« Gilets jaunes », acte IV, 8 décembre 2018. Le mouvement dure déjà depuis plusieurs semaines et personne n’est aujourd’hui en mesure de prédire sa fin précise. Une nette majorité de Français estiment « comprendre » ce mouvement hors norme mais cherchent-ils pour autant à réfléchir aux diverses composantes qui s’agrègent pour constituer un phénomène complexe dont la prise en compte est loin d’être aussi évidente que beaucoup le proclament ?
Fracture territoriale, fracture numérique, mondialisation néolibérale et recomposition économique, creusement des inégalités sociales, essor de la précarité et craintes d’un déclassement, transition énergétique et fiscalité écologique, usure du « système » démocratique traditionnel, pouvoirs respectifs des Etats et des multinationales, boucs émissaires (Europe et migrants entre autres) désignés par la vague populiste… La liste des facettes du mouvement des « gilets jaunes » est en réalité celle des ingrédients de notre modernité qui attisent notre inquiétude et parfois notre désarroi. Si nous voulons rester des citoyens lucides et respectueux de nos semblables, il nous faut réellement « comprendre », du moins tenter de le faire, pour aider notre démocratie et notre société à faire les bons choix en toute connaissance de cause. Les sciences sociales (sociologie, géographie, histoire, sciences politiques, sciences économiques et même psychologie) sont là pour guider notre réflexion et nos comportements.
L’apport de la géographie
Peut-être faut-il commencer par évoquer de nouveau les travaux de géographie sociale de Christophe Guilluy rappelant de livre en livre que 60% des Français vivent désormais hors des grandes agglomérations et que les classes populaires se concentrent dorénavant dans cette « France périphérique » des villes petites et moyennes, de certains territoires périurbains et des territoires ruraux ? Les titres de ses livres reprennent les conclusions de l’auteur : « Fractures françaises » (2010), « Le crépuscule de la France d’en haut » (2014), « La France périphérique. Comment on a sacrifié les classes populaires » (2016), « No Society. La fin de la classe moyenne occidentale » (2018).
Sans aucune attache universitaire, C. Guilluy aborde à sa manière nombre de sujets qui fâchent (comme l’immigration ou la société multiculturelle) et suscite la polémique à chaque nouvel essai. Retenons à titre d’exemple la tribune[i] publiée dans le quotidien Libération (29 septembre 2016) dans laquelle Antoine Grandclément, géographe de l’Université de La Rochelle, juge que l’auteur du « Crépuscule de la France d’en haut » soulève avec justesse le problème de définition des classes moyennes mais que sa géographie sociale repose sur des fondements empiriques plus que fragiles. Nous renvoyons à la lecture de cette tribune pour mieux comprendre l’intérêt et les limites de la réflexion de C. Guilluy[ii] qui mérite pour le moins qu’on la lise et la médite pour appréhender les enjeux de la crise actuelle de la société française.
Nous avons éprouvé le besoin de revenir aux travaux de C. Guilluy pour tenter de saisir le sens du mouvement des « gilets jaunes », bien plus complexe que la présentation, qui en est faite le plus souvent dans la sphère médiatique et politique, d’une « France périphérique » qui souffre à l’opposé des métropoles mondialisées. D’ailleurs, la quasi-totalité de la communauté scientifique (géographes, sociologues, économistes…) conteste la pertinence de cette interprétation binaire de la France contemporaine. Les logiques des inégalités « sont de plus en plus complexes et leurs échelles sont de plus en plus fines »[iii]. Les « gilets jaunes » ont des profils socio-professionnels très divers tandis que leurs espaces de vie sont multiples (résidence, études, travail, loisirs) grâce à l’automobile, seule bien souvent à permettre l’interconnexion de ceux-ci.
« Dans la société mobile, tous les groupes sociaux, riches comme pauvres, pratiquent la multi appartenance territoriale, au quotidien et au long de leurs cycles de vie. Ce faisant, ils réagencent les territoires et les combinent au travers d’un « zapping » généralisé. Ainsi en Seine St Denis, cohabitent dans les quartiers dits « sensibles », populations mobiles pour qui le quartier est un sas et populations assignées à résidence pour qui il constitue une nasse. Et dans bon nombre de communes du même département voisinent quartiers « gentrifiés » et quartiers « ghettos ». (…) Dès lors, les inégalités sont partout. Les modes de vie brouillent les cartes, recomposent les catégories territoriales. Les gilets jaunes ne sont pas des ruraux ou des périurbains, ils sont à la fois des résidents périurbains, des usagers ou salariés des services de la ville moyenne et d’anciens habitants ou d’actuels consommateurs des métropoles. Parce qu’ils sont ainsi eux-mêmes les acteurs de ce brouillage des cartes et des catégories, ils vont s’emparer de cette représentation simple qu’on leur propose : « la France périphérique », expression popularisée par l’essayiste et géographe Christophe Guilly dans son ouvrage éponyme paru en 2014. »[iv] (Daniel Béhar, 3-12-2018)
Un élément très intéressant introduit par les géographes Daniel Béhar et Aurélien Delpirou souligne la nécessité pour les politiques publiques de prendre en compte « le déploiement de ces nouvelles interdépendances au sein de vastes bassins de vie où se juxtaposent villes, campagnes, lotissements, bourgs ruraux, zones d’activités, espaces naturels, centres commerciaux, pôles logistiques ». Or cette prédominance des « liens » sur les « lieux » entre « en contradiction frontale avec l’héritage du pays des préfectures et des villages ».[v]
« La rhétorique des deux France s’inscrit dans une histoire longue : l’est urbain et industrialisé contre l’ouest rural et paysan au XIXe siècle ; Paris et le « désert français » au lendemain de la Deuxième Guerre mondiale ; la « diagonale du vide » des années 1970 (très artificiellement réactivée par le démographe Hervé Le Bras à propos des gilets jaunes). Ces lignes de fractures se fondaient, au moins partiellement, sur des observations objectives. Et rendaient compte au moins autant des oppositions que des complémentarités entre les territoires. Fruit d’une rhétorique post-marxiste simpliste, la France périphérique se borne, elle, à théoriser un clivage entre un peuple « dominé » et des élites « dominantes ». Las, le succès du concept est inversement proportionnel à sa capacité à forger des réponses concrètes aux problèmes des Français. Aucun gouvernement ne pourra construire des politiques de solidarité, et encore moins concilier innovation, transition écologique et respect des idéaux de justice sociale et spatiale, sur la base d’une représentation aussi infondée et réactionnaire. » (Daniel Béhar, Hélène Dang-Vu et Aurélien Delpirou, 29/11/2018)[vi]
Au passage, disons quelques mots sur l’allusion faite dans le texte précédent, relative à la « diagonale du vide » réactivée par le démographe Hervé Le Bras. Celui-ci est intervenu dans plusieurs médias (presse écrite, émissions télévisées) pour donner son interprétation du mouvement des « gilets jaunes ». Lui aussi rejette la vision simpliste « métropole et anti-métropole ». Pour analyser le conflit il a préféré utiliser le pourcentage des « gilets jaunes » par rapport à la population plutôt que leur nombre par département pour avoir un meilleur aperçu de l’intensité du phénomène.
« La carte qui s’est dessinée correspond aux zones de France les moins peuplées, et dans lesquelles la population a tendance à diminuer. À peu de choses près, cela correspond à ce que le géographe Roger Brunet appelait « la diagonale du vide », s’étendant des Ardennes aux Hautes-Pyrénées. En creux, cela montre aussi qu’une partie de la ruralité se porte bien, à l’image de la Vendée. L’action des gilets jaunes est intense dans les territoires ruraux délaissés, mais aussi dans le péri-urbain, qui correspond aux anciens départements ruraux à une cinquantaine de kilomètres de Paris. Les personnes qui y vivent ont un problème quotidien, celui de la navette domicile-travail entre leur habitation et la capitale ou sa proche banlieue. » (Hervé Le Bras, Sud-Ouest, 29-11-2018)[vii]
Pour H. Le Bras il y a à la fois une contradiction et un paradoxe. Les habitants des territoires ruraux délaissés demandent plus de présence de l’État et le retour des services publics, ce qui engendre des coûts. De leur côté, les habitants des territoires périurbains demandent à l’État de baisser les taxes, notamment sur le carburant. Pour lui, le mouvement des « gilets jaunes » repose sur deux clientèles différentes, ce qui expliquer sa difficulté à se mettre d’accord sur un programme ou une demande particulière aux autorités.
Interrogé par un quotidien régional (Le Télégramme, 28-11-2018), H. Le Bras constate un noyau dur plus fort en Bretagne[viii] avec des inégalités régionales très fortes entre les départements (mobilisation nettement plus élevée dans le Morbihan et les Côtes-d’Armor). En plus du rural « profond » et du périurbain, il évoque la situation dans les villes de 10 000 à 20 000 habitants en remarquant que c’est peut-être moins net en Bretagne, mais très clair dans le sud de la France. Dans ces villes la population a quitté le centre pour la périphérie, les commerces aussi, des centres commerciaux s’installent en dehors. « Ce sont les plus pauvres qui viennent dans le centre et le climat se dégrade. C’est le cas par exemple à Castelnaudary, Villeneuve-sur-Lot. » Il n’y a donc pas de surprise à ce que les slogans soient différents chez les « gilets jaunes ».
L’apport de la sociologie
Pour donner un exemple de l’intérêt de la démarche sociologique nous avons choisi l’analyse du sociologue Alain Touraine qui voit dans le mouvement des « gilets jaunes » une crise de notre modernité[ix]. Pour lui l’économie mondiale a changé avec l’essor des « villes mondiales », selon l’expression de la sociologue Saskia Sassen. Ces « villes mondiales » représentent les centres urbains intégrés à la mondialisation (sièges sociaux des grandes entreprises, services juridiques « supérieurs », centres de recherche…). « La bonne santé d’un pays dépend désormais de la proportion de son territoire qui est reliée au monde, par le biais des grandes métropoles. » En France, Paris et Lyon sont les seules agglomérations pouvant être qualifiées de « villes mondiales ». Ce mouvement de métropolisation a entraîné une gigantesque hausse des loyers dans les grandes villes, provoquant ainsi le départ des classes populaires et des petites classes moyennes vers le périurbain et certaines régions françaises, comme le Grand Ouest. « Les plus pauvres, souvent jeunes et issus des minorités ethniques, sont rejetés par le marché du travail et basculent parfois dans l’exclusion la plus totale (la violence, la drogue). » Quant aux classes moyennes, elles se sentent de plus en plus fragiles, pénalisées par la hausse du prix des carburants et par la « fabrication » continue de nouveaux impôts à leurs dépens.
Selon A. Touraine, la France semble incapable de développer un système universitaire efficace et capable de créer « l’innovation technique, nécessaire à l’entrée dans la société nouvelle ». Emmanuel Macron avait promis de libérer les forces vives du pays tout en protégeant les populations les plus vulnérables. Le constat actuel est amer pour beaucoup qui ne voient pas leur situation s’améliorer, bien au contraire. Le défi reste le même : c’est l’élévation du niveau général des qualifications pour faire face à ce que le sociologue appelle l’hypermodernité, aux enjeux économiques nouveaux.
« Nous vivons les contradictions de la fin de la société industrielle. Je définis la modernité comme la volonté et la capacité de certaines sociétés de se créer, de se transformer, mais aussi de se détruire. N’étant plus guidés par l’image du progrès triomphant, nous ne dépendons plus que de de nous-mêmes, nous sommes placés devant nos responsabilités. La modernité, parce qu’elle est le contraire de la répétition, de l’ordre, inquiète en même temps qu’elle stimule. (…) Nos sociétés toujours plus sophistiquées sont ainsi de plus en plus fragiles. »[x]
L’apport de l’histoire
Les médias, les « experts », les simples citoyens, n’hésitent pas à utiliser de nombreuses références historiques, soit pour montrer les similitudes entre le mouvement des « gilets jaunes » et d’autres situations passées, soit au contraire pour mieux saisir l’originalité du moment présent. 1789, 1934, 1968, 1995, l’histoire française n’est pas avare de ces crises qui parfois se transforment en véritables révolutions ou qui, le plus souvent, ne réussissent pas à bouleverser les structures politiques et sociales. Même si le mouvement des « gilets jaunes » dépasse très vite sa nature de révolte antifiscale, l’hebdomadaire Le un propose dans son numéro titré La France qui gronde[xi] une intéressante chronologie des révoltes et mouvements antifiscaux qui commence par les jacqueries antifiscales de l’Ancien Régime pour se terminer par le mouvement des « gilets jaunes », parti des réseaux sociaux en contestant la hausse des taxes sur le carburant. Dans cette chronologie sont cités, par exemple, le poujadisme des années 1950 dénonçant une « gestapo fiscale », la mobilisation en ligne des « pigeons » hostiles à un projet de taxe sur les cessions d’entreprises, le mouvement breton des « bonnets rouges » qui obtient la suspension de l’écotaxe.
Interrogé par le journal Libération[xii], l’historien Gérard Noiriel qui vient de publier une passionnante Histoire populaire de la France (éditions Agone, 2018) insère le conflit actuel dans l’histoire des mouvements populaires. Comme certaines grandes luttes populaires depuis le Moyen Age, le mouvement des « gilets jaunes » est un mouvement qui a commencé relativement spontanément, ni encadré, ni structuré, ce qui explique ses discours contradictoires. Les images diffusées en boucle depuis samedi 1er décembre donnent le sentiment d’un spectacle très violent mais c’est oublier le nombre parfois élevé de victimes dans certains mouvements sociaux du passé (manifestation ouvrière de Fourmies en 1891, grandes grèves de 1947-1948…). En fait, notre « seuil de tolérance » à l’égard de la violence a beaucoup reculé et Internet, non seulement permet de coordonner le mouvement, mais ilengendre une démocratisation de l’image qui participe à la violence.
« On est passé, brusquement, d’une démocratie de parti – depuis la fin du XIXe siècle, la démocratie parlementaire reposait sur des partis qui avaient une vraie autonomie – à une démocratie du public – les politiques dépendent de plus en plus de l’actualité et des sondages. C’est le point commun entre l’élection d’Emmanuel Macron et le mouvement des « gilets jaunes ». Il était un outsider, extérieur aux partis politiques, il a gagné les élections en utilisant lui-même les réseaux sociaux. Ceux-ci, et les médias qui relaient l’actualité en continu, donnent de nouveaux moyens pour réactiver la démocratie directe, ce qui nous ramène à une époque antérieure au mouvement ouvrier structuré. Les « gilets jaunes » sont numériquement assez faibles mais d’emblée présents au niveau national. Le plus surprenant pour moi a été de voir l’éclosion brutale d’une multitude de petits groupes hétéroclites dispersés dans des milliers d’endroits différents. Ce qui me frappe dans le retour de cette démocratie directe, c’est la diversité des profils, des genres, des origines et des revendications. C’est une leçon adressée aux syndicats, qui n’ont pas réussi à mettre en œuvre cette diversité. » (Gérard Noiriel, 2 décembre 2018)
L’apport des sciences économiques
Certains économistes dénoncent la responsabilité d’une politique de classe conduite par Emmanuel Macron comme Julia Cagé qui voit dans la contestation actuelle l’expression d’une crise du pouvoir d’achat. Un pouvoir d’achat qui a diminué pour les Français les plus modestes alors que dans le même temps celui des plus riches a augmenté du fait de la suppression de l’ISF (Impôt de solidarité sur la fortune) et de l’introduction d’un prélèvement forfaitaire unique sur le capital.
D’autres économistes, partisans de maintenir le cap des grandes réformes structurelles, sont néanmoins conscients de la nécessité de répondre aux revendications des plus modestes comme Philippe Aghion favorable à la tenue d’un nouveau « Grenelle » portant sur les sujets de la fiscalité, du social et de la transition énergétique.
Remarquons au passage que la gravité de la crise écologique planétaire suscite à travers le monde, notamment en Europe, un grand nombre de mesures ou de propositions dont beaucoup visent à inciter les consommateurs à modifier leur conduite. Ce qui invite à deux types de réflexion. La transition énergétique ne doit pas être perçue comme punitive, voire antisociale ; au contraire, elle doit développer une écologie d’adhésion en promouvant des mesures telles qu’une réglementation applicable à l’automobile. N’oublions pas que depuis quatre décennies le lobby automobile impose le tout-diesel grâce à une fiscalité avantageuse. D’autre part, l’action s’exerçant à l’encontre des individus ne suffit pas quand on sait que quelques dizaines d’entreprises dans le monde sont responsables de l’essentiel des émissions de CO2. Il faut donc trouver des mesures contraignant ces entreprises multinationales à prendre en compte leurs responsabilités environnementales (par exemple concentrer la fiscalité carbone sur les entreprises les plus polluantes).
L’apport des sciences politiques
Le mouvement des « gilets jaunes » est aussi une crise de la représentation. Ceux qui se sont mobilisés estiment que le pouvoir politique en place ne prend pas en compte les intérêts des classes populaires. Pour cette raison ils sont nombreux parmi eux à réclamer diverses formes de démocratie participative ou directe, telles que des référendums « citoyens ». Le recours aux réseaux sociaux, outil de la mobilisation, court-circuite tous les intermédiaires partis politiques, syndicats, médias), censés aider à la formation de l’opinion. Si la dénonciation des élites n’est pas nouvelle, il n’est pas évident de penser à un éventuel virage populiste. D’ailleurs pour Hervé Le Bras les cartes des « gilets jaunes » et celles de l’électorat du Rassemblement national (ex-FN) ou de la France insoumise ne correspondent pas. La contestation actuelle va-t-elle être récupérée politiquement ou accoucher d’un nouveau mouvement politique comme en Espagne où les « Indignés » sont devenus « Podemos » ? Selon Jérôme Fourquet, directeur du département Opinion de l’IFOP, le mouvement des « gilets jaunes » est une auberge espagnole qui devrait nourrir les bataillons des armées populistes, celle de Marine Le Pen ayant semble-t-il de l’avance sur celle de Jean-Luc Mélenchon.
Si l’on réfléchit à l’échelle mondiale, rappelons que l’apparition de Tea Parties[xiii] en 2009 aux Etats-Unis est considérée aujourd’hui comme le début de la grande poussée populiste de la décennie actuelle. Ce n’est pas un hasard si celle-ci a émergé au lendemain de la crise financière de 2008. L’onde de choc de cette crise du capitalisme dans les démocraties occidentales a révélé au grand jour les failles de la mondialisation et a ébranlé les systèmes politiques avec des partis traditionnels incapables de se réinventer face aux bouleversements économiques et sociaux. Brexit, élection de Donald Trump, Orban en Hongrie, montée en puissance de l’extrême-droite en Italie et même en Allemagne, constituent autant d’étapes de cette poussée populiste. En France, pour l’instant, « la colère des « gilets jaunes » occupe momentanément le no man’s land de notre démocratie[xiv]. »
L’apport de la psychologie
Même la psychologie joue son rôle dans la compréhension du mouvement des « gilets jaunes », par exemple en réfléchissant au rôle des émotions dans les choix politiques des citoyens. Pour Pavlos Vasilopoulos, politologue dont les travaux portent principalement sur la psychologie politique, les électeurs très en colère ont plus tendance à se laisser influencer par les discours politiques agressifs et vindicatifs qui promettent de punir la cible de leur menace. P. Vasilopoulos affirme l’avoir démontré en montrant comment la colère de certains électeurs agit en faveur des partis radicaux et aux dépens des formations plus modérées (aux Etats-Unis en 2016, en France et en Allemagne en 2017). D’autre part, la colère « rend les individus moins ouverts à la persuasion et moins enclins à changer d’opinion sur un enjeu ou une personne », ce qui a pour conséquence la mobilisation soudaine de ces citoyens en colère ainsi qu’un changement d’avis sur le choix de leur candidat beaucoup plus difficile.
Un autre psychologue, Steven Pinker, qui a notamment publié Comprendre la nature humaine (Odile Jacob, 2005), ne nie pas l’importance des conditions économiques dans l’explication de la colère sociale mais se dit convaincu que les questions culturelles sont dominantes dans celle-ci. Il y a sans aucun doute matière à débattre dans cette affirmation[xv].
Daniel Oster, 8 décembre 2018
[i] Antoine Grandclément, https://www.liberation.fr/debats/2016/09/29/christophe-guilluy-cartographie-d-une-polemique_1514885
[ii] Une autre lecture critique passionnante du géographe Eric Charmes a paru le 5 novembre 2014 dans la revue La vie des idées sous le titre « Une France contre l’autre ? À propos de : Christophe Guilluy, La France périphérique. Comment on a sacrifié les classes populaires, Flammarion » (https://laviedesidees.fr/Une-France-contre-l-autre.html)
[iii] Voir l’article de Daniel Béhar et Aurélien Delpirou, Refuser la vision caricaturale d’une France coupée en deux, Le Monde, 4 décembre 2018.
[iv] Daniel Béhar, La crise des gilets jaunes révèle l’histoire d’une France qui disparaît, The Conversation, 3-12-2018 (https://theconversation.com/la-crise-des-gilets-jaunes-revele-lhistoire-dune-france-qui-disparait-107842)
[v] Daniel Béhar et Aurélien Delpirou, Refuser la vision caricaturale d’une France coupée en deux, Le Monde, 4 décembre 2018.
[vi] Daniel Béhar, Hélène Dang-Vu et Aurélien Delpirou, « France périphérique », le succès d’une illusion, 29/11/2018 (https://www.alternatives-economiques.fr/france-peripherique-succes-dune-illusion/00087254)
[vii] Hervé Le Bras, Conversation avec Hervé Le Bras : « Le mouvement des gilets jaunes repose sur deux clientèles différentes », Sud-Ouest, 29-11-2018(https://www.sudouest.fr/2018/11/29/conversation-avec-herve-le-bras-le-mouvement-des-gilets-jaunes-repose-sur-deux-clienteles-differentes-5610738-10530.php)
[viii] Hervé Le Bras, Gilets jaunes. Hervé Le Bras : « Un noyau dur plus fort en Bretagne », Le télégramme, 28-11-2018 (https://www.letelegramme.fr/france/gilets-jaunes-herve-le-bras-un-noyau-dur-plus-fort-en-bretagne-30-11-2018-12149000.php)
[ix] Alain Touraine, « Nous vivons les contradictions de la fin de la société industrielle », in L’Obs, n° 2820- 22/11/2018.
[x] Alain Touraine, op. cit., p 32.
[xi] La France qui gronde, Le un n°226, 21 novembre 2018.
[xii] Gérard Noiriel, « Pour Macron, les classes populaires n’existent pas », interview par Alexandra Schwarzbrod, Libération, 2 décembre 2018 (https://www.liberation.fr/france/2018/12/02/gerard-noiriel-pour-macron-les-classes-populaires-n-existent-pas_1695585)
[xiii] TEA : acronyme de « Taxed Enough Already », équivalent américain du ras-le-bol fiscal des « gilets jaunes ».
[xiv] Sylvie Kauffmann, Du Tea Party aux « gilets jaunes », Le Monde, 5 décembre 2018.
[xv] La France qui gronde, Le un n°226, 21 novembre 2018.