« Géopolitique de l‘ours polaire » : le rapprochement des termes peut faire sourire ou intriguer. Il est pourtant parfaitement justifié. Le grand plantigrade est à la fois le symbole et l’habitant du monde arctique, territoire que se disputent de façon plus ou moins feutrée plusieurs Etats avides de ressources minières et territoire que le réchauffement climatique modifie rapidement, sujet d’inquiétude pour tous les terriens.
L’ouvrage se compose de huit chapitres de taille inégale, eux-mêmes divisés en courtes sous-parties (de type fiches), ce qui facilite la consultation si l’on cherche une information précise mais rend moins agréable la lecture suivie et n’évite pas les redites. Il comprend aussi un encart de 16 pages en couleur montrant cartes et photos et de trois annexes citant des accords internationaux sur la protection de l’ours polaire. La bibliographie est riche. Un petit glossaire n’aurait peut-être pas été inutile au lecteur peu familier de l’univers arctique.
L’objectif des auteurs est de montrer que l’ours est présent là où des conflits de frontières opposent des Etats souverains, là où populations autochtones et non autochtones sont en désaccord sur leurs intérêts respectifs, là où les compagnies d’hydrocarbures doivent ménager et leurs profits et leur réputation internationale, là où des multinationales, des associations, des personnalités politiques et des stars médiatiques l’utilisent pour se construire une image positive.
A la différence, en effet, d’autres prédateurs, l’ours ne suscite aucun mouvement hostile, malgré sa dangerosité potentielle. Pour une large part de l’opinion publique, l’image tendre du nounours de l’enfance occulte la réalité d’un carnivore « qui peut même représenter un danger mortel » pour sa descendance.
Avant d’aborder vraiment la question géopolitique, les premiers chapitres rappellent le milieu de vie de l’ours, sa dépendance à l’égard de la banquise, le rythme des naissances et font un point historique sur le peuplement de l’Arctique. Si rien n’est dit sur les controverses scientifiques concernant les paléo-esquimaux, les auteurs s’interrogent sur les débuts de la connaissance du milieu polaire par les Occidentaux. A ce sujet, une affirmation intrigue : la participation de l’ours polaire dans les jeux du cirque de la Rome du Ier siècle. Même dans un ouvrage de vulgarisation, la source aurait dû ici être citée.
Des Vikings vers l’an 1000 au XIXème siècle, les motivations des expéditions occidentales sont celles de nos contemporains : économiques, stratégiques (recherches d’un passage du Nord-Ouest et d’un passage du Nord-Est), scientifiques (cartographie…). Mais ce n’est que depuis une période relativement récente que cinq Etats se sont appropriés officiellement les territoires de l’Arctique (de 1867 quand les Etats-Unis achètent l’Alaska à 1921 quand la souveraineté norvégienne s’impose sur le Svalbard), dans une partie du monde où les frontières, difficiles à tracer, sont encore contestées. Le partage entre les souverainetés est donc difficile à établir. Compte-tenu des ZEE (Zones Economiques Exclusives), le centre de l’océan Arctique n’appartient à personne et depuis 1996 se réunit un Conseil de l’Arctique comprenant des membres permanents, des représentants des communautés autochtones, des observateurs européens et asiatiques dont le choix n’est pas expliqué (pourquoi l’Espagne et pas l’Italie ? pourquoi Singapour ?), quelques associations. La mission du Conseil est d’assurer une bonne coopération en matière de développement durable et de protection des populations autochtones…mission délicate car les partenaires ont des conceptions divergentes sur le statut des détroits mais aussi sur celui des ours ! L’ours est un animal sans frontières, mais quand il en traverse une, son statut change. Faut-il protéger avant tout l’ours ou le mode de vie traditionnel des peuples de l’Arctique ? L’ours, répondent le gouvernement fédéral américain qui l’a déclaré « espèce vulnérable » et les Russes qui ont interdit sa chasse depuis 1956 mais n’évitent pas les nombreux braconnages. La chasse traditionnelle, répondent les Canadiens qui soutiennent les Inuits et les Danois, partisans de quotas fixés par chasseurs et biologistes.
Les prises de position vertueuses des uns et des autres recouvrent des intérêts divergents. Le gouvernement des Etats-Unis est très soucieux du soutien des écologistes et d’une opinion publique qui crie à l’extinction de l’ours dans le sillage de vedettes du cinéma et de la politique (à cet égard une grosse confusion est à rectifier : James Cameron, réalisateur de Titanic et d’Avatar n’a jamais été Premier Ministre britannique). Les Russes cherchent à affaiblir les Canadiens, leurs concurrents en matière de transit maritime dans les eaux polaires (passage du Nord-Ouest ou passage du Nord-Est). Au Canada, la presse, dans sa très large majorité, soutient les Inuits, chasseurs d’ours, qui, depuis 1999, gouvernent un Etat autonome du pays, le Nunavut.
Dans ces conditions, les accords internationaux ont quelque peine à faire l’unanimité et à être respectés. Les affrontements sont vifs au sein de la CITES (Convention sur le commerce international des espèces de faune et de flore sauvages menacées d’extinction). Le traité de 1973 a classé l’ours polaire en Annexe II (encadrant mais n’interdisant pas son commerce) au grand dam des opposants qui continuent de lutter pour son passage en Annexe I (commerce exceptionnel). La prochaine réunion de l’UICM (Union internationale pour la conservation de la Nature) à la fin de cette année 2015 va-t-elle changer le statut de l’ours dans un nouveau contexte politique (changement de gouvernement au Canada et COP21) ?
Mais l’ours polaire est-il vraiment menacé ?
Il n’y a pas d’accord scientifique jusqu’à maintenant sur le nombre d’ours polaires (20 000 ? 25 000 ?) et sur l’évolution de cet effectif. Il semble que leur population baisserait dans certaines régions (Mer de Beaufort, Svalbard), mais augmenterait ailleurs (Mer de Kara, Nouvelle-Zemble). Les ours migrent, pour des raisons parfois obscures, ce qui rend difficile leur comptage. Le message catastrophiste de certaines associations écologistes annonçant la disparition programmée de l’ours polaire, ne semble pas solidement argumenté.
L’interdiction de la chasse est-elle la meilleure protection ?
Pour les partisans de la chasse, la réglementation assure une meilleure protection que l‘interdiction totale qui, en faisant grimper le prix des peaux, est une incitation au braconnage. Un ralentissement du réchauffement climatique qui fait fondre la banquise, serait sans doute profitable aux ours dont c’est le terrain de chasse. Mais les auteurs émettent aussi une hypothèse crédible : la survie de l’ours polaire à la disparition de la banquise.
Des scientifiques proposent de préserver l’espèce en maintenant en captivité un certain nombre d’individus, ce qui provoque les critiques virulentes des auteurs. Les ours polaires élevés dans des zoos – il y en a 330 aujourd’hui dans le monde-, loin de leur milieu naturel, font preuve d’un comportement anormal. Ce n’est donc pas une solution pour conserver l’espèce.
Si l’ours polaire n’est pas menacé de disparition à court terme et s’il semble faire preuve de capacités d’adaptation, pourquoi suscite-t-il tant d’émotion chez nos contemporains ?
Logo choisi par plusieurs entreprises commerciales dont la plus ancienne et la plus célèbre est Coca-Cola, mascotte de personnalités de tout type, vedette anthropomorphisée comme l’ourson Knut du zoo de Berlin auquel on a construit un mausolée, l’ours est un bon produit « marketing », surtout lorsque les médias le montrent malade, affamé, dérivant sur un glaçon fondant à vue d’œil. L’ouvrage insiste sur le niveau élevé de désinformation dont font preuve les journalistes de presse écrite et audiovisuelle ; il est aussi sévère à l’égard de certaines associations, comme Polar Bear International qui, en jouant sur la sensibilité des donateurs, recrutent beaucoup de fonds…plus ou moins destinés aux ours. L’ours ne rapporte pas uniquement de l’argent mais aussi de la sympathie, ce qu’a su utiliser Vladimir Poutine en visite en Terre François-Joseph « serrant la patte » d’une grande ourse devant les caméras, dans le style « la rencontre des géants ».
Au cours des derniers siècles, l’ours polaire a pu être menacé par des chasses excessives, puis, dans les dernières décennies, par les forages des compagnies pétrolières. Aujourd’hui, les traités internationaux et le souci de leur image des exploitants semblent protéger l’ours efficacement, du moins à court terme. Mais l’ours qui doit faire face à la diminution progressive de la banquise, sert à nous alerter sur les menaces du réchauffement climatique auquel contribuent largement les Etats-Unis qui se veulent son premier protecteur.
Michèle Vignaux, novembre 2015