François Héran entouré de Gilles Fumey, Michel Sivignon, Henry Jacolin © B. Verfaillie

Lundi 5 décembre 2022, les Cafés géographiques ont eu le privilège d’accueillir François Héran, sociologue et démographe, professeur au Collège de France titulaire de la chaire « Migrations et sociétés ». La salle du premier étage du Café de la Mairie (Paris 3e) est entièrement remplie pour assister à ce café géo consacré à la géopolitique des migrations internationales. Un dossier de 9 tableaux a été distribué aux participants afin d’étayer le propos de l’intervenant déclarant d’entrée que le débat public en France sur l’immigration est sans rapport avec la réalité. François Héran entend le démontrer en se référant aux seules statistiques.


Quelques définitions préalables permettent de cerner le sujet. Qu’appelle-t-on « immigrés » en France ? Ce sont les étrangers ainsi que les étrangers naturalisés.

Le premier tableau indique le nombre et la proportion d’immigrés depuis 1850 jusqu’à aujourd’hui. On passe de 0,3 à 7 millions de personnes, soit en proportion de 1 à 10 %. Mais les deux courbes du tableau ne sont pas linéaires. On observe notamment que le mouvement migratoire stagne en période de récession économique et qu’il repart à la hausse après la Première Guerre mondiale qui provoque 1,5 million de morts en France et induit un déficit de naissances de 1,5 million d’enfants.
F. Héran donne alors un exemple concret, celui de Missions françaises qui vont aller recruter des Polonais pour faire tourner les usines textiles du Nord ainsi que les mines de charbon. Lorsque la France n’a plus besoin d’eux, elle n’hésite pas à les renvoyer et Saint-Exupéry fut alors un des rares à s’en émouvoir lorsque, dans un train de 3ème classe, il s’exclame devant un enfant de réfugiés polonais misérables : « C’est Mozart qu’on assassine ».
Après la Seconde Guerre mondiale, le recours à la main-d’œuvre étrangère se reproduit, les mêmes causes provoquant les mêmes effets, mais à présent on appelle des Espagnols, des Italiens, des Portugais, etc.
La décélération des courbes se manifeste avec une nouvelle crise économique enclenchée par les crises pétrolières avec le quadruplement des prix du pétrole et la guerre du Kippour en 1973.
Après l’an 2000, l’immigration repart nettement à la hausse, quel que soit le président au pouvoir (Chirac, Sarkozy, Hollande, Macron). Aucun gouvernement ne parvient à juguler le flux : ne le peuvent-ils pas ou ne le souhaitent-ils pas ?

Ce tableau présente cette fois, non plus les flux, mais les stocks d’immigrés dans les pays d’Europe. Le mot « stock », souligne F. Héran, est sans doute mal choisi mais c’est celui utilisé par l’ONU. Il inclut les nationaux nés à l’étranger. Le tableau suivant détaille le nom des pays concernés dans le tableau précédent et en tire la leçon.

La progression du flux migratoire à l’échelle mondiale, entre 2000 et 2020 est très importante en % (+ 62 %), on passe alors de 173 à 281 millions de personnes nommées « immigrées ». La surprise vient de la place de la France dans ce tableau : elle est le dernier pays d’Europe occidentale avec seulement 36 % de hausse ! Seuls les pays de l’ancien bloc de l’Est communiste sont moins attractifs.
A l’inverse, les pays de l’Europe du Sud, traditionnellement exportateurs de main-d’œuvre, sont devenus importateurs et battent tous les records avec une hausse de 180 %. La hausse est importante aussi dans les Pays nordiques. La Suède, ajoute F. Héran, a accueilli un nombre important d’Afghans et d’Erythréens. Expliquer les mouvements migratoires par des taux de fécondité élevés ou faibles n’est pas toujours validé : ainsi les Balkans ne gardent pas leur population malgré une faible fécondité.

Le tableau ci-dessus analyse les titres de séjour délivrés en France depuis 2005. Les chiffres sont ceux fournis par la DGEF (Direction générale des Etrangers en France). Ils ne comptabilisent que les adultes non européens. Durant les quinze dernières années, la France a distribué 265 000 titres de séjours.
– Le premier tiers est composé d’étudiants, ce dont on peut se réjouir, mais lorsque F. Héran ajoute que les Chinois en attirent trois fois plus et que nos voisins proches, Allemands ou Britanniques sont aussi plus attractifs, il y a matière à s’interroger. L’explication principale réside dans le fait que chez nos voisins, les étudiants sont reçus, presque sans bourse délier.
– Les migrations de travail concernent un autre tiers des titres de séjours octroyés à des étrangers. Depuis la présidence de Nicolas Sarkozy on oppose migration choisie et migration subie. En vertu du passeport « Talent », c’est désormais l’employeur qui doit faire une demande de main d’œuvre aux autorités françaises.
– Le chiffre des réfugiés est plus aléatoire. Si les illégaux sont nombreux, ils peuvent passer à la légalité par un mariage blanc. À présent, on demande aux préfets et aux maires de contrôler ces flux sans s’attendre à des résultats probants…
L’actualité accroît le caractère aléatoire des chiffres fournis en ce qui concerne les migrants et leur sort. Les belles déclarations des dirigeants français sont parfois à prendre avec recul et circonspection. Quelle attitude prendre à la suite de cette déclaration du président Macron ?

« Prendre sa part dans la misère du monde, mais pas toute la misère » déclarait Michel Rocard en 1989. Son propos surprit et parfois choqua les Français. A chaque épisode tragique de ces dernières décennies, la France n’a pas pris sa part, que ce soit lors de la retirada espagnole, lors de la crise des boat people, lors des conflits en Syrie, en Irak et en Afghanistan. Même aujourd’hui, la France n’a reçu que 100 000 Ukrainiens tandis que l’Allemagne en a accueilli 700 000.

Ces données gagneraient à être connues de nos concitoyens et peut-être même aussi de certains de nos dirigeants politiques…

Les deux documents ci-dessus se complètent. Non sans humour, F. Héran déclare que lui, le démographe, le statisticien de l’INSEE, admet qu’une carte peut éclairer l’opinion publique autant qu’un tableau.
Ainsi, il est logique que les pays limitrophes de l’Ukraine aient accueilli les Ukrainiens massivement, comme lieux de premier accueil. Logique aussi d’observer que ce sont les pays qui ont la plus grande diaspora qui ont accueilli des frères, des familles et des amis.
En Allemagne, Angela Merkel a obtenu que chaque Land « prenne sa part », c’est-à-dire à proportion de sa richesse. En France rien de tel ne s’est produit. C’est en Ile-de-France que 40 % des Ukrainiens se sont installés.
Admettons toutefois que ces chiffres n’ont qu’une validité limitée dans le temps puisque dès qu’ils le peuvent, malgré le froid, les privations et les bombes russes, les réfugiés ukrainiens retournent chez eux.
Le dernier tableau proposé par F. Héran apporte cependant un bémol à « cette France qui ne prend pas sa part ».

Pour être demandeur d’asile, il faut faire un récit de persécution et une demande personnalisée. La France déboute tout de même 60 % des demandes. Il faut tenir compte des facteurs structurels, politiques, économiques. Quelles structures d’accueil, quel travail à proposer, dans quelle région voudra-t-on les accepter ?
Les migrants ne sont pas les personnes les plus pauvres de leur pays, car émigrer coûte cher : il faut payer un passeur, avoir un ou des relais dans le pays d’accueil convoité, accepter de perdre tout de sa vie d’avant. Une étude de World Gallup Service sur le « désir d’émigrer si opportunité » est de 33 % pour les Africains mais aussi de 13 % pour les Français…À méditer !

En conclusion, retenons que le débat public en France, sur l’immigration est sans rapport avec la réalité. Nous ne sommes qu’au 25e rang des pays européens pour la proportion d’immigrés nés dans l’Union européenne.

De très nombreuses questions ont été posées par le public et les échanges ont été fructueux, notamment sur les notions de ressenti ou d’acceptabilité de la migration. Ces échanges ont été à la hauteur de la dignité de notre intervenant. Ce fut donc une soirée exceptionnelle qui a enrichi notre savoir et questionné notre esprit.

Maryse Verfaillie, décembre 2022