restitue le même schéma de terroir, celui d’un vignoble de pente comme nous l’avons décrit plus haut pour le tableau de Van Eyck. Cela a été le cas de nombreuses pentes entourant la ville depuis le Moyen âge jusqu’au 19e siècle, comme le montrent les gravures et plans anciens qu’on peut consulter sur internet (Matthaeus Mérian, c.1626, Christophe Maire, c.1740, Ferraris, c.1775)8.

Fig.5. Liège, Gravure du XVIeme siècle (1626), Mérian, Université de Leyde

Fig.5. Liège, Gravure du XVIeme siècle (1626), Mérian, Université de Leyde

Si le sens d’écoulement de la rivière joue contre la ville de Liège, puisque la Meuse y coule en s’éloignant vers le nord-est, c’est-à-dire vers le fond de la gravure, l’orientation même du paysage, qu’on peut estimer en fonction de la lumière, pourrait jouer en sa faveur : le commentateur du Louvre parle d’une lumière matinale sur le paysage en s’appuyant sur la présence de la lune à gauche et les Matines figurant sur le livre de prière du chancelier. On peut vérifier aussi que le coteau à gauche est éclairé, tandis que celui de droite est dans l’ombre et que, de même, les côtés ombrés des tours et des grands monuments sont ceux de gauche ; à l’horizon les montagnes semblent éclairées par une lumière venant de la droite : l’est étant alors à droite dans le tableau, le point de vue du paysage aurait donc bien chez Van Eyck une composante sud-nord comme pour la gravure de Liège par Mérian.

Fig.6. Détail du coteau viticole de St Léonard à l’aval de Liège

Fig.6. Détail du coteau viticole de St Léonard à l’aval de Liège

Tout cela peut être discuté, quand on sait que ces paysages urbains et ruraux n’étaient pas rares dans l’Europe nord-occidentale, et que Van Eyck, qui a assumé des fonctions de diplomate pour le duc de Bourgogne, Philippe le Bon, a beaucoup voyagé à travers l’Europe de son temps, en particulier dans l’Europe rhénane, de la Flandre jusqu’à l’Italie . A partir de là on peut imaginer que la ville de Liège et ses alentours, vus au cours de ses voyages, ou connus par des gravures (ou les deux à la fois), ont servi de point d’ancrage à la construction d’un paysage qui serait recomposé à partir de villes et de campagnes vues (et peut-être dessinées) par Van Eyck au cours de ses nombreux voyages : une sorte de modèle paysager qui , à partir d’un lieu précis, visité, reprendrait un ensemble de formes urbaines et rurales dont les traits caractéristiques se seraient gravés dans la mémoire du peintre. La présence d’une grande chaîne de montagnes à l’horizon, le sens d’écoulement de la rivière, les monuments religieux composent un ensemble qui doit tout aux libres choix du peintre pour atteindre les buts qu’il s’est fixés et non à une volonté de reproduire un espace existant comme tel.

Roland Courtot
UMR Telemme 6570, Maison Méditerranéenne des Sciences de l’Homme
5 rue du Château de l’Horloge
BP 647 Aix en Provence 13094 Cedex 2
Mars 2014

1 Cette œuvre de Van Eyck est visible en entier sur le site du Louvre dans la rubrique « Œuvre à la loupe… ». Elle est accompagnée d’un commentaire détaillé par un historien d’art

2 On peut aussi consulter un résumé de sa communication au colloque de Blois 2001 : L’homme et l’environnement : quelle histoire ? « L’invention de la haute montagne en Europe occidentale »
http://hgc.ac-creteil.fr/spip/L-invention-de-la-haute-montagne

3 Dir.Claude Reichler , Danielle Buyssens, Collectif, éd. Bernard Debarbieux, Revue de Géographie Alpine, hors série, 1999.

4 Cité, tableau à l’appui, in « Le Tableau de la géographie de la France de Paul Vidal de La Blache. Dans le labyrinthe des formes », sous la direction de Marie-Claire Robic, Éditions du CTHS, 2001, p.197

5 Dans le texte de commentaire du paysage qui accompagne le tableau (« Œuvre à la loupe », voir plus haut) sur le site du Louvre, l’auteur (non indiqué) voit un « fleuve qui coule vers le lointain », donc une rivière qui s’éloignerait de la ville vers la montagne, alors qu’il s’agit de l’inverse

6 Ces bateaux moulins sont bien visibles sur une illustration de l’ouvrage récemment publié de Annick Born et Maximiliaan P.J. Martens : « Van Eyck par le détail », ed. Hazan, 2013

7 Le château construit sur une île en amont du pont est une forme qu’on peut rencontrer sur les grandes rivières de la façade océanique de l’Europe : un bel exemple est fourni par le château douanier du « Pfalz » (Pfalzgrafenstein) sur une île du Rhin, dans sa traversée en gorge du massif Schisteux Rhénan, à hauteur du village de Kaub.

8 Les villes de l’Europe septentrionale avaient, lorsque les conditions physiques le permettaient, des « ceintures viticoles », comme elles avaient des « ceintures maraîchères », dans le cadre d’une économie longtemps en grande partie locale et régionale