Pierre Raffard au Café de la Mairie (Paris 3ème)

Ce mardi 10 janvier, Pierre Raffard est l’unique intervenant d’un café géopolitique se tenant dans la salle, bien remplie, du premier étage du Café de la Mairie (Paris 3ème). Pierre Raffard a soutenu sa thèse de géographie en 2014. Cette thèse porte sur la géographie de l’alimentation ou plus exactement sur une approche culturelle de la  cuisine turque en liaison avec l’agriculture du pays.

Pierre Raffard a résidé plusieurs années d’une part à Izmir et d’autre part dans l’est de la Turquie à Gaziantep. Il est actuellement rattaché comme enseignant et chercheur à l’ILERI fondé par René Cassin en 1952. Sa connaissance de la Turquie est fondée sur une pratique attentive du terrain avec une attention particulière aux zones rurales.

En introduction Pierre Raffard pose les caractéristiques de la politique extérieure de la Turquie : une stratégie d’équilibriste entre politique intérieure et politique extérieure.

Le politique intérieure de la Turquie d’aujourd’hui cultive un nationalisme qui permet de séduire la société et de gagner les élections. L’exaltation du nationalisme turc est de surcroît fondée sur la remise en cause de l’héritage de Mustapha Kemal. En ce sens, l’arrivée au pouvoir d’Erdogan constitue un tournant décisif. Erdogan né en 1954, est premier ministre depuis 2003. En 2014 il est élu président de la République. Les nouvelles élections présidentielles sont prévues pour 2023. Compte tenu de divers facteurs dont la dépression économique, tous les sondages désignent au premier rang des candidats le principal adversaire d’Erdogan, Eklem Imanoglou, maire d’Istanbul. Il lui faut donc réagir et si possible l’empêcher de se présenter.

Erdogan est porteur d’une idéologie anti-kémaliste. Il veut en finir avec cette république laïque et revenir aux aspects principaux de l’empire ottoman, éliminé en 1923. Il souhaite donner la première place à la famille et à la religion : création d’un ministère de la religion. Les imams sont devenus fonctionnaires d’Etat. Dans les lycées les cours de religion sont passés d’une heure à sept heures par semaine. Il agit par conviction religieuse personnelle, mais aussi par calcul politique : plutôt que de s’appuyer sur les grandes villes (Istanbul, Izmir) acquises à l’idéologie de Mustapha Kemal, il recherche l’agrément des zones rurales particulièrement à l’est du pays, zones qui ont toujours été réticentes à l’égard de la politique de Kemal. Durant des décennies la société rurale a été sous le tapis, le retour du religieux lui convient.

En outre Erdogan réforme la langue, le code civil, les questions agraires.

Cette politique s’inscrit dans une situation économique marquée par deux phases très différentes. Au-début de l’ère Erdogan tout va bien : prospérité qui profite au premier ministre puis au président de la République. Puis vient l’essoufflement et une crise profonde de l’économie. Le secteur du bâtiment est durement touché. Effondrement du cours de la monnaie, le litre de lait est passé de 3,5 à 35 livres turques. D’où une grande inquiétude pour les futures élections présidentielles. Erdogan a éliminé ses rivaux. Fethullah Gülen, prédicateur tout d’abord très proche de lui, a été accusé de coup d’état en 2016. Les universités qui s’inspiraient de ses vues ont été fermées, appel à la dénonciation.

En politique étrangère Erdogan a été sur tous les fronts, Pierre Raffard parle d’une stratégie d’équilibriste. En effet, les orientations de la politique extérieure correspondent souvent à une stratégie électorale.

La Turquie est intégrée dans l’OTAN depuis 1952 et bénéficie depuis 1964 d’un accord d’association à la CEE. Toutefois l’intégration dans la CEE devenue UE apparait compromise. Cette supposée intégration en ferait le membre le plus peuplé de l’UE, plus de 84 millions d’habitants.

En matière de politique étrangère on peut distinguer le proche du lointain. Dans l’étranger proche figurent : le Russie, l’Arménie, l’Azerbaïdjan dont la langue est très proche du turc, mais aussi l’Iran, la Syrie, l’Irak.  La Turquie est une plateforme de transit vers l’Iran qui joue un rôle dans le trafic de drogue. Le PKK (Parti des travailleurs du Kurdistan) est un organisateur de la contrebande entre Irak et Turquie.

Si l’on sort de l’étranger proche on a le Turkménistan, le Kazakhstan, l’Ouzbékistan, le Sinkiang chinois : ce sont des pays de langue « turcique » qui rappellent l’origine des Turcs arrivés dans la Turquie actuelle en provenance de l’Asie centrale.

Pierre Raffard explique aussi l’influence des séries turques dans ces pays et au Moyen-Orient dans le domaine du soft-power : les séries turques tiennent une grande place, elles ont beaucoup de succès, les jeunes ont les yeux rivés dessus.

De proche en proche la Turquie a élargi son aire d’intervention y compris militaire : dans la Syrie voisine Erdogan a soutenu Bachar El-Assad par crainte de collusion entre les Kurdes irakiens et les Kurdes de Turquie. Ces derniers seraient 12 millions, groupés dans l’est du pays et constituent pour la république turque une menace de premier ordre compte tenu de la continuité entre population kurde de Turquie et populations kurdes de l’Iran, de l’Irak, de la Syrie.

Dans le bassin méditerranéen la Turquie se pose en héritière de l’empire ottoman en particulier en Libye où elle soutient les autorités de Tripoli face aux prétentions du maréchal Haftar en Libye orientale. Ce soutien procède de l’idée d’effacer les traces du conflit italo-ottoman de 1911 et en particulier de partager avec la Libye une Zone Economique Exclusive.

Cette ZEE maritime lui permet d’envisager des sondages en eau profonde à la recherche d’hydrocarbures. Ce qui introduit un conflit avec l’Egypte, Chypre et la Grèce, dont il ne sera pas question ici car il mériterait d’amples développements. Figure aussi la question des migrants à destination de l’Europe. La Turquie prétend utiliser cette ZEE, voisine de Tripoli, pour interdire les migrations illicites. Dans cette optique, elle sollicite l’aide financière européenne. Avec la Grèce les migrants servent aussi d’instruments pour faire pression : on les retient et en même temps on les encourage à quitter la Turquie soit en direction des îles grecques voisines soit en franchissant la rivière Evros en Thrace, à la frontière Grèce-Turquie.

En Afrique, la Turquie a encore élargi son aire d’intervention non seulement sur la côte de l’océan indien mais jusqu’en Afrique occidentale. L’extension du développement des vols des Turkish Airlines à destination des grandes villes africaines va dans ce sens.

C’est cette accumulation de cas qui justifie selon Pierre Raffard le terme du passage d’une stratégie d’intermédiaire à une stratégie d’équilibriste.

 

Michel Sivignon, le 12/02/2023